Après avoir réalisé plusieurs court-métrages (Osez la Macédoine) et documentaires (Ulysse), Guérin Van De Vorst s’attaque à un premier long métrage singulier, La Part Sauvage. Ancrée à Bruxelles, l’histoire raconte le rude parcours d’un trentenaire pour se réintégrer dans la société après trois ans de prison et renouer un lien mis à mal avec son fils de dix ans. Guérin Van De Vorst signe un film d’une justesse rare et filme de manière particulière la capitale et son quartier du canal, tout en posant finement les interrogations contemporaines de notre société liées au radicalisme religieux. Il nous raconte cette fiction aux accents très réalistes.
Stéphanie Lannoy : D’où vient l’idée du film ?
Guérin Van De Vorst : J’avais envie de raconter l’histoire d’un père fragile qui sort de prison, cherche sa place dans la société, et qui tente de renouer avec son fils qu’il n’a plus vu depuis trois ans. Un homme qui doit s’inventer père face à son fils, le réapprivoiser. Je souhaitais aussi filmer Bruxelles et enfin, questionner ce qui se passait au niveau de l’embrigadement de ces jeunes bruxellois qui partaient mourir pour une guerre et pour une cause qui n’était pas censée être la leur. Le scénario s’est construit de cette manière selon plusieurs étapes.
Quelle part de documentation vous a-t-il fallu pour réaliser cette fiction ? Dès le moment où j’ai décidé d’intégrer tous les aspects de l’embrigadement djihadiste dans le film j’ai eu à cœur de me renseigner énormément. J’ai lu pas mal de choses, vu beaucoup de documentaires et rencontré des spécialistes du sujet. Radouane Attiya islamologue et ancien imam, travaillait en Arabie Saoudite et s’investit aujourd’hui dans la lutte antiterroriste. Hugo Micheron un français proche de Gilles Kepel (Terreur sur l’Hexagone) qui devait rencontrer des prédicateurs dans les prisons en France et en Belgique pour sa thèse. Saliha Ben Ali, maman d’un jeune djihadiste mort en Syrie à 17 ans, qui a fondé une société dans laquelle les mères de djihadistes se soutiennent. J’ai soumis le scénario à une série de gens concernés par le sujet et qui travaillent pour contrer le phénomène. Ils m’ont tous permis à leur manière d’affiner le scénario et de décrire les choses le plus justement possible.
On sent une imprégnation très forte du réel dans votre manière de filmer les quartiers et leurs protagonistes… Je me suis beaucoup imprégné de ces lieux même bien avant le tournage, parce que mon quotidien s’y déroule, cela se ressent dans la manière de les filmer. La dynamique que j’ai fait exister dans le film entre les copains n’est pas très éloignée de celle que j’avais quand j’étais ado et jeune adulte dans les quartiers où j’ai vécu. Y compris avec les connaissances qui passaient leur journée à traîner au coin de la rue et à qui on disait bonjour, avec qui on parlait de tout et n’importe quoi. C’est quelque chose que j’ai puisé dans mon vécu.
Pourquoi avoir choisi Vincent Rottiers pour interpréter Ben ce père qui tente de remettre sa vie sur des rails ? A un moment de l’écriture il m’a paru évident que ce rôle était pour lui. A 30 ans il compte plus de 15 films derrière lui et a tourné avec de grands réalisateurs comme Bertrand Bonello ou Jacques Audiard. Dès le moment où il acceptait je savais que c’était un énorme bénéfice pour le film. J’ai composé le reste de la distribution en fonction de lui. Je ne souhaitais pas forcément recréer une complicité de toutes pièces avec ses amis d’enfance. Avec Johan Libéreau par exemple qui joue son ami d’enfance, ils se connaissent depuis très longtemps et rêvaient de bosser ensemble, c’était juste idéal.
Sébastien Houbani incarne également un ami d’enfance… Ils s’étaient déjà croisés avec Vincent mais ne se connaissaient pas intimement. J’avais vu Sébastien dans un court-métrage il y a plusieurs années qui m’avait très fort impressionné. Au moment d’écrire son personnage il m’est revenu en tête. Noces de Stephan Streker n’était pas encore sorti. Je lui ai fait passer un casting, Il a tout de suite été brillant je me suis décidé très vite pour lui aussi.
Quand Ben sort de prison il se retrouve confronté au mutisme de son fils joué par Simon Caudry, comment l’avez-vous choisi ? Lors des castings il y a eu une évidence. J’ai tout de suite vu que Simon crevait l’écran. Il était hyper cinégénique mais il avait aussi une intelligence de jeu, écoutait ce qu’on lui disait. Je les ai fait se rencontrer tous les deux avec Vincent avant le tournage pour me conforter dans l’idée qu’ils pourraient être père et fils. Au bout de dix minutes ils avaient l’air d’être les meilleurs amis du monde. C’était troublant par rapport au film, je voulais un père qui mette du temps à apprivoiser son fils et un fils plus distant, alors que là ils étaient déjà très copains. Le travail a été de mettre de la distance entre les deux.
Est-ce compliqué d’expliquer à un enfant son rôle dans une histoire si délicate ? Il y avait bien sûr des enjeux sous-jacents, mais ce n’est pas quelque chose dont il s’est encombré. C’était essentiel de placer la notion de jeu en avant et ça s’est fait très naturellement. Il comprenait qu’il allait y avoir un suspense dans le film à un moment par rapport à lui mais il le prenait d’une manière purement ludique.
Avez-vous beaucoup répété avec les comédiens ? Les seules répétitions qu’on a faites pour le film concernent les séquences de prière. Par chance Walid Akfir qui joue le prédicateur savait très bien prier. Il était capable de mener les prières en chantant comme il le fait dans le film. Radouane Attiya – l’ancien imam – est venu pour coacher les autres qui n’avaient jamais prié, comme Vincent Rottier et Johan Libéreau. Il fallait que ce soit chorégraphié, que les mains, les pieds se mettent de la bonne façon. Parfois les prieurs répètent certains mots en arabe et ils ont dû apprendre tout ça.
Lucie, Salomé Richard, vient éclairer de sa présence le quotidien de Ben… Je l’avais vu dans les court-métrages et dans Baden-Baden de Rachel Lang. Elle est très lumineuse et apporte une grande fraîcheur dans son jeu. Cela faisait un beau contrepoint au côté torturé de Ben, les énergies se complétaient bien.
Avez-vous suivi précisément votre scénario ? Oui, mais je ne fermais jamais la porte aux propositions des acteurs. Il pouvait parfois y avoir un souhait d’un mot plutôt qu’un autre, c’était très important de l’entendre. Ou bien chercher ensemble les déplacements par exemple. C’était quand même relativement écrit et on s’est assez peu éloigné du scénario original.
Comment s’est déroulé le montage ? En montage on a vraiment donné un gros coup de pied dans la fourmilière. Certaines choses ont été enlevées, des ordres ont très fort changé, des tensions se sont déplacées… Il y a eu un gros travail avec Nicolas Rumpl, on a beaucoup remis en question la structure.
Cinématographiquement que représente le canal dans le film ? Deux choses, il y a d’abord sa qualité purement esthétique. On filme assez peu le canal à Bruxelles, on le trouve moche alors que je le trouve beau, cinégénique et je lui trouve une grande force. Et puis évidemment, il a une portée puisque le personnage principal est pris en étau entre plusieurs feux, entre plusieurs systèmes de pensée. Il a des choix forts à poser. Et donc ce canal qui vient de manière récurrente entre ces deux rives et tranche comme ça la ville en deux parties faisait écho à la situation dans laquelle se trouvait Ben.
Est-ce que quand on sort de prison comme Ben, se réinsérer est possible ? C’est une grande question. J’imagine que certains y parviennent. Je ne suis pas un spécialiste de la réinsertion, je raconte le trajet d’un personnage qui est sorti de mon imagination et que j’essaie de confronter avec des questionnements contemporains qui m’habitent. J’ai connu quelqu’un de très proche qui était sorti de prison après une longue période comme ça et c’était très difficile. Après un certain temps passé en prison, quand on y a passé plusieurs années complètement coupé de la société et de ses règles c’est très compliqué. Il existe d’autres règles en prison beaucoup plus dures mais en tout cas j’avais l’impression que les choses n’étaient peut-être pas mises en place en prison pour préparer les gens à la sortie.
Votre personnage veut s’en sortir, voir son fils mais n’a pas les outils et s’empêtre sans cesse… Il est plein de bonnes intentions en sortant de prison mais c’est comme si le monde lui résistait. Le monde nous résiste à tous mais on trouve des manières de se faufiler et lui n’y parvient pas c’est un peu ça qui fait écho au titre aussi La Part Sauvage c’est le fait que lui ne parvient pas à trouver sa place dans la société à se faufiler, à porter des masques. Il n’y arrive pas, donc il se prend en pleine figure la résistance du monde.
On a l’impression dans le film que la prison colle au corps de Ben. Lorsqu’il va voir son fils c’est à travers des grilles… L’idée des grilles de l’école, était de faire sentir qu’il n’était pas vraiment sorti de prison. Il reste enfermé dans les difficultés qu’il a à trouver un sens à sa vie, à renouer avec son fils, à se trouver une famille, toutes ces quêtes qui sont difficilement atteignables pour lui.
Ben est blond, musulman dans une communauté maghrébine était-ce important pour vous ? Dès le moment où j’ai décidé de parler de radicalisme islamiste c’était important de créer un mélange entre les personnages. Cette multiculturalité est aussi typique de Bruxelles. Il me semblait couler de source que ces gens d’origines différentes forment un groupe et puis c’était aussi important évidemment d’avoir un personnage comme Anouar, l’ami garagiste qui pratique un islam complètement moderne avec sa femme.
Est-ce dans le quotidien que s’immisce le radicalisme ? Il n’y a pas qu’une réponse, c’est une question extrêmement complexe. On voit bien que parmi les gens qui ressemblent aux personnages de mon film beaucoup basculent dans le radicalisme, voire dans le djihadisme avec ce type de parcours, mais il y a aussi des universitaires qui s’engagent, des jeunes de très bonnes familles hyper éduqués, qui s’engagent aussi pour le djihad c’est vraiment extrêmement complexe. Cela répond à une crise de sens en tout cas et c’est là-dedans que j’inscris la faille de mon personnage. Ben vit non seulement une crise de sens mais aussi un besoin de fraternité et d’appartenance. Dans cette bande-là on lui offre un quotidien, on lui dit ce qu’il y a à faire, il y a les horaires des prières etc. Il se ressent donc pris en charge comme il a dû l’être en prison durant toutes ces années.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2018.