Avec Django, Etienne Comar, scénariste et producteur de films (Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Les Saveurs du palais de Christian Vincent), se lance dans un ambitieux premier long métrage sur Django Reinhardt, racontant une période méconnue de la vie du musicien. Il dépeint comment cet illustre artiste, issu de la communauté Tzigane, va vivre les sombres années de la seconde guerre mondiale qui vont ravager les siens. Ce film englobe à la fois le portrait du musicien et une reconstitution historique de poids, nécessaire, puisque c’est la première fois qu’elle est portée à l’écran.
Stéphanie Lannoy : Vous souhaitiez témoigner d’un pan méconnu de l’histoire ? Etienne Comar : L’objet principal était de raconter Django, mais en toile de fond la persécution des Tziganes en Europe. La question qui se posait est : « Comment se fait-il qu’au début il n’ait pas vu que ses frères étaient persécutés et que finalement, il a composé ce requiem qui leur est dédié ? »
Dans votre film existe un lien très fort entre fiction et documentaire… C’est une vraie fiction, basée sur des fait réels de la vie de Django. Concernant la façon dont j’ai tissé les scènes, nous n’avons aucun document sur la façon dont les événements se sont déroulés, il a fallu inventer. J’aime quand on sent l’imprégnation du réel dans la réalisation, comme les Manouches qui apportent leur vérité. Bimbam, qui joue la mère de Django, a connu des persécutions pendant la guerre. Je ne voulais pas montrer l’univers des Tziganes de manière pittoresque, comme dans certains films un peu folkloriques. J’essaie d’incarner une réalité dans chacune des scènes.
Un parti pris très fort du film, est de plonger le spectateur dans la musique… Il s’agit de lui faire rencontrer le personnage à travers sa musique. C’est pour cela que pendant cette longue séquence de sept minutes on est vraiment dans l’espace-temps du concert. Il s’agissait de montrer Django comme quelqu’un qui parle peu, mais s’exprime avec sa musique.
Approcher un artiste dont on a peu d’archives par la musique, est-ce une force ? Ca raconte beaucoup. Comme quand j’ai découvert cette pièce symphonique qu’il a écrit pour ses frères persécutés à la fin de la guerre. Je suis toujours très touché par les artistes qui s’engagent à travers leur médium. Quand Picasso fait Guernica, ou quand Chostakovitch fait la Symphonie N° 7 pour Stalingrad, c’est très fort. Quand Django écrit cette œuvre importante à ses yeux et qui a été perdue, cela montre que cette histoire l’a complètement bouleversé, même si en apparence on pourrait croire que non.
Votre film montre le face-à-face inconciliable entre l’art et le fascisme avec des règles énoncées par les nazis pour la composition de la musique (pas plus de 20% de swing)… C’est le sujet du film. On est au cœur de la guerre face à la musique. Comment peut-on contraindre un musicien, qui avant tout se sent libre ?
Vous avez demandé à Reda Kateb d’approcher le personnage par la guitare ? C’est le médium de Django pour s’exprimer. Je lui ai dit que ce n’était pas la peine qu’il lise ou travaille trop sur le personnage avant d’avoir commencé à jouer de la guitare. C’était aussi très important qu’il soit entouré de ces musiciens, de cette communauté tzigane parce que ça l’obligeait à aller vers eux, à être porté par eux.
Cécile de France joue le seul personnage fictionnel… En tout cas plus romancé que les autres. Il y a eu des personnages féminins dans la vie de Django qui ressemblaient à Louise. C’était important pour moi de faire le lien sur la façon dont il a réussi à passer en Suisse, comment il avait fui Paris. Je n’ai pas trouvé le chaînon manquant qui raconte cette histoire de résistance et comment il avait pu être en contact. Finalement le personnage de Louise est venu comme un trait d’union pour ça.
Au niveau de l’écriture vous avez choisi d’en faire son opposé ? Je ne dirais pas son opposé, mais elle vient d’un autre milieu, de la haute société parisienne. Django n’est pas issu de cet univers-là. Mais elle a beaucoup de points communs avec lui. Elle est belge comme lui, ils ont tous deux la passion du cinéma, mais c’est vrai que c’est différent des gens de sa communauté. Les Tziganes sont très attachés à leur communauté, Louise c’est l’inverse.
Louise est un personnage très mystérieux qui apparaît ou disparaît… Je voulais qu’elle ait une part de mystère, d’ombre et de lumière et qu’on se demande si elle est résistante, collaboratrice, avec les Allemands ou les Français.
Pourquoi avez-vous décidé de débuter le film par ce prologue si singulier ? Un prologue c’est un peu comme une ouverture en terme de musique, ça sert à montrer quel va être le sujet du film et essayer de l’exprimer en une séquence. J’aime beaucoup les films où il y a ce genre de forme stylistique. Le pari qui est venu en cours de réalisation était de ne jamais y montrer les Allemands. C’est comme si c’était une menace invisible qui monte sur le film. En terme de mise en scène, c’est là-dessus que je me suis attaché. Au début de l’écriture, on voyait les Allemands. Je me suis dit que ça allait être grotesque. Par contre, montrer ces gens qui tout d’un coup sentent une présence, que cela se resserre sur eux au point de les faire fuir et que l’on tue ce personnage aveugle, c’est plus fort. Il fallait que le film s’ouvre sur quelque chose de très dramatique pour que l’on sache que même si l’on parle de musique, la toile de fond est là.
Vous êtes à la fois scénariste et producteur, c’est votre premier film en tant que réalisateur et vous vous êtes lancé dans un projet très ambitieux avec un personnage célèbre, une reconstitution historique, des non professionnels… Une punition ! (rires)
Que retirez-vous de cette expérience ? J’ai adoré. Ayant fait des films en tant que scénariste et producteur, j’avais besoin de fixer un objectif haut pour m’exciter et me donner des peurs. C’est vrai que c’était beaucoup de paris : la musique, la reconstitution historique, ce n’était pas un petit budget, mais on a fait le film avec des moyens très raisonnables finalement et avec une icône, Django. Il faut toujours un peu de risque c’est excitant. Mais évidemment j’ai eu des peurs, des nuits d’insomnie en me disant « mais tu es complètement malade d’emmener tout le monde dans cette histoire, surtout avec un type comme ça, il y a sa famille derrière, tous les musiciens qui connaissent Django par cœur qui vont me tomber dessus… » (rires).
Le petit-fils de Django Reinhardt a vu le film… Il a beaucoup aimé. C’est quelqu’un avec qui je me suis très bien entendu et qui m’a fait confiance alors que c’était vraiment très risqué pour lui aussi. La part de risque existe toujours dans les films, elle est excitante. Faire un film c’est très fou, aller penser que ce que vous allez raconter va intéresser les autres, il faut une part d’inconscience, très clairement.
La séquence du Requiem, bouleversante, est-elle un peu un lien au sacré ? C’est un lien au sacré, une forme d’élévation pour lui d’avoir réussi à composer ce requiem qui était quelque chose d’un peu fou pour lui, parce que ce n’était pas du tout la musique de là d’où il venait. Django était un grand admirateur de Bach, Debussy. Il aurait aimé qu’on le considère comme un musicien et pas comme un guitariste de jazz. Il a pris ce risque un peu délirant de ne pas rester dans sa zone de confort, d’aller provoquer quelque chose. Je le vois aussi comme une page qui se tourne dans sa tête, comme s’il faisait le deuil, au-delà du requiem pour ses frères et ces réfugiés, de toute cette vie d’avant qu’il a eue. Du reste, après la guerre la vie de Django est totalement différente. Il est moins à la mode, l’État français a trahi la communauté tzigane pendant la guerre, donc je pense qu’il y a un déclic dans sa tête. Il n’est plus le même, la musique l’intéresse alors un peu moins. Et il s’est mis à la peinture. Sa musique a été au summum parce qu’elle était à la mode jusque dans les années de guerre mais après, le bip bop arrive et le rock ‘n’roll dix ans plus tard. Il était au summum de la création musicale contemporaine et tout d’un coup, il est balayé par ce qui arrive derrière et je pense qu’il en a conscience. Ce requiem est aussi un requiem à sa propre création je le vois aussi comme ça, c’est un peu un sous–texte. Dans son regard, quand on le voit à la fin il se dit : « Allez c’est fini pour moi ».
Comme un reflet de son âme… Il y a quelque chose à la fois de spirituel et de sacré.
Le prochain projet sera-il plutôt un scénario ou une réalisation ? La réalisation ! La drogue a été inoculée dans la veine (mimant le geste) et maintenant ça monte ! (rires). C’est comme une drogue dure, on a envie de continuer, d’en refaire un tout de suite, mais ça prend du temps.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, mai 2017.