Julien Carpentier « Je voulais faire un film instinctif »

L’histoire est belle. Il réalisait et écrivait des scénarios pour le petit écran tout en rêvant du grand. La curiosité nous titille avant de rencontrer le cinéaste de ce joli premier long métrage, La vie de ma mère, l’histoire d’une relation mère fils confrontée à la maladie mentale d’une mère bipolaire. Le ton du cinéaste Julien Carpentier est extrêmement juste, le choix des acteurs judicieux. Agnès Jaoui et William Lebghil interprètent des personnages furieusement attachants, dans lesquels le spectateur se projetera lors d’un road movie psychologique et fort, vers les aventures intimes et drôles que vivra ce duo. Le cinéaste parvient à traiter ce sujet si délicat avec humour. Beaucoup de bienveillance émane de ce premier film tendre et drôle. L’homme ressemble à ce film éclairé, teinté de son propre vécu. Entretien.

Stéphanie Lannoy : Le sujet du film est assez personnel. Comment avez-vous eu l’idée de vous inspirer de votre vie pour réaliser une fiction ? Julien Carpentier : Je ne sais pas si je l’ai fait consciemment. Au début je ne pense pas avoir décidé de parler de ça. Je me suis progressivement rendu compte par la suite que c’était le cas. Au départ je me suis fait dépasser par mon désir d’écriture et aussi par la volonté d’écrire sur quelque chose que je connaissais. Et puis je me rends compte à quel point je suis en train de fouiller.

Au départ il y avait la volonté de réaliser un court-métrage? Il y a dix ans quasiment jour pour jour, je rêve de faire du cinéma. Je veux travailler sur la question du court-métrage pour démarrer. J’écris un court qui est plus un moyen métrage, je le propose à Agnès Jaoui et elle me donne alors l’idée d’en faire un long-métrage. Elle me dit qu’elle a adoré mais que faute de temps elle ne jouait pas dans des courts. Un retour d’une femme pareille, d’une telle artiste, cela valide pour moi une écriture et m’encourage à envisager le long-métrage.

Vous avez co-écrit ce scénario avec Benjamin Garnier, était-ce par besoin de prendre de la distance par rapport au sujet ou pour l’écriture elle-même?C’est initialement le désir de pouvoir être rassuré, d’avoir un co-auteur avec qui on parle vraiment de structure. Après dans les échanges, je peux justement ramener d’autres choses. Ecrire un scénario est un véritable exercice, c’est difficile de s’improviser scénariste du jour au lendemain.

Le film traite de la maladie mentale, sujet rare au cinéma. A-t-il été difficile à produire ? Ce n’est pas un sujet qui rassure, oui. Premier film et sujet délicat, ce n’était pas gagné. Heureusement Agnès a toujours été là et a permis au final que ça se fasse. Elle assurait depuis le court-métrage de sa participation au projet ce qui m’a permis de pouvoir trouver des producteurs. En parallèle de ça j’ai la chance de voir mes court-métrages récompensés en festival donc je rassure en tant que réalisateur. Je fais évoluer le scénario, j’y mets tout ce que j’ai pu apprendre sur l’écriture de comédie de par mon expérience en télévision et à un moment les planètes s’alignent. Il faut beaucoup d’éléments et ensuite la participation de William Lebghil, Alison Wheeler, Maty Cissé.

Le duo de personnages principaux est vraiment attachant. Vous avez écrit le personnage de Judith pour Agnès Jaoui. Pourquoi choisir cette actrice-là et pas une autre ? Pour de nombreuses raisons dont certaines très personnelles. C’est elle qui m’a donné envie de faire du cinéma. Je rêvais de travailler avec elle depuis toujours. C’est la raison principale. Je me donne peu de limites. Je ne dis pas que j’aurais des réponses positives mais si demain j’ai envie d’écrire un film avec Jodie Foster, je vais chercher à la contacter pour lui proposer le rôle. Je ne vais pas attendre qu’on m’empêche en me disant qu’elle ne va même pas me dire bonjour. Voyons plutôt ce qu’il se passe. Quand je vais voir Agnès à la sortie d’une pièce de théâtre, nous n’avons aucun lien, mais je vais lui soumettre l’idée. Je ne vais pas attendre que les gens me disent « Tu n’as pas compris, Agnès Jaoui ne fait pas de premiers films ! ». Non, elle me le dira. C’est déjà suffisamment dur pour que je donne la possibilité aux gens de me fermer des portes.

Donc c’est plus « l’admiration » que vous aviez pour Agnès Jaoui dès le départ en tant que scénariste, actrice, que par rapport au personnage de votre histoire ? Je sentais aussi en elle qu’il y avait la possibilité d’interpréter ce personnage et de le comprendre. À travers ce qu’elle faisait je ressentais tellement d’humanité au sens large, c’est-à-dire la compréhension de l’humain dans ce qu’il peut être de névrose et de faille, de part sombre et aussi de cette part solaire qu’elle incarne. Il y avait quelque chose de familier, je ne sentais pas de distance. Au fur et à mesure que se passent les dix ans on continue de se voir. Je fais un court-métrage qui se retrouve sélectionné à Lecce en Italie, en même temps que son premier long métrage et on passe des soirées ensemble. Je vais voir ses spectacles, je la vois danser, chanter, être avec les gens et je nourris le scénario de ce que je la vois être dans la l’intimité. Je vais alors me servir de tout ce qu’elle est, de tout ce qu’elle représente pour porter le personnage.

Cette relation mère-fils est très juste psychologiquement dans les réactions de l’un comme de l’autre. Avez-vous fait beaucoup de recherches sur la maladie mentale, ou s’agit-il de sensations déjà vécues ou ressenties qui vous ont inspirées ? Je voulais que ce soit un film instinctif. Je ne voulais pas que ce soit un film médical et dans le rapport à l’autre j’avais envie que ce soit aussi réaliste que j’ai pu le vivre dans la difficulté de la relation. Être traversé par la colère, la culpabilité, la souffrance, l’amour toxique, la difficulté. L’idée n’était pas de dire voici un film sur la bipolarité, non. Voici comment en tant qu’aidant et accompagnant etc. on est face a cette maladie. Et voici comme une personne malade est, avec tout ce qu’elle subit de la maladie. Certaines phrases mettent dos à dos les personnages quand elle lui dit : « Je ne fais pas exprès d’être comme ça ». C’est une réalité, elle ne fait pas exprès d’être comme ça. Sauf que face à elle quelqu’un lui répond « Qu’est-ce que je fais avec cette information-là ? Je n’ai pas le droit d’être en colère? ». Cette conversation là n’est pas médicale. Après j’en connaissais un petit bout. Et en réalité je ne voulais pas qu’à un moment il y ait un rejet. Ça ne m’intéresse pas, je n’ai pas envie d’en savoir plus que je n’en sais, ça me fait déjà suffisamment chier dans ma vie au quotidien pour ne pas que je commence à rentrer dans des encyclopédies sur la manière dont le cerveau fonctionne. Non. Quelqu’un s’intéresse de savoir comment mon cerveau fonctionne et comment moi j’ai envie d’être heureux ? J’avais envie de raconter ça aussi.

Comment avez-vous choisi William Lebghil pour interpréter le rôle de Pierre? Il m’avait vraiment ému dans le film Première Année. Dans tout ce que j’ai vu de lui il était à chaque fois très touchant. Cette humanité qu’a d’Agnès, je la ressentais aussi chez William. Je lui ai tout simplement soumis le scénario, on s’est rencontrés, on s’est parlé et ça a été assez immédiat. J’ai découvert quelqu’un. J’avais vraiment envie de travailler avec des gens gentils. C’est le cas d’Agnès, William aussi, Salif Cissé que je connaissais bien et Alison Wheeler et toute l’équipe technique. J’avais envie d’avoir de la bienveillance, de la douceur, je n’aime pas travailler autrement. C’est un premier film et je voulais que ça se passe de cette manière. William avait à la fois son talent d’acteur et aussi tout ce qu’il est de gentillesse et de bonté.


Vous diriez que c’est un amour impossible ? Entre une mère et son fils ? Non je ne dirais pas que c’est un amour impossible parce que l’amour est là.

Mais c’est un amour qui est limité par les choses. C’est difficile d’accepter cette forme d’amour qui est parfois est trop, en pointillé et parfois dérangeant mais comme c’est un film qui parle de transmission il s’agit d’essayer d’en récupérer le positif. De quoi je bénéficie dans cette relation? J’écoute cette chanson parce que c’est celle qu’adorait ma mère, je fais ce travail là parce qu’on m’a sensibilisé à ça. Je cuisine ou j’aime cette nourriture, c’est le plat qu’on m’a cuisiné. J’ai ces lectures… C’est tout ça. Il s’agit d’essayer à un moment donné de se concentrer sur les choses qu’on nous a transmises et de se dire Ok, si c’est ça qui m’a constitué en tant qu’individu, si aujourd’hui j’ai des amis, une famille, des gens qui m’aiment etc. C’est peut-être aussi parce que j’ai été constitué de cette manière-là. Je commence alors à m’ouvrir à quelque chose de plus vertueux. Ça ne veut pas dire que cela sera plus simple et que la maladie ne va pas venir se reposer sur la relation à nouveau. Mais en tout cas j’aurais été fort aussi de tout ce que la personne m’a enseigné. Je ne serai pas juste en train de me dire que je cohabite dans ma vie avec quelqu’un qui me veut du mal d’une certaine façon. D’accepter que la personne souffre en elle-même aussi, qu’elle subit ce qu’elle est en train de vivre, qu’elle ne le fait pas exprès en effet et que maintenant on va tous ensemble essayer de trouver la façon de le vivre avec le moins de dégâts et de dommages collatéraux. C’est clairement pas simple.

C’est un chemin. C’est un très long chemin et c’est vraiment celui qui traverse le personnage. En l’occurrence parfois il faut une vie. J’aime bien l’idée qu’en un claquement de doigts une vie puisse basculer. On peut passer des années à être dans quelque chose d’assez je dirais non pas routinier…

On sent que Pierre s’est un peu fermé et a construit des murs autour de lui. En même temps il occupe son emploi du temps H24, peut-être pour ne plus y penser. Pour s’occuper au lieu de se préoccuper. Il y a quelque chose de cet ordre-là. Il s’est mis des barrières et d’ailleurs on voit à travers sa relation sentimentale naissante, ses relations au travail où justement il n’accède pas exactement à l’entièreté de ce que la relation pourrait lui permettre parce qu’il se protège. Donner trop de confiance c’est aussi prendre un risque. Qu’est-ce qu’on fait avec ça? J’ai ouvert une porte, la plupart du temps à chaque fois que je l’ai ouvert on m’a dégueulassé le parquet. Est-ce que je continue à savoir qu’on me laisse toujours la pièce en dégât ou alors on se dit qu’il existe aussi des gens qui feront attention à ne pas salir les murs, qui seront respectueux de l’environnement.

C’est un être imprévisible et ingérable qu’il a face à lui. C’est à la fois une mère avec son amour débordant mais aussi quelqu’un qui de temps en temps est imprévisible. C’est comme un enfant. La particularité de l’enfant est d’être dans l’instant présent avec tout ce que cela implique de prise de risque et d’inconscience. Pierre est dans l’anticipation permanente de l’éventualité du risque qui approche. Il doit avoir deux trains d’avance pour pouvoir venir en aide ou empêcher. Donc forcément les deux personnages s’opposent à travers leur énergie. Quelqu’un qui est dans la vie, dans la jouissance de l’instant et un autre qui sait ce que ça peut impliquer en terme de danger et qui s’est construit à travers ça.

Face à ça le jeu d’Agnès Jaoui est assez génial, too much. Elle investit vraiment ce rôle. Comme on dit Bigger Than Life, mais c’est aussi ça la maladie. Elle est en phase maniaque, des habits excessifs, un rire excessif, une énergie dévorante, débordante, démesurée et agressive aussi parfois.

Il y a aussi de la poésie dans ce film avec le pourquoi de ce magasin de fleurs. C’est justement une façon de parler de transmission. Le personnage, commercial, a un rapport assez froid et distant avec la fleur et a eu un acquis c’est-à-dire qu’il a une connaissance de ça. Il ne s’est pas ouvert à ce que le personnage de Judith sa mère a, la poésie, le langage, le sens, le beau. On sent qu’il a pris ce qui lui était nécessaire pour survivre, c’est-à-dire d’être dans le fonctionnement, mais il y a aussi une possibilité de voir ce qui est joli et de prendre l’entièreté de ce qui lui a été transmis. Certaines choses belles des personnes qui souffrent d’une maladie, de par leur situation elles ont aussi un regard différent sur la vie et on peut aussi en bénéficier.

Le langage des fleurs a été transmis par le grand-père de Pierre. C’est peut-être inconscient chez lui, c’est étrange cette transmission. On voit un protagoniste qui ne sait pas comment intégrer ce personnage de mère dans sa vie et qui le refuse un peu au départ. Et puis finalement il a plus intégré la filiation qu’il ne le pensait puisqu’il vit entouré de fleurs. Complètement. Parfois je crois qu’il nous faut aussi un temps dans la vie pour se dire, « Je pensais que je n’étais pas comme mon père ou comme ma mère mais en fait si, bien plus que ce que je ne pensais! ». Parfois on ne se rend pas compte qu’on a beaucoup plus reçu qu’on ne l’imagine. C’est clairement son cas oui. C’est son quotidien pour le coup, c’est la fleur et il en a fait son métier.

C’est beau. Quels sont vos projets ? Je réalise bientôt une série qui sera diffusée sur Amazon et en parallèle de ça je suis en écriture d’un prochain long-métrage. J’attends que ce film-ci sorte pour être plus disponible mentalement. J’ai de beaux projets de réalisation et d’écriture à venir, j’espère.

Ce sera quelque-chose de complètement différent ? J’ai vraiment envie de continuer d’aborder des questions pas forcément hyper évidentes avec cette approche-là, celle de la « comédie dramatique ». J’adore l’idée de pouvoir proposer des situations où l’on peut à la fois rire et se dire « Ah Ok, je n’avais pas du tout vu ça sous cet angle ». Pour l’instant c’est la même approche j’ai un sujet en tête que j’ai envie de développer qui n’est pas un facile mais dont je me dis qu’il n’y a pas de raison que je n’arrive pas à le tourner.

Dans la psychologie aussi ? Oui, pas dans la maladie, mais en tout cas où ce sont des personnages qui vont creuser la psychologie d’autres pour essayer de les comprendre.

Ce sera avec Jodie Foster ? Et ce sera avec Jodie Foster et Al Pacino ! (rires).

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2024.