UneVie©FIFF_JulienPeeters
Stéphane Brizé enchaîne les interviews à une vitesse folle à quelques heures de la présentation de son dernier film Une vie en avant-première au festival de Namur. Personnage charismatique, poignée de main franche, il est sûr de ses choix et avide d’expliquer sa démarche cinématographique.
Qu’est-ce qui vous a touché dans le roman de Maupassant ?
C’est le rapport au monde de Jeanne. Une partie de mon histoire personnelle y a ressemblé un temps. Jeanne traverse la vie avec un regard trop naïf. Elle n’est pas capable de faire le deuil du paradis de l’enfance. Elle s’engouffre dans la vie d’adulte avec une foi assez incommensurable en l’homme de la même manière qu’elle a confiance en la nature. Une plante ne ment pas. On plante une graine, on l’arrose, elle pousse. Jeanne envisage l’homme comme un élément de la nature. Elle va faire l’expérience de la duplicité, du mensonge, mais sans rien en faire. Elle ne pourra donc que plonger dans une grande souffrance. Elle voudra protéger son enfant du monde en l’isolant de la société. Il y a une idée très pure derrière. C’est à la fois merveilleux et tragique. A ce moment-là, il y a un paradoxe à l’intérieur d’un personnage et on peut faire un film.
C’est votre deuxième adaptation après Mademoiselle Chambon, est-ce que vous avez travaillé différemment le scénario avec Florence Vignon ?
Le point commun dans le travail, c’est la trahison. Pour être fidèle, il faut trahir. Avec Mademoiselle Chambon (d’Eric Holder Ndlr), il n’y a plus qu’une scène et demie en commun entre le film et le roman. Néanmoins, quand on referme le livre, on est traversé par un sentiment quasi identique. La différence, c’est que les romans de Maupassant sont dans l’imaginaire collectif que je ne peux pas trahir et qu’ils sont très bien pensés. L’adaptation est extrêmement complexe parce qu’il faut donner des rendez-vous que les gens connaissent. Certaines phrases résonnent dans l’imaginaire collectif comme la dernière phrase du roman : « Voyez madame la vie c’est jamais si bon ou si mauvais qu’on croit ».
Est-ce que les moments clés que vous choisissez de montrer sont forcément pour vous des moments du roman que le public va reconnaître ?
Les éléments saillants du roman sont déjà très bien pensés donc pourquoi s’en passer ? C’est la manière de les relier qui compte, c’est mon chemin de cinéma. Si je mets mes pas dans ceux de Maupassant je fais un film de douze heures, mais surtout, ça ne fonctionne pas. On a fait plusieurs versions du scénario qui ont expérimenté un rapport chronologique beaucoup plus simple, plus proche du bouquin et ça ne marchait pas. Je me suis donc demandé quel outil j’allais pouvoir trouver pour raconter ce temps sans faire un film qui dure des plombes. Il y a à la fois de la trahison…
Il y a de la poésie aussi ! Dans le plan où Jeanne ferme les yeux face au soleil, on entend la discussion du mariage qu’elle a eu avec ses parents. C’est totalement poétique…
Oui, j’avais l’envie de faire un film réaliste et j’ai été étonné de la greffe qui prenait bien avec le côté poétique. La séquence que vous décrivez permet d’associer la cause en son et la conséquence qui est en image. L’association des deux scènes produit un effet : je réunis à cet instant là deux espaces temps ce qui permet de raconter l’histoire plus rapidement, d’une manière plus surprenante et plus poétique.
Pouvez-vous expliquer ces fortes ellipses dans le récit?
Maupassant suit une chronologie, alors que moi, je suis dans un rapport très éclaté au temps. Dans l’ellipse, on peut mettre trois minutes comme trente ans. Pour raconter le temps, il fallait que je travaille avec l’ellipse qui me fait aller en avant ou en arrière. C’est une grande trahison du roman.
Comment s’est fait le casting ?
Je ne connaissais pas Judith Chemla. J’ai constaté que j’avais à faire à une actrice exceptionnelle mais j’apercevais aussi un peu de son rapport au monde. Je ne filme pas un personnage, je filme une personne.
Vous cherchez de la vérité dans la personne que vous choisissez ?
C’est une nécessité. Je ne crois pas à la notion de personnage, pour moi c’est une construction du spectateur. J’ai besoin d’attraper chez Darroussin, Yolande, Judith, quelque chose qui a à voir avec le personnage. Judith a un rapport intense au monde beaucoup plus exceptionnel que le commun des mortels et ça n’a rien à voir avec Jeanne.
Est-ce que la pureté du rapport au monde serait le point commun entre les personnages de vos films, ici Jeanne et Thierry (Vincent Lindon) dans la loi du marché ?
Tout à fait. Ces deux personnages ont chacun dans des contextes, des milieux différents une très haute idée de l’homme.
Cela rejoint-il l’idée du père de Jeanne qui est Rousseauiste dans le roman, puisque selon Rousseau « L’homme est naturellement bon… » ?
C’est la société qui est pervertie. Le père est effectivement un Rousseauiste héritier des lumières, avec une certaine foi presque candide en l’homme. Jeanne a hérité de cette philosophie, elle fait le jardin avec son père…
Avez-vous choisis Jean-Pierre Darroussin et Yolande Moreau parce qu’il émane quelque chose d’assez doux de leur personne ?
Bien sûr. Jean-Pierre et Yolande ont un rapport au monde très doux, Jean-Pierre a une façon d’être présent physiquement et en même temps un peu dans ses pensées, c’est très poétique. Et le père a ça. Cela ne s’invente pas. Je ne suis pas attiré par la fabrication. Le rôle de composition, cela ne m’intéresse pas. J’ai une démarche très documentariste à l’intérieur de la fiction.
Pourquoi avoir choisi un cadrage en 4/3 ?
Il s’agit de traduire une émotion ou un sentiment avec le cadre et l’enfermement me semblait être bien rendu par le 4/3. Un film en plans relativement serrés me permettait de travailler avec le son qui est très présent. Les sons de la nature sont anormalement élevés. Le cadrage laissait l’espace au son pour traduire la psyché de Jeanne et non pas être un commentaire de ce que l’on voit. On est à l’intérieur de la tête de Jeanne par le son.
Dans la scène du début où Jeanne joue avec ses parents, elle est enfermée avec sa mère dans un cadre, le père est hors-champ, on ne le verra que quand vous le souhaiterez…. Pourquoi ne filmez-vous pas de plan de situation?
Le plan de situation donne toutes les informations, il ne m’intéresse pas. Quand je ne filme que Judith et sa mère, il y a encore des choses que je ne connais pas. Si j’ai déjà tout vu de cette situation je ne vais rien découvrir de plus quand je vais passer sur l’autre personnage. Je travaille constamment et de manière infinitésimale à apporter tout au long d’une séquence de nouvelles informations, que ce soit au niveau visuel, sonore…
Vous filmez souvent de ¾, le spectateur ne voit pas jamais les personnages de manière frontale, est-ce par pudeur ?
Je ne filme pas de face pour deux raisons. L’idée, c’est de donner le sentiment que j’ai filmé la séquence comme j’ai pu. Je ne peux pas créer un effet de réel avec une caméra qui est face à l’acteur. J’ai une démarche de documentaire et cette place est très gênante. Deuxièmement, ce qui m’importe c’est que le spectateur puisse y projeter quelque chose de sa propre histoire et de sa propre émotion. Quand je ne montre pas tout d’un visage, le spectateur en a assez pour comprendre ce qui est en train de se passer, mais pas suffisamment pour que le personnage lui impose la manière dont il le vit. J’ai besoin que le spectateur se fasse son propre film, sa propre histoire.
Dans la loi du marché, au supermarché, les personnages soupçonnés de vol sont eux, face à la caméra…
La caméra ne peut se placer que là dans ce contexte-là. Dans cette petite pièce, ils ne peuvent se mettre que là. Finalement ce personnage qui volait tout d’un coup se retrouvait à une place plus visible que le personnage principal.
Est-ce que vos films sont moralistes ?
Je ne crois pas. Je ne l’envisage pas comme ça. Il n’y pas l’idée de dire « il faut penser comme ça ». D’ailleurs on me questionne très souvent sur la fin du film : « Est-elle positive ou négative ? » Je ne peux pas y répondre puisque mon travail c’est de proposer au spectateur de répondre à cette question.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, le 4 octobre 2016, FIFF Namur.
A lire aussi : Une vie de Stéphane Brizé, le romantisme trash, Maupassant au cinéma.