« C’est agréable d’être un sorcier », Michel Ocelot nous raconte Dilili à Paris

En réalisant Kirikou et la Sorcière, Michel Ocelot offrait un retour sur le grand écran à la poésie et l’intelligence d’une forme d’animation européenne. On retient depuis d’autres long métrages comme Azur et Asmar, et il nous revient avec Dilili à Paris, une jeune kanake qui enquête sur de mystérieux enlèvements de petites filles. Paris en 1900, la Belle Epoque, quoi de mieux pour ce conte enchanteur ? Michel Ocelot, posé, prend le temps d’expliquer sa dernière œuvre, générée par la révolte face aux maltraitances envers les femmes.

Stéphanie Lannoy : D’où vient l’idée du film ?
Michel Ocelot :
Je me suis donné une mission avant l’histoire. Depuis toujours et partout dans le monde, des hommes font du mal aux femmes et aux filles.  On a tendance à l’ignorer et si l’on se renseigne un peu, on voit l’étendue de l’horreur. C’est le point de départ du film. Je voulais malgré tout en faire un conte de fées. J’ai écrit l’histoire il y a sept ans et même en 1900 les lois étaient contre l’éducation complète des filles.

Marie Curie, Camille Claudel… Vous montrez des pionnières… A la Belle Epoque, des femmes qui ont l’énergie, arrivent au premier plan avec des hommes qui sont d’accord. C’est aussi peut-être un moment propice. La tendance s’est confirmée pendant tout le XXe siècle. Au XXIe siècle il faut se méfier, ne pas reculer.

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Quelle est la part de documentation dans Dilili à Paris ? Elle est énorme, j’ai commencé par les robes qui sont très exactement 1900. J’allais traiter d’un sujet sérieux alors je voulais faire quelque chose de joli, je n’ai pas honte. C’est le dernier moment en Occident où les femmes portent des robes jusqu’à terre. Et pour faire un conte de fées ou l’on rêve, il faut des robes longues. Vous n’imaginez pas la cantatrice Emma Calvé en short ! Petit à petit, je me suis aperçu que c’était une époque fondamentale avec un feu d’artifice de talents qui viennent d’un peu partout. Je me suis documenté sur beaucoup de monde et à chaque fois – j’étais ravi – et j’ajoutais des personnages.

Comment avez-vous procédé ? Je me suis renseigné sur ce qui se passait à la Belle Époque à tous les niveaux : médical, scientifique, technique, comme les automobiles, les avions et les objets volants, tous les arts, la littérature etc., aussi sur l’émergence des femmes. Petit à petit j’ai glané des informations et j’ai essayé de les insérer dans le film.

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Comment avez-vous créé le personnage de Dilili ? Le héros devait être une petite fille puisque je voulais les défendre. L’un des problèmes de Paris en 1900 était qu’il n’y avait que des blanchâtres et ça me gêne qu’il n’y ait pas un peu tout le monde dans la famille. J’ai donc ajouté de nombreuses nationalités et puis j’ai trouvé quelques personnages grâce à Toulouse-Lautrec qui a peint Chocolat et un barman chinois. Il était très facile de faire venir une petite Kanake, puisque durant 20 ans, on faisait venir des indigènes pour reconstituer des villages un peu partout en Europe. Ce fut parfois abominable, d’autres fois pas. L’Europe constatait alors qu’il existait d’autres civilisations, d’autres manières de vivre, de s’habiller de construire des habitations, d’autres manières de bouger, de faire de la musique, de la peinture, de la sculpture. Picasso avait chez lui des masques d’art nègre et des sculptures Kanakes, il n’y a pas que du négatif. Le conservateur du musée du quai Branly me l’a confirmé. Parfois « les indigènes », entre guillemets, pouvaient aussi aller prendre un bock la journée finie avec les « indigènes » du pays d’ici et certains ont continué à s’écrire. J’ai tendance à essayer de voir les deux aspects, je montre un village reconstitué à Paris, je le présente parce que ça existait, mais je n’émets aucune opinion. Je montre que Dilili voulait y participer et montrer comment elle vivait.

Le film compte plus d’une centaine de personnages qui ont existé, comment les avez-vous intégrés au scénario ? C’est mon côté mécanicien qui parvient à construire des automates dont les rouages finissent par fonctionner. Parfois des éléments manquent et je ne parviens pas à tout placer.

L’architecture Art Nouveau vous permettait-elle de vous faire plaisir visuellement? Je me fais plaisir tout le temps ! (rires). C’est émouvant de dessiner ces personnages que j’aime et tout l’Art Nouveau. D’ailleurs, des arrêts sur images peuvent révéler des choses. Quand Toulouse-Lautrec entre dans le bar et dit :« Voilà une princesse qui vient de l’autre bout de la terre », à droite de l’écran, il y a Horta et Guimard, parce que Horta a poussé Guimard à s’affirmer. Cela se passait à Bruxelles, mais j’ai quand même fait venir Horta pour qu’il fasse partie du film ! (rires). C’est un petit plaisir afin que ce soit complet.

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Vous avez pris vous -même toutes les photos… Toutes les photos de Paris intérieur, extérieur, les photos d’objets. J’en ai pris 16 000.

Combien de temps a duré ce projet ? À partir du moment où j’ai terminé une histoire travaillée pendant des années que je puisse faire lire, j’ai mis six ans. C’est monstrueux, mais d’un autre côté, c’est agréable d’être un sorcier. Il n’y a rien et puis un jour quelque chose apparait, et peut-être que je vous ai touché.

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C’est le Paris « ville lumière » que vous vouliez montrer ? Je mets le projecteur sur Paris qui est une vedette où vivent des vedettes, mais ce que je défends c’est la civilisation occidentale. Je m’applique à faire intervenir plusieurs voies. Toutes les nationalités européennes sont dans le film et c’est pour moi ce qui peut contrecarrer tous ces pauvres hommes qui piétinent les femmes et les filles.

Lebeuf est un protagoniste emblématique… C’est un personnage qui m’intéresse. Il peut sembler mauvais, mais ne l’est pas. Des beaufs du café du commerce qui médisent contre les bonnes femmes, les homosexuels, les noirs, c’est superficiel. Ils répètent ce qui se dit dans ce genre d’endroit. Le jour où on lui fait faire une chose horrible, il se réveille et dit « non, ça je ne le ferais pas » et j’y crois. C’est un personnage logique que j’ai déjà observé en vrai. Je ne désespère pas de l’humanité.

Les mâles-maîtres forment une secte très sombre, mais malgré cela votre film resplendit, comment avez-vous dosé l’équilibre ? Il resplendit parce que je montre l’antidote. Même si toutes ces histoires sont inventées, je fais le symbole des horreurs qui existent, mais je montre à côté des gens qui font l’inverse, et tant que ces gens-là existeront, les salauds n’auront pas les mains libres. Notre civilisation a des défauts, elle a commis des crimes, mais c’est une bonne civilisation. Il faut la défendre car elle est altruiste. Elle permet en général aux gens de s’exprimer, et aux hommes et aux femmes de fleurir, c’est très important. Le droit des femmes à être aussi présentes que les hommes dans la société est une nouveauté de la Belle Epoque. Il y a encore des avancées à faire, mais en un siècle on a fait des progrès qui ne s’étaient jamais vus dans l’histoire de l’humanité et j’engage les gens à ne pas reculer.

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Natalie Dessay a accepté de jouer le rôle d’Emma Calvé dans le film…  J’ai eu cette chance que Gabriel Yared ait bien voulu recommencer à composer des musiques pour moi et que Nathalie Dessay accepte de jouer une grande cantatrice. Elle est à la fois très douée dans son art et très bonne comédienne. Elle a joué le rôle parlé et chanté des classiques. Elle a d’abord refusé de chanter Carmen. On s’est rencontrés dans un bistrot, je lui ai expliqué et elle a accepté. Je voulais qu’elle chante Carmen d’une manière particulière, au début comme une berceuse à une petite fille qu’on n’avait jamais bercé. Et puis ensuite, une grande envolée de prima donna à la Scala et tout ça elle l’a bien fait. Ensuite elle a fait une création d’une musique écrite pour elle et tout ça c’est du bonheur.

Envisagez-vous l’animation avec autant de responsabilité que n’importe quel autre genre cinématographique ? Je me sens auteur quel que soit le médium, c’est indifférent. J’offre peut-être un peu de beauté et le pouvoir d’attirer l’attention sur certains sujets. Comme le dessin animé transporte avec lui l’idée qu’il est conçu pour les enfants, c’est pour moi un cheval de Troie. Les adultes ne se défendent pas. Ce sont eux que je fais pleurer, pas les enfants. Au début j’étais très mécontent qu’on ait gravé au fer rouge sur mon front le mot « enfant » et qu’on ne puisse pas l’effacer. Maintenant je m’en satisfais. Je capture tout le monde et des gens qui ne se méfiaient pas sont émus par des choses toutes simples.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, octobre 2018

Critique : Dilili à Paris