Ken Loach «La joie de capturer la vérité des gens»

Il est l’un des cinéastes les plus connus du Royaume-Uni et également l’un des plus militants. Son oeuvre empreinte de cinéma social dénonce les injustices, la misère et les politiques inégalitaires du Royaume Uni. Ken Loach est aussi l’un des talentueux cinéastes lauréats de deux Palmes d’or, pour Le Vent se lève en 2006 et Moi, Daniel Blake en 2016. Tourné dans le Nord-Est de l’Angleterre, ce film constitue avec Sorry we missed you et The Old Oak une trilogie vibrante sur cette région. Présenté au 76ème Festival de Cannes, The Old Oak (Le vieux chêne), probablement son ultime long métrage est le plus complexe de ces trois films. Dans une profonde humanité, Ken Loach y lie les injustices entre des réfugiés syriens fuyant la guerre en 2016 et celles que subissent les habitants d’une petite ville d’Angleterre. Il universalise brillamment son propos dans ce film riche, nuancé et bouleversant. Le cinéaste vient présenter The Old Oak au cinquantième Film Fest Gent où il décroche le North Sea Port (Prix du public). Charme à l’anglaise, discret et distingué à la fois, cet homme doux à l’humilité désarmante devient franchement drôle quand il insiste pour spécifier à plusieurs reprises le nom de famille de son scénariste, Paul Laverty. Comme si cette équipe mythique n’avait pas déjà sa place dans l’Histoire du cinéma…

Stéphanie Lannoy : Qu’est-ce qui vous a touché au point de vous lancer sur le projet du film The Old Oak ?
Ken Loach : Paul Laverty le scénariste et moi, parlons de ce projet depuis plusieurs années. L’idée est dès le départ, d’observer combien le monde du travail est en train de muter et les combats rencontrés par les salariés pour travailler huit heures par jours, la sécurité du travail, ne pas être viré, obtenir les congés payés et les congés maladie. Ces luttes durent depuis des siècles. Après guerre dans les années 50-60, les travailleurs avaient plus de sécurité. C’est à ce moment-là que Margaret Thatcher est arrivée et a commencé à tout détruire. Défaire les mineurs dans une grève historique et ensuite progressivement les acquis sociaux. Les huit heures de travail par jour, les congés payés et maladie, tout ça a été raboté progressivement. Quand les vieilles industries ont fermé ce fut le moment charnière. C’est là qu’un nouveau type d’emplois est arrivé. Il s’agissait de travail temporaire. Ce que l’on appelle des emplois précaires dans la GIG économie (économie des petits boulots ndlr). Cette transformation entre la sécurité d’emploi, de bonnes conditions de travail où vous aviez une vie autant qu’un travail, où vous travailliez huit heures et viviez huit heures, a disparu en quelques décennies. Maintenant c’est pire. Quand la vieille industrie comme l’acier ou les mines de charbon est morte, elle n’a jamais été remplacée. Ce sont les idées que nous avons suivies. Nous avons ainsi réalisé un film sur le fait que lorsque l’on n’a pas de travail, on a besoin d’argent mais on n’est pas toujours en capacité de travailler. Puis nous avons fait un film sur le travail précaire qui ne donne aucune sécurité d’emploi.

Il s’agit des films I daniel blake and Sorry we missed you. Tout à fait. Et là, dans la troisième partie de ce portrait de ce qui est arrivé au travail, on parle des communautés où le travail est absent. Dans les zones anciennement minières il n’y a pas de travail, à part être chauffeur ou travailler dans un call center. Des emplois qui ne conviennent pas aux mineurs. Dans cette région, il n’y avait plus de travail, donc plus de salaires. Les magasins ont fermé et les gens sont partis. Les écoles ont fermé car les jeunes gens sont partis. Les organisations caritatives ont fermé. Les églises, les centres sociaux également. Les communautés sont abandonnées. Dans ces communautés d’ex-mineurs les maisons sont très peu chères. Vous pouvez en acheter une pour moins cher que le prix d’une voiture d’occasion. Les gens n’ont rien. Et parce qu’ils n’ont rien ils sont victimes de la propagande de l’extrême droite. Si vous n’avez rien, les personnes à blâmer sont les immigrés. Ces gens n’ont pourtant jamais vu d’immigrés, mais croient à la propagande. Et de l’autre côté, existe le vieux syndicat des mineurs qui a été construit sur la solidarité, l’internationalisme, l’entraide, les meilleures traditions des organisations ouvrières. Ces deux tendances existent et nous avons voulu explorer cela. Nous nous sommes demandés comment faire, quelle histoire raconter ? Ensuite Paul Laverty, le scénariste – nous travaillons ensemble – connaissait cette histoire de réfugiés syriens. Il a trouvé quelqu’un pour l’aider. Il a commencé à rencontrer des gens. Il tenait l’histoire de la première scène du film. Des réfugiés syriens arrivant en bus et des habitants hostiles leur criant : « Allez-vous en ! Nous ne voulons pas de vous ! ». Ce qui était intéressant ici était le fait que les gens ont le droit d’être en colère. Ils n’ont rien. Dans le système d’un pays où les familles sont vulnérables, que ce soit à cause d’addictions à la drogue, de violences domestiques, elles sont aidés par les autorités locales. Les autorités locales veulent s’en débarrasser et s’adressent à des compagnies qui rachètent des maisons pas chères dans les villages. Ils disent «Nous allons déplacer les familles à problèmes dans ces maisons qui ne coûtent rien». Aux alentours de ces maisons vides il n’y a aucun travail. Les villages sont ainsi passés d’un lieu de solidarité et d’aide à des endroits devenus dangereux. C’est dans cette situation explosive qu’arrivent les syriens.

Charlie est un personnage clé très intéressant, pourriez-vous le définir ? Charlie et TJ étaient très proches. Ils ont grandi en voisins, étaient mineurs ensemble puis la femme de Charlie est tombée malade, elle est paralysée. Elle reste à la maison avec des voisins peu recommandables qui abandonnent leur déchets et dégradent tout. Charlie voudrait juste que le village redevienne comme il était, qu’il retrouve son caractère. Sa maison ne vaut plus rien. Il dit «J’ai dépensé 40 000 pounds et elle ne vaut plus que 5000». tout l’argent a disparu. Il est coincé. Il pense qu’ils ne peuvent pas encaisser plus, l’arrivée des syriens, c’en est trop. Une querelle personnelle l’oppose à TJ quand Charlie lui propose de faire une réunion dans l’arrière salle (du pub ndlr). TJ refuse car il sait bien que ce sera un meeting raciste. TJ connait Charlie mais il connait aussi Vic et l’autre gars, Gary. Il sait qu’ensuite l’extrême droite suivra et il dit non. Charlie le prend comme une insulte personnelle, c’est ce qui le pousse à faire quelque chose dont il a honte. C’est un homme bon qui aurait pu agir différemment mais il tombe dans le piège de ses fréquentations racistes.

Charlie est celui qui se situe entre les deux groupes. Il est le point de rupture. Oui. Et c’est si facile. Il n’existe pas de division claire entre ceux qui sont racistes et les autres, c’est un processus. Cela concerne aussi une petite femme au pub. Elle est comme Charlie, elle ne parle pas tant que ça, mais finit par demander «Qu’en est-il des écoles? Qu’en est-il des docteurs ?». Au final elle est vraiment très touchée, se rapproche des syriens et les enlace. Une chose m’a particulièrement bouleversé quand nous l’avons tourné avec Anna qui joue la mère syrienne. Les syriens vivent tous dans cette région, sauf la femme qui joue Yara (Ebla Mari ndlr) qui vient du plateau du Golan en Syrie occupée. Ils ont tous souffert de pertes familiales terribles durant la guerre. Ils ont perdu leur maison et tout ce qu’ils avaient. Certains ont enterré des enfants. Ils ont subi une douleur si intense que lorsqu’on a commencé le film je me disais qu’il ne leur restait plus aucune émotion à montrer. Mais dans cette dernière scène, Anna s’est mise à pleurer avec de vraies larmes. C’était extraordinaire. Ils ont pourtant vu des membres de leur famille se faire tuer. L’une des familles était à un check point, allait se faire abattre quand le téléphone de l’homme qui les tenait en joug a sonné. C’est la seule chose qui les a sauvés.

Yara la jeune femme syrienne, se passionne pour la photo qu’elle pratique. Quelle est la place de la photo dans le film? L’idée que Yara pratique la photo est de Paul. C’est une manière de choisir l’espoir, elle a vu tant d’atrocités. Elle a vu des mutilations, punitions, exécutions, tout. Elle aurait pu photographier ça. Mais elle a choisi de trouver l’humanité dans les images de manière à rester saine d’esprit.

Comme une sorte de thérapie par l’art, par la photo ? Davantage qu’une thérapie personnelle, c’est une manière de retrouver qui sommes collectivement. Ce n’est pas juste pour sauver sa propre santé mentale mais pour célébrer qui nous sommes vraiment et le partager. Les photos qu’elle prend au village sont des photos humaines qui rendent les gens intéressants et beaux. Il ne s’agit pas de drogués ni de personnes comme celui qui a volé l’appareil photo. Un autre photographe aurait rempli un album avec ça, avec des gens désespérés.


Pourriez-vous expliquer comment la réalité nourrit et donne de la force à vos films ? Il y a plusieurs manières de répondre à cette question. L’une est juste la joie de capturer la vérité des gens quand vous y parvenez. Voir les gens comme vous les verriez si vous preniez des photos. Un appareil photo peut voir la texture de votre peau. Il peut voir le travail que vous avez accompli, si vous êtes de la classe ouvrière sans que vous n’ayez rien dit simplement selon l’aspect de vos mains. C’est un medium merveilleux de ce point de vue. Si vous tournez un documentaire vous choisissez bien sûr de vrais gens. Le challenge et la joie est d’essayer de capturer cette authenticité dans votre histoire, dans la fiction. Vous pouvez collaborer avec un acteur qui était très bon dans un film que vous aviez vu, mais qui n’a pas la juste crédibilité du rôle. J’aime ce challenge et l’esthétique que cela amène parce que ça demande une certaine sorte d’observation en terme de photographie. La caméra n’est ni accrochée au plafond, ni au ras du sol, ni en grand angle et ne saute pas d’un endroit à l’autre. Elle devrait être comme un observateur dans le coin d’une pièce. A ce moment-là, vous regardez avec empathie et vous dites : «Oui je peux voir qui vous êtes. Je sais les choix que vous ne pouvez faire et ce que vous ressentez» et cela vous plonge dans leur histoire. En plus, les gens doivent être vraiment proches des personnages. Claire qui interprète Laura dans le film travaille à plein temps dans une association d’aide sociale qui combat les idées de l’extrême droite chez les jeunes. C’est son vrai travail. Cette jeune femme est brillante. Paul a assisté à ce moment où Claire apporte un matelas à une famille syrienne. C’est ce qui lui a inspiré la scène où l’on découvre deux petites filles dans l’entrée alors que Laura apporte un matelas. Il a écrit quelques dialogues après avoir assisté à cet épisode. Claire a créé une vraie connexion avec ces deux petits enfants et avec la mère qui ne parle pas anglais. Ce plaisir du rire d’un enfant est vraiment le sujet de cette petite scène. Il ne s’agit pas de faire un speech de solidarité, mais dire que nous partageons juste la joie de voir le rire d’un enfant. Si vous essayez de rendre l’histoire réaliste, votre responsabilité vis à vis du public est d’être aussi crédible que possible, parce que vous pourriez l’utiliser pour vendre ça comme étant la réalité. Il est de notre responsabilité de faire les recherches, d’écouter les gens et de seulement les faire agir selon ce qui est vrai pour eux.

Est-ce pour cette raison que vous ne donnez pas le scénario aux acteurs ? C’est pour garder la spontanéité des phrases, sinon cela parait répété. J’ai appris ça très tôt à la télévision. J’ai réalisé des épisodes de séries policières quand j’étais jeune. La norme était de faire une lecture, de répéter pendant dix jours, puis d’aller enregistrer dans un studio. J’ai fait comme ça aussi, bien sûr. Les acteurs étaient excellents. On a travaillé durant dix jours et c’est devenu très mauvais. Ils n’étaient plus aussi bons parce qu’ils avaient réfléchi, ils proposaient des choses mais n’avaient plus aucune spontanéité. Avec les films, si tu te trompes tu recommences. C’est facile. Nous ne répétons jamais. Nous préparons le tournage en faisant des improvisations. Les gens ne savent pas qui il vont jouer. Nous avons improvisé de petites scènes avec Ebla qui joue Yara et la famille syrienne qui n’est pas une famille réelle. Les enfants de la mère ont la vingtaine. Ceux du film sont tous issus d’autres familles. Nous avons faits de petites improvisations où elle joue la mère. Ils préparent le repas ensemble et je les laisse juste vivre l’instant. C’est comme cela qu’ils deviennent une famille. Vous préparez cela avec eux mais ils ne connaissent pas l’histoire. TJ ne savait pas ce qui allait arriver au chien jusqu’au moment où il tourne au coin des buissons. J’ai seulement su qu’il était anxieux parce que nous avons commencé à jouer la bande-son. Nous avons enregistré le son avant la scène et placé des haut-parleurs dans les buissons, de manière à ce qu’il l’entende lorsqu’il est en train de courir. Car évidemment, le jour ou nous avons tourné ils n’attrapent pas le chien ! C’est juste un moyen de l’aider. Je me suis demandé ce qui allait générer de l’anxiété. Il entend juste ce son et à partir de là, quoi qu’il fasse ce sera juste. C’est drôle parce que vous passez beaucoup de temps à réfléchir à la direction d’acteur, même si peu de réalisateurs travaillent de cette manière, vous pensez constamment «Que dois-je faire afin qu’ils révèlent autant que possible d’eux-mêmes ?» car s’ils se révèlent ils dévoilent le personnage si votre casting est bon. Du point de vue de la technologie, il n’y a pas de lumières dans la pièce et la caméra est très petite. Il y a peut-être trois ou quatre personnes dans la salle. Personne ne regarde le moniteur. C’est aussi privé que possible. Si vous avez six personnes tournant autour, cela n’aide pas. Vous devez rendre la scène aussi réelle que possible.

Vous avez déclaré que ce serait votre dernier film. J’ai quatre-vingt sept ans maintenant, c’est un travail dur qui nécessite d’être loin de chez soi. Mis bout à bout un film dure une année. On tourne pendant six semaines mais on est absent pendant deux mois. Mes yeux ne voient plus aussi bien, ma mémoire n’est plus si bonne qu’elle l’était. Il arrive un moment où l’on n’a plus la capacité. Vous devez le faire et vous vous rendez compte que vous ne le pouvez pas. Je pense que le temps est venu.

Est ce votre réponse définitive ? Ne jamais dire jamais.

Peut-être un film dans un format plus léger comme le documentaire? Peut-être, cela dépend de la santé. Et je n’ai jamais été aussi occupé que maintenant. Les gens m’écrivent tout le temps. De nombreuses personnes me demandent de venir parler des films. Il y a constamment des problèmes politiques. Le syndicat du film est sous la menace des leaders de la droite. Je pourrais travailler dix heures par jour tous les jours. J’essaie de voir un match chaque semaine mais je n’y parviens même pas !

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2023.
Portrait de Ken Loach, copyright Paul Crowther.