Les films du duo terrible Hélène Cattet-Bruno Forzani sont des événements en soi par l’audace qu’ils déploient, mais aussi parce qu’ils constituent à chaque fois des expériences différentes. Si Amer, L’Etrange couleur des larmes de ton corps étaient inspirés du Giallo, c’est vers le western seventies que s’orientent cette fois les cinéastes. Laisser bronzer les cadavres n’est pas encore sorti en salle qu’il déclenche déjà les passions à l’échelle du globe. Un amour de l’image, du son, d’un récit habité, bref du cinéma, du vrai, qui s’attaque de front à la matière filmique pour créer une expérience de salle.
Stéphanie Lannoy : Vous avez découvert le roman de Jean-Pierre Bastid et Jean-Patrick Manchette il y a plusieurs années…
Hélène Cattet : En 2005 je travaillais dans une librairie, c’est comme ça que je l’ai découvert. Il est effectivement très cinématographique et joue beaucoup avec l’espace, un peu à la western.
Bruno Forzani : Cette année-là, on a réalisé un court-métrage qui s’appelait Santos palace, très western dans sa réalisation, mais qui se passait à Bruxelles et n’était pas du tout lumineux. On avait lu le roman à ce moment-là et on s’était dit que ce serait chouette un jour peut-être, de faire un western.
Laisser bronzer les cadavres est votre première adaptation, en quoi cela modifie-t-il votre travail? Hélène : On était arrivés à un point où notre manière de travailler ne fonctionnait plus. L’adaptation d’un roman nous a permis de partir sur un matériel neutre pour pouvoir retrouver une autre manière de « partager » le travail.
Bruno : Dans un scénario original on doit créer, tout construire, c’est tout le temps sur des sables mouvants. Il faut à chaque fois une sorte de prise de risque pour figer les choses, alors que là, le roman est hyper carré, très cinématographique. On avait cette base très solide avec laquelle on a pu jouer, passer par de petites portes et tracer notre chemin. On l’a écrit en trois semaines, d’habitude cela nous prend au moins six mois.
Votre film est multi-genre, un peu polar, western, fantastique…
Bruno : Le livre nous a fait penser au western italien mais beaucoup d’autres choses s’y greffent aussi.
Hélène : Et le but n’était pas de faire un hommage au western.
Bruno : Mais la façon dont était décrites les séquences d’action, les personnages, nous rappelaient le western. Ils sont gris, il n’y a pas de bons ou de méchants. Ce côté un peu anarchiste du western et anarchiste du livre – le nouveau polar est un revirement vers l’ultra gauche ou l’anarchie dans la littérature policière – tout ça se rejoignait.
Vous osez commencer le film par des gros plans de regard façon western et usez de musiques d’Ennio Morricone, c’est quand même une grosse référence…
Hélène : On s’est quand même amusés avec ses codes là.
Bruno : On a vraiment travaillé ce code des regards au fur et à mesure du film de différentes manières. On a fait des plans qui tournaient etc. On a joué avec cette iconographie.
L’imaginaire est très important dans vos films, comment faites-vous pour visualiser le même film à deux ? Hélène : Le scénario constitue d’abord une description des images et des sons qui nous viennent. C’est notre base. On va encore un peu plus profondément dans ce processus en faisant un découpage, un storyboard très précis. On essaie aussi de filmer certaines séquences et de les monter quand on se pose des questions, pour voir si ça marche ou pas. On tente des choses nouvelles à chaque fois car on ne veut pas rester sur nos acquis.
Bruno : On l’adapte ensuite au décor. En l’occurrence ici le village corse n’était pas accessible par la route et donc on pouvait avoir très peu de matériel pour tourner les séquences d’action. On a alors simplifié au maximum pour rendre possible et crédible ce qui se passe dans le livre et qui, a priori, n’était pas faisable sur le décor.
Le décor est presque un personnage en soi…
Bruno : Le casting a commencé avec le décor. Pendant un an et demi on a cherché ce personnage principal qu’était le décor. Une fois qu’on l’a trouvé on a cherché les personnages qui allaient pouvoir l’envahir et l’intégrer.
Vos protagonistes ont des dégaines, des gueules. Qu’est-ce qui guide votre casting ?
Hélène : L’aura que dégage le comédien et comment il va ensuite se mélanger avec les autres. On aime bien quand il y a le moins de dialogues possible, même s’il y en a un peu plus dans ce film ci. Ici on a fait un casting de groupe, on a vu qui allait bien avec qui. C’est comme ça qu’on les a choisis. Au casting on a filmé une séquence avec chacun et on les a ensuite montés les uns avec les autres pour voir comment ils interagissaient. On voulait une Luce forte qui pouvait tenir tête à Rhino ou au policier.
Bruno : Un policier qui pouvait tenir tête à elle et à Rhino…
Hélène : On a vraiment fait le casting de manière à ce que tout le monde se complète et que les interactions entre eux soient intéressantes.
L’ idée de considérer le décor comme premier personnage signifie que vous mettez vos comédiens presque sur un même plan que le décor…
Hélène : Au même titre que l’image et le son, parce que tout contribue au film.
C’est très rare dans un film que tout soit placé sur le même plan…
Bruno : Dans tous nos long-métrages un coup de cœur pour un décor a fait découlé l’histoire. L’art nouveau et les maisons de Bruxelles pour L’Etrange couleur, la maison Riviera pourAmer. Ici on devait trouver le décor assez riche qui nous permette de tenir pendant 1h30. On a flashé sur celui-là parce qu’il y avait la mer. Ce n’était pas des pierres grises sur de la montagne grise, on avait vraiment la couleur de la pierre ocre, le bleu, la montagne et surtout l’espace était assez labyrinthique, ce qui permettait de tricher. Ce qui nous a intéressés quand on a lu le livre c’était de faire le film entièrement sur un seul décor, mais ça n’a pas été possible. On n’a jamais pu trouver un décor qui pouvait avoir la même topographie que le livre.
Peut-on dire du film qu’il est une expérience sensorielle ?
Hélène : On essaie de raconter nos histoires de manière sensitive – un peu comme dans les autres films – en immergeant le spectateur pour qu’il soit à la place des personnages, qu’il ressente les mêmes choses.
Bruno : Dans les autres films, c’était un peu différent, il s’agissait d’univers liés au rêve et pas d’une histoire « linéaire ». Ici il s’agissait de trouver comment incarner ça et en même temps comment avoir ce côté sensoriel. C’était un challenge lors de l’écriture.
Hélène : Le travail sur le son est vraiment important pour pouvoir toucher le spectateur inconsciemment sans qu’il ne s’en rende compte. Pour l’image on voulait cette esthétique très solaire, très contrastée avec des couleurs. On pense toujours le film pour en faire un spectacle de salle, une expérience collective de cinéma.
Les sons qui seraient de l’ordre du détail chez un autre réalisateur viennent chez vous en avant-plan…
Bruno : On fait déjà les contrepoints sonores sur les séquences. Dans la séquence avec le briquet, les sons de briquet sont remplacés par des sons d’armes à feu, de déchargement. Ces détails sont dans le scénario et on les applique lorsqu’on fait le tournage sonore du bruitage.
Hélène : On tourne sans son direct. Sur le tournage il n’y a pas de preneur de son, sauf pour un son témoin pour les dialogues, mais il y en a peu. On se retrouve comme dans un film d’animation avec aucun autre son que les dialogues à la fin du montage. Il faut donc recréer tous les sons. Il y a un autre tournage sonore avec le bruiteur et il refait de nombreux sons. Là on lance plusieurs pistes. On a aussi beaucoup d’idées, mais il faut réussir à appliquer les idées théoriques du scénario. Trouver concrètement, Qu’est-ce que cela veut dire ? Quel son est-ce qu’on utilise pour donner telle impression ? On fait des recherches avec le bruiteur. On essaie des choses plus agressives, plus douces, plus aiguës etc. On essaie d’atteindre ça et c’est vraiment avec Dan (Bruylandt ndlr) au montage son où l’on équilibre les différentes couches qui forment un son. Chaque son sera composé de plusieurs couches de sons différents. C’est là que l’on commence à les doser pour savoir quel impact on veut. Et on fait ça pour tous les sons du film, c’est un travail de dingue !
Vous travaillez toujours avec la même fidèle équipe…
Bruno : On essaie toujours de travailler avec les mêmes personnes. Au fur et à mesure ce sont des gens avec qui on travaille depuis des années, ils ont trouvé leur place. Par exemple Dan, tout ce qui est coup de feu lui plait, tout le cinéma d’action, les voitures, (rires). Il a fait de la musique acousmatique avec les armes à feu et c’est super. C’est quelqu’un en qui on a confiance justement sur ces éléments-là qui ne sont pas à la base notre tasse de thé on va dire : les voitures et les flingues. Il a vraiment investi ça.
Hélène : Il a déployé ça super bien, avec le mixage aussi pour pouvoir placer les sons dans l’espace et faire qu’ils arrivent de partout. C’est pour cela que c’est vraiment une expérience de salle.
Concernant l’image vous aviez des desiderata particuliers ?
Bruno : Manu notre chef op (Manuel Dacosse ndlr), nous appelle « les psychopathes du cadre » parce que « Le cadre c’est comme ça ». On pose les choses et ensuite, en tant que chef opérateur il a toute la liberté pour trouver le moyen pour que nos intentions visuelles soient respectées. Le film était un gros challenge pour lui. Il disait qu’il n’avait jamais fait un film où il y avait autant d’effets. Il a dû faire beaucoup de recherches mais en même temps il a une grosse expérience.
Comment définiriez-vous votre langage cinématographique ?
Bruno : Organique.
Hélène : Sensoriel.
Bruno : Sensoriel, c’est-à-dire que c’est un langage très formel mais qui n’est pas un ornement, qui est un langage. Ce sont des mots et on essaie de raconter notre histoire avec ces outils cinématographiques qui sont à notre disposition pour immerger le spectateur et raconter notre histoire.
Votre langage est très rare et très particulier, la différence est vraiment dans la grammaire…
Hélène : On l’a construit depuis nos premiers court-métrages, c’est vraiment un chemin. On s’autoproduisait, on n’avait pas beaucoup d’argent, on faisait nos films avec 75 € en ce temps-là, et ce n’était même pas encore des euros ! (rires). On finançait avec nos économies, cela nous a permis d’apprendre une manière de faire. On tournait sans le son parce qu’on voulait de la pellicule et la seule qu’on avait les moyens de se payer était des diapositives. Quand on fait des photos on n’a pas le son…
Bruno : Et on n’avait pas de décors très intéressants, on tournait dans la cave d’Hélène ou la chambre d’un ami.
Hélène : On tournait plutôt en gros plan pour ne pas voir trop le décor. On s’est rendu compte ensuite qu’on avait construit notre langage comme ça et maintenant, même si on a plus de moyens, c’est devenu notre manière de nous exprimer.
Bruno : C’était à la fois lié à un aspect « pauvreté » et en même temps ça développait un langage assez érotique et proche des corps, abstrait aussi au niveau de la violence. Ca devenait des espèces d’explosion de chair ou des choses comme ça. Mais ça n’était jamais en plan large, toujours en gros-plans.
Vous avez des projets ?
Hélène : Le prochain projet sera un film d’animation pour adultes qu’on va développer au Japon.
Bruno : Et la troisième partie d’Amer et L’Etrange couleur. On essaie de se reposer d’abord et puis on va s’y attaquer.
Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de l’animation ?
Hélène : Un producteur nord-américain nous a contacté pour adapter un livre dont il avait les droits. Quand on l’a lu on s’est dit qu’on ne l’imaginait pas en live mais en animation.
Bruno : C’est un livre érotique. Beaucoup de choses se passent en voix-off, donc à l’intérieur du personnage. On se disait qu’en filmant des corps on n’arriverait jamais à exprimer ce que ressent le personnage. L’animation permet de déformer les corps, de rentrer dedans et de passer dans des univers parallèles.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, FIFF Namur, octobre 2017.