Andréa Bescond et Eric Métayer, c’est une collaboration qui roule. Les Chatouilles ou la danse de la Colère, pièce d’Andréa Bescond inspirée de sa propre histoire, mise en scène par Eric Métayer, est couronnée de plusieurs prix, et obtient notamment en 2016 le Molière du Seul En Scène. Un an auparavant, en 2015, la pièce séduit à Avignon François Kraus et Denis Pineau-Valencienne, qui décident de produire le film. Ils demandent au duo d’adapter la pièce, devenue depuis Les Chatouilles avec Andréa Bescond dans le rôle principal. Cette fiction magistrale aborde par un angle rare et novateur la pédophilie, sujet difficile, traité avec poésie sur un mode légèrement fantastique.
Stéphanie Lannoy : Comment parvient-on à coucher sur le papier sa propre histoire ?
Andréa Bescond : J’étais à une époque de ma vie où je n’avais pas le choix, c’était viscéral. On attendait notre deuxième enfant. Eric m’a beaucoup poussée à écrire en me disant que c’était le moment. On a tous nos façons de s’exprimer et mon arme était celle-là, d’écrire ce parcours.
Saviez-vous dès le départ que ce récit deviendrait une pièce de théâtre ?
Eric Métayer : Je lui ai conseillé d’écrire sans savoir la forme que cela prendrait, un livre ou autre chose…
Andréa : On ne s’impose pas de rapport au temps dans notre travail. On a commencé à faire un travail d’improvisation autour de ce récit. Eric a ensuite fait la mise en scène d’un premier showcase et finalement on nous a proposé de monter le spectacle.
Vous avez ensuite adapté la pièce pour le cinéma…
Eric : On ne s’est pas posé de limites. On voulait essayer tous les crayons de couleurs pourvu qu’ils correspondent à notre ressenti et à ce qu’on avait envie de faire. Après, on a travaillé ensemble la structure même du film. On s’est ensuite réparti les séquences à l’écriture. Chacun partait dans son coin de la maison, on écrivait nos séquences que l’on se renvoyait par mail. Et chacun retravaillait sur la séquence de l’autre en l’annotant. Quand on était satisfaits on gardait la séquence. On ne travaillait jamais les séquences pures ensemble, c’est vraiment trop complexe.
Comment les producteurs, François Kraus et Denis Pineau-Valencienne, sont-ils intervenus sur le scénario ?
Andréa : Ils ont attendus la première version pour le lire, qui était assez longue, environ 110 pages. On a bien sur dû resserrer ! (rires). Ils ont été très présents mais nous ont aussi laissés très libres. Ils ont voulu nous faire enlever un personnage, on a refusé et ils ont accepté. Ils soulignaient quand une idée étaient dangereuse, mais au final ont beaucoup respecté nos points de vue artistiques.
La complexité des personnages permet de révéler le tabou…
Andréa : Il s’agissait d’être sincère avec leur parcours même si on ne le livre pas au complet.
Eric : On voulait surtout éviter de les juger. Eviter le manichéisme, même si à la sortie du film, certains spectateurs ont tendance à trouver la mère très méchante. On lui donne un élément « Est-ce que tu sais ce que j’ai vécu moi ? » pour faire comprendre que quelque-chose, peut-être a généré son comportement. La seconde chose était d’en faire des personnages de vie. La mère a plusieurs facettes, elle est triste du départ de sa fille, la prend dans ses bras. Elle est en souffrance, mais elle est là. C’était important qu’il y ait aussi de l’humour et de la folie autour d’eux pour atténuer la rudesse du propos.
Comment en êtes-vous arrivés à un traitement narratif proche de celui du conte, avez-vous pensé au documentaire ?
Andréa : Dans la façon de filmer on voulait qu’une sorte de réalisme documentaire, caméra portée, volontairement brut se dégage. C’est un hommage à la mémoire traumatique, à la mémoire tout court. Des fois on se souvient de choses ou d’autres d’un instant. On voulait que la caméra épouse ce point de vue-là. Et en revanche, on souhaitait l’onirisme de cette énergie de l’enfance, cette âme d’enfant qui va rester en dépit d’un parcours tragique.
Eric : On est très contents que cela ne se ressente pas, mais on a tourné toutes les scènes de vie et de souvenir en caméra portée, les scènes chez la psychiatre en caméra fixe et ce qui concernait la danse en steadycam. C’est assez technique en réalité. Il n’y a aucune impro dans le film, c’est très écrit. On voulait aussi quelque-chose qui ramène à cette histoire de mémoire et de poésie enfantine. C’est un adulte et un enfant qui vont se retrouver, mais quoi qu’il en soit, on a toujours la poésie de l’enfance en tête.
Interpréter Odette adulte était une évidence pour vous, Andréa ?
Eric : En tous cas pour les producteurs, oui ! (rires).
Andréa : Au-delà de la capacité de jeu, j’avais confiance dans le regard d’Eric. Je comptais aussi sur notre intégrité et notre franchise à tous les deux. Je n’ai donc pas douté. Ensuite je me suis dit que le rôle principal joué par une inconnue ne serait probablement pas très vendeur pour le film. Mais c’était légitime que cela soit moi. J’avais dépassé psychologiquement ce traumatisme et je me suis « amusée » à me replonger dans certains états tout en constatant à l’issue du tournage combien j’avais évolué et combien la colère de ces anciens états n’était plus instinctive. Beaucoup de choses se sont apaisées.
La danse vous a-t-elle également décidée à jouer le rôle ?
Eric : Andréa était le personnage. Le problème n’était pas de trouver quelqu’un qui avait vécu ça, mais de trouver une comédienne capable de jouer ça et qui en plus dansait. Je la savais très bonne comédienne. J’avais déjà travaillé avec elle sur trois spectacles. Le rapport à la caméra et à l’écran consistait simplement à baisser les curseurs. Dans la réalité de jeu la sincérité est la même.
Quel statut la danse épouse-t-elle dans la narration ?
Andréa : Plusieurs. C’est d’abord le moyen pour cette protagoniste de rejeter toute la colère, l’injustice et de l’exprimer d’une autre manière que par le silence, avec pudeur. C’est aussi une façon de préserver le public. Ces moments de respiration donnent un moyen de vivre le film de manière viscérale et permet au spectateur de pouvoir ressentir les choses, comprendre autrement l’émotion que ce qui lui est donné à voir habituellement.
Les chorégraphies étaient-elles très précises ?
Andréa : Quand je danse seule ce n’est que de l’impro. Les chorégraphies de groupe sont par contre très travaillées.
Eric : C’est vrai que la danse existe dans de nombreux films. Mais ici je pense que c’est la première fois que l’on met la danse en rapport d’expression de sentiment. Une scène se déroule et tout à coup on part dans la danse parce que c’est une expression de quelque-chose qui est en train de se passer physiquement pour le personnage. Ce n’était pas linéaire, c’était tout à coup un sentiment qui vient, on voulait rendre le sentiment visible autrement que par la parole. On avait envie de passer par le ventre plutôt que toujours par le cerveau.
Pourquoi avoir choisi Pierre Deladonchamps pour jouer Gilbert, l’ami de la famille ?
Eric : On voulait quelqu’un qui soit agréable physiquement, « le gendre idéal » et éviter l’image que malheureusement beaucoup de gens se font de la pédophilie, le gars avec un imperméable, une sorte de Marc Dutroux….
Andréa : Pour son aura, son innocence… La pédocriminalité c’est papa, maman, un oncle, une tante, un entraineur, un prof.
Le crime se passe dans l’univers quotidien…
Andréa : oui dans le cercle proche. Ce sont des gens comme le personnage bien sous tous rapports qu’interprète Pierre, qui a réussi, a une famille, des enfants…
Jouer avec une enfant, Cyrille Mairesse, était compliqué ?
Andréa : Cyrille était au courant de ce que signifiait « les chatouilles ». Elle savait ce qui se jouait. Mais on a beaucoup travaillé en champ contre-champ, elle n’entendait pas les propos de Pierre. Au cinéma c’est fantastique, les acteurs ne jouent pas forcément ensemble au même moment, sauf dans les plans larges. On a beaucoup triché. Elle n’a pas lu le scénario. On a décortiqué le scénario auprès des parents et ensuite auprès de la protection de l’enfance pour voir comment tout cela allait être joué. Pour elle on a beaucoup tourné en silence, sans répliques. C’était son regard qui comptait et on l’a amenée à jouer des émotions qui relevaient plus de l’ordre de la fatigue ou de la lassitude.
Comment en êtes-vous venu à travailler avec Karine Viard qui interprète Mado, la mère ?
Eric : On avait rêvé de tourner avec Karine et on a écrit en pensant à elle. On a eu la chance que tous les comédiens aient pu venir voir le spectacle. Ils comprenaient l’univers et pouvaient aussi se rassurer par rapport à Andréa qui allait jouer le rôle principal. A la sortie du spectacle, Karine nous a affirmé qu’elle voulait absolument faire le film.
Votre expérience au théâtre vous a-t-elle aidé à adapter votre direction d’acteur au cinéma ?
Andréa : On avait déjà visualisé les séquences dans les lieux et on savait techniquement ce qu’on faisait faire aux acteurs. Cela les rassurait de voir que l’on savait où on allait et de voir qu’on n’était pas forcément contents du jeu tout de suite.
Eric : Notre expérience de comédien nous a aidé. Le fait de se retrouver sur un plateau, j’ai souffert par moments – quand même agréablement (rires) – de certains fonctionnements de tournage, comme par exemple des gens cherchent où placer la caméra alors qu’on le savait tous les deux. En tant que comédiens on s’impliquait forcément dans la comédie. On a bien sur essayé d’avoir un bon cadre, mais on a travaillé le jeu en plus du cadre. Et le fait d’être à deux aide énormément. L’un allait voir la technique tandis que l’autre s’occupait des comédiens.
De tristes chiffres* illustrent le générique de fin, qu’espérez-vous avec ce film et après les rencontres avec le public lors des avant-premières ?
Andréa : D’un point de vue législatif on n’espère rien car c’est très lent. On continuera à porter comme d’autres cette parole médiatique. Maintenant c’est intéressant, gratifiant et très beau de voir que beaucoup de gens parlent aussi grâce au film. On reçoit de nombreux messages qui nous remercient : « Je n’ai plus honte d’en parler », « je suis allé porter plainte », « j’en ai parlé à ma famille… ». Mais cela devrait aller beaucoup plus vite en terme de prévention, de dialogue sociétal et en terme de tabou, cela me met en colère. Les gens ne se bougent pas encore assez pour déverrouiller le dialogue sur ce sujet alors qu’il y a urgence.
Eric : Le film est pour moi un des outils pour que la parole se libère afin que les victimes ne se sentent pas responsables de ce qu’elles sont. Mais il peut difficilement faire bouger les choses au niveau politique. On a effectué un parcours pour montrer le film. Le Président de la République l’a vu, des députés, et les lignes ne bougent pas plus que ça.
Ils ne vous ont pas proposé de diffuser le film dans un réseau éducatif ?
Andréa : C’est très compliqué. L’Education Nationale peut proposer, mais les portes sont très fermées par les établissements. Ils ont aussi l’impression de ne pas avoir le personnel – ce qui est juste – qui peut recevoir par après certains témoignages ou devoir faire des signalements.
Eric : En France dans pas mal d’endroits des sorties ont été faites par rapport à d’autres films moins compliqués comme sur le harcèlement à l’école et les parents ont réagi en disant que c’était leur rôle d’en parler à leurs enfants. On ne parle même pas ici de sexualité et au final les parents n’en discutent pas. Même à propos de violence, les parents s’insurgent : « Pourquoi faire des débats là-dessus ? ce n’est pas à l’institution de faire ça ». C’est très compliqué. On est très contents quand les parents viennent voir le film avec leurs enfants.
Andréa : Mais ils sont très culpabilisés par les autres parents. C’est vous dire l’ampleur du problème.
Eric : La manière dont l’enfant va recevoir le film est complètement différente de celle des parents.
Andréa : En tant qu’adulte le personnage fait référence à l’enfant que nous étions. Mais l’enfant lui-même n’en n’est pas du tout à ce stade-là. Généralement les enfants sortent de la salle en demandant « Mais pourquoi tu pleures ? » aux adultes. Cela ne les touche pas sur leur enfance.
Eric : Quand Cyrille a vraiment vu le film à Cannes, elle a pleuré par rapport au personnage de la mère.
Andréa : Ce qui révolte les enfants c’est effectivement que les parents ne soient pas présents. Et le film permet de générer le dialogue, mais beaucoup d’adultes ne le veulent pas. Ils ne savent pas comment aborder le sujet et pourtant cela permettrait de protéger les enfants.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, janvier 2019
(*) Les tristes chiffres énoncés au générique :
1 enfant sur 5 est victime de violences sexuelles selon le Conseil de l’Europe
700 enfants par an meurent des suites de maltraitance en France