« C’est un film sur la dignité », entretien avec le cinéaste Ziad Doueiri pour L’Insulte

Auteur de l’excellent thriller L’Attentat, Ziad Doueiri réalise cette fois avec L’insulte un film de procès qui confronte à Beyrouth, Toni, chrétien libanais et Yasser, palestinien, pour une banale histoire de gouttière. L’affaire va prendre des proportions inimaginables. Kamel El Basha a remporté le Prix d’Interprétation Masculine à la dernière Mostra de Venise pour son interprétation. Après une enfance au Liban marquée par la guerre civile (1975-1990), Ziad Doueri embarque à 20 ans pour les Etats-Unis étudier le cinéma. Il vit maintenant à Paris où il termine la dernière saison en date de Baron Noir qu’il réalise depuis les débuts. L’homme, énergique et frontal, regarde droit dans les yeux. Il transmet son passé et celui du Liban sans détour, avec la voix forte et bouleversante de ceux qui ne supportent plus l’injustice.

Stéphanie Lannoy : Le film provient d’un fait qui vous est réellement arrivé…
Ziad Doueiri : Un petit incident anodin. J’étais à Beyrouth en train d’arroser mes plantes et l’eau coulait du balcon parce qu’il y avait une fuite au niveau de la gouttière. Un type a commencé à crier, je me suis penché et lui ai demandé pourquoi il vociférait. Ca s’est développé en dispute et terminé de manière banale. J’ai imaginé que cette histoire pourrait se compliquer jusqu’à devenir une affaire d’État, parce qu’au Liban une telle histoire est possible. Il y a aussi un aspect plus personnel et inconscient. Enfant, je revendiquais sans cesse le droit de m’exprimer et mes parents me disaient : « Ziad fais attention à tes paroles. Ce que tu dis est très dangereux, blessant et peut mener à des problèmes ».

Est-ce pour cela que vous faites du cinéma ? Cela remonte peut-être à mon enfance. Il y a eu beaucoup de conflits dans la guerre libanaise. J’ai vécu des moments de tension, d’injustice de 1975 à 83, dès le moment où l’on est arrêté, humilié dans un barrage soit par les syriens, les palestiniens où les israéliens. On a vécu beaucoup d’occupations au Liban. J’ai été élevé dans une famille qui m’a beaucoup protégé, mais on ne l’était pas vraiment. Les choses pouvaient dégénérer très vite. Peut-être que le sentiment que j’ai de devoir me défendre, de me battre provient de là. J’ai certainement hérité ça de ma mère. A 80 ans c’est une avocate qui s’acharne sur sa proie. Avant-hier, elle qui applique toujours le droit était furieuse et m’a dit au téléphone : « quand quelqu’un me prend mes droits je ne le tolère pas ». Ca m’a beaucoup marqué, je comprends d’où vient le sentiment que j’ai de vouloir vraiment la justice. Je n’aime pas que l’on m’agresse, pardon, je m’en fous si l’on m’agresse, mais je ne veux pas que mes droits soient piétinés.

L’Insulte est un vrai film de procès, qu’est-ce qui était le plus difficile à l’écriture ? Cétait l’un de mes films les plus faciles à écrire. On l’a écrit très vite avec Joëlle (Touma ndlr). On peut quasiment dire que c’est une autobiographie parce que tous les thèmes exploités dans le film nous sont extrêmement familiers. Joëlle vient d’une famille qui était de l’extrême droite pendant la guerre. Je viens d’une famille à l’inverse, de l’extrême-gauche qui s’est battue pour les palestiniens. On s’est littéralement fait la guerre, 150 000 morts. On faisait chacun parti du camp ennemi de l’autre, pas l’ennemi idéologique, un ennemi avec des balles, des bombes, des fusées et des roquettes.

Un film de procès incluant une dualité suppose qu’il était déjà plus structuré au départ… C’est aussi un scénario à l’américaine. J’ai passé 18 ans en Amérique à travailler sur du cinéma américain, ça laisse des traces. C’est un langage ou le conflit passe très bien. Deux personnes en conflit s’opposent. On place leurs avocats dans une salle de tribunal devant les 12 jurés. Au Liban il n’y a pas de jury mais on l’a réadapté. Et on écoute les arguments des deux personnes. Certains films m’ont beaucoup marqué comme Le verdict de Sidney Lumet avec Paul Newman, ou Jugement à Nuremberg de Stanley Kramer 1961, un film qui dure trois heures, du très grand cinéma. C’est à la fois complexe dans les personnages et simple à comprendre. Je ne sais pas faire de film « prise de tête » mes films sont très straight to the point. On prend un personnage, on lui ajoute des failles, des questions à se poser et des obstacles à surmonter. L’Insulte c’est un film au sujet d’un personnage qui est plein de failles, de colère et qui doit surmonter tout ça à travers ce tribunal pour se réconcilier avec lui-même à la fin.

Que ce soit dans L’Attentat ou dans L’Insulte, vos personnages se contaminent pour entrer dans le monde opposé… Ça s’appelle de l’empathie. Quand on a commencé à écrire le scénario – je fais toujours une sorte de CV de chacun des personnages – on a voulu créer dès le départ des similarités entre eux. Les deux sont de classe moyenne et font un travail manuel, un mécanicien et un plombier, ils ont beaucoup de dignité. L’un croit en la justice l’autre pas, mais c’est similaire. Les deux ont des femmes qui sont modernes, belles et modérées. Ils sont dignes et prêts à s’acharner mais jamais à se salir. Ils défendent l’autre malgré le fait qu’il se détestent. On a trouvé qu’ils pouvaient se rejoindre à des endroits qu’ils ne percevaient pas eux-mêmes. Petit à petit ils s’aperçoivent qu’ils ont des points communs. Ils n’aiment pas les produits made In China, sont fiers de produits allemands fabriqués en Allemagne etc. Les deux ne veulent pas être des mouchards, ce ne sont pas des gens qui vont parler mal de l’autre. Ils entrent dans le système du tribunal, dans ce procès, mais gardent leur dignité. C’est un film sur la dignité, ces deux personnes ne peuvent pas dépasser la limite de l’humilité.

C’est aussi une histoire de fierté… L’ego petit à petit se transforme en fierté et en amour propre. Au départ malgré les conseils de leurs femmes, ils sont très têtus et veulent agir à leur manière.

Comment avez-vous choisi Adel Karam et Kamel El Basha pour interpréter Toni et Yasser ? Cela faisait longtemps que je n’avais pas été à Beyrouth et j’ai demandé à la directrice de casting là-bas de me trouver tous les acteurs possibles. J’ai vu à peu près 500 acteurs. C’était un travail long et je suis tombé sur Adel Karam et Kamel El Basha. Adel est libanais. Yasser est un acteur palestinien que j’ai casté par skype. Je ne voulais pas prendre l’avion pour aller à Jérusalem car cela m’a causé beaucoup de problèmes en 2011 (Suite au tournage de L’Attentat ndlr). Il fallait travailler avec lui parce que c’est un acteur de théâtre qui n’a jamais fait de cinéma et la méthode n’est pas la même. J’étais surtout inquiet pour le rôle de l’avocat parce qu’il a 40 pages de dialogue. Il fallait trouver quelqu’un d’assez fort pour pouvoir jouer de longues scènes. On a quand même neuf scènes de procès, c’est énorme.

Certains personnages jouent le rôle de médiateurs : le patron de Yasser et le Président. Cette fonction de médiateur est impossible dans ce contexte ?  Le médiateur représentait pour moi la voix de la modération. Ce n’est pas un film de personnages contre un système, contre le gouvernement, mais un personnage contre l’autre, le bien contre le bien. Si l’on débute comme ça il faut un arbitre. La juge (Julia Kassar ndlr) est un arbitre, elle est juste. Le premier juge l’est aussi, il assomme les deux et essaie de savoir la vérité. Le médiateur qui est joué par le patron du contremaître et aussi quelqu’un qui veut résoudre cette histoire parce qu’il dit « on vit une période difficile dans le monde », il veut relativiser. Ça m’a été très inspiré par un film magnifique d’il y a 20, 25 ans qui s’appelle une femme chinoise (Qiu Ju de Zhang Yimou ndlr). L’histoire de cette femme qui se bat contre le maire d’un petit village parce qu’il a humilié son mari. Il y a toujours ce petit policier qui va d’une maison à l’autre pour tenter une médiation entre les deux. C’est vraiment un très grand film qui est passé inaperçu. Je l’ai regardé de nombreuses fois pour voir comment ils ont fait l’étude des personnages et pourquoi ces deux personnes s’acharnent tellement l’une contre l’autre. L’histoire de L’Insulte est différente bien sûr, cela se dégrade très vite entre entre les deux protagonistes, mais je suis toujours très intéressé par le bien contre le bien. L’Attentat c’est aussi ça. Le point de vue du Palestinien et le point de vue de l’Israélien, chacun a un point de vue, même s’ils sont incompatibles.

Pensez-vous qu’un film comme celui-là peut amener les gens à réfléchir ? Il a beaucoup amené les libanais à réfléchir. Le film est numéro un en salle aujourd’hui parce qu’il évoque des tabous. On a mis le doigt sur un point qui fait un peu mal mais qui n’a jamais été discuté dans l’histoire du Liban. Cela a certainement causé des émotions et aussi des révoltes contre le film mais cela n’était pas du tout dans notre intention. Les émotions que Joëlle et moi avons connues pendant la guerre se sont synthétisées 30, 40 ans plus tard en réalisant ce film. Depuis notre enfance nous avons connu le sentiment d’injustice, le manque de dignité, on a été humiliés. Quand je quittais mon appartement le matin pour aller à l’école, pendant une année on passait devant un barrage palestinien, une autre année devant un barrage syrien… Je rentrais parfois chez moi en pleurant. Ca nous a marqué. Je pars pour les États-Unis en 1983 et en 2017, je réalise le film. Entre 1975 et 2017 tout ce qui s’est passé dans ma vie, dans celle de Joëlle et de tous les Libanais n’est pas quelque chose qui s’évapore, mais qui s’enregistre dans nos têtes. L’incident que j’ai vécu en arrosant les plantes n’a pas inspiré le film, c’était ce petit coup dans la pierre qui a fait tomber le barrage et le passé a ressurgi, comme pour Joëlle. Je ne dis pas ça de manière philosophique, tout ce que je vous dis est extrêmement pratique.

Lors du procès les destins des protagonistes se mêlent à l’histoire du Liban qui ressurgit, de grands événements sont évoqués comme Septembre noir ou celui du village de Damour. Malgré votre vécu avez-vous fait des recherches ? On a fait un peu de recherches pour construire les personnages. Pour chacun d’eux il faut scénaristiquement ce qu’on appelle en anglais the circle of being. L’incident qui a fait du personnage ce qu’il est aujourd’hui. Dans tous les films il y a toujours ce petit incident, évoqué ou pas, mais que le scénariste connait. L’incident qui a créé la faille de Toni est celui qui a eu lieu à l’âge de six ans, comme il le dit dans le film.

C’est aussi l’historique du pays… Dans ce scénario tout tombait à la bonne place. A chaque fois qu’on cherchait une raison on se disait : ça s’est arrivé, Septembre noir est arrivé. C’est parce que le déroulement de l’histoire est une chaîne que tout est lié dans ce scénario. Pourquoi en est-on là aujourd’hui ? Parce qu’il y a eu l’an passé un incident et l’année avant et celle d’encore avant… C’est une chaîne qui se tient avec tous les événements collés l’un à l’autre. Le personnage est le résultat de cette chaîne d’histoire.

Le Liban n’a pas tiré de leçon de son passé… Je ne pense pas. Si aujourd’hui le Liban n’est pas tombé dans le chaos que l’on voit en Syrie, au Yémen, en Irak avec Daesh, c’est parce qu’on a vécu une guerre civile qui a été extrêmement pénible, on a payé un énorme prix. Aujourd’hui on avait tous les éléments pour que le Liban s’embrase de nouveau et la raison pour laquelle cela n’est pas arrivé c’est parce que le peuple libanais a vécu ça il y a 30 ans. Il ne veut plus revivre la guerre qu’il a vécu. Les syriens, Irakiens, yéménites, Égyptiens ne l’ont pas connue. De ce point de vue là le libanais a appris, mais pas tout, il a encore des choses à apprendre…

Est de plus en plus difficile de faire du cinéma au Moyen-Orient ? C’est de plus en plus difficile partout il y a beaucoup de projets et pas assez de financement. Beaucoup de ses projets ne parviennent pas à trouver une distribution. Je considère que j’ai beaucoup de chance d’arriver à faire des films qui se distribuent et qui se voient partout mais ça n’est pas la règle, c’est l’exception.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, Décembre 2017

L’insulte, Critique