« Semer des graines de réflexion », Entretien avec Sarah Hirtt pour Escapada

Avec Escapada, Sarah Hirtt réalise un premier long métrage solaire qui prend place entre la Belgique et l’Espagne, dans lequel une fratrie désunie reçoit en héritage une demeure bien encombrante. La cinéaste impose son style, nourrissant sa fiction d’expériences et de réel, lançant des réflexions sur la société dans un genre plutôt inattendu, celui de la tragi-comédie. Son film de fin d’études à l’INSAS, En attendant le Dégel, avait reçu le 2eme Prix à la Cinéfondation à Cannes en 2013. La jeune cinéaste traite le récit avec humour et légèreté, le drame n’est jamais sombre et cette fraîcheur de ton fait franchement du bien et bouscule le grand écran du cinéma belge.

Stéphanie Lannoy : Comment vous est venue l’idée de réaliser Escapada ?
Sarah Hirtt : Je souhaitais retravailler sur le thème de la fratrie comme je l’avais fait pour mon film de fin d’études, En attendant le Dégel, avec une double envie. Celle de réaliser un long métrage et de partir en Espagne. Au moment du mouvement des indignés j’étais étudiante. Cela m’avait interpelé. Une fois l’école finie j’y suis partie voir ce qu’il s’y passait, notamment par rapport au logement. J’ai rencontré des familles expulsées, des associations, mais aussi des gens du mouvement Okupa qui squattent des bâtiments appartenant aux banques ou à l’État et qui proposent des activités sociales pour les gens du quartier. Tout le côté collectif me permettait d’amener une couleur optimiste et plus lumineuse au film et aussi de relayer les thématiques qui m’intéressaient. La famille porte une histoire d’héritage, on questionne donc aussi la propriété privée et ça faisait vraiment la connexion entre les deux groupes qu’étaient la famille, la fratrie, et la collectivité.

La fratrie implique des relations parfois très conflictuelles et complexes à mettre en scène. Pourquoi ce thème et quel en est votre expérience ? Il y avait au départ une envie scénaristique. Au sein d’une même famille on trouve des personnes qui ne s’entendent pas et qui sont obligées de coexister à certains moments de leur vie, même s’ils se sont séparés pour régler des contentieux, ici en l’occurrence un problème d’héritage. J’ai une sœur jumelle, j’imagine que ce n’est pas un hasard… Je me suis rendu compte par après que les trois personnages de la fratrie représentent un peu trois parts de moi-même qui s’opposent et sont parfois en contradiction.

Comment se sont construits les personnages ? A la base le personnage principal était Gustave. Puis, j’ai eu une autre version où c’était Lou. Et ce qui m’intéressait au final c’était la fratrie. Faire ressentir ce que chacun défend pour que l’on ne reste pas sur un seul point de vue mais que tous puissent rentrer en résonance et que le spectateur puisse choisir aussi à qui il a envie de s’attacher et que cela puisse changer. Que cela fonctionne assez bien dans une dynamique.

Lou est-elle le personnage le plus ambivalent de cette fratrie ? Lou est coincée dans la fratrie. Dans cette famille on a assigné une tâche à chacun et Lou n’a pas eu son mot à dire. Elle est la petite dernière, sous le joug patriarcal de son frère ainé et elle a envie de mouvement, de voyager. L’enjeu de ce personnage est de prendre son envol ou pas.

Vous avez découvert Raphaëlle Corbisier à l’INSAS… Quand j’ai assisté aux exercices de fin d’études en théâtre cette année-là, j’étais en train de faire les castings et Raphaëlle m’a tapé dans l’œil. je lui ai proposé de venir passer l’audition. C’était assez drôle parce qu’elle était très à l’aise et m’a révélé à la fin que c’était pourtant son premier casting.

Elle crève l’écran… Raphaëlle est toute jeune et très intelligente. Elle a une réflexion très intéressante sur son travail. C’est une comédienne professionnelle qui a surtout appris le théâtre. Elle a débarqué sur un plateau sans connaître aucune technique cinéma. J’ai senti au fur et à mesure du tournage qu’elle prenait ses marques et comprenait petit à petit comment s’organisait le plateau. Francois Neycken l’a aussi pris sous son aile parce qu’il a plus l’habitude. Ils se sont assez bien entendus et c’était utile qu’ils aient ce type d’entente.

Comment avez-vous procédé pour créer cette fratrie ? François avait joué dans mon fin d’études et je voulais retravailler avec lui. Je souhaitais aussi des nouveaux visages. J’ai d’abord essayé de trouver des comédiens qui me plaisaient et qui avait l’énergie nécessaire pour le tournage. Une phrase de Bouli Lanners – un de mes professeurs de L’INSAS – m’est restée en tête alors que je devais créer une fratrie. Il m’a dit : « Sarah si tu dis aux spectateurs que les personnages sont frères et sœurs ils te croiront, peu importe le physique ». François et Raphaëlle ont très vite été complices, ils jouaient entre eux au sens premier du terme. La relation frère-sœur fonctionnait. J’ai ensuite fait passer le casting à plusieurs comédiens avec eux deux pour voir comment circulait l’énergie entre les trois et j’ai fini par choisir Yohan (Manca ndlr).

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Pourquoi avoir choisi de filmer en caméra à l’épaule ? J’aime bien cette manière de filmer. Quand on a peu de temps et de budget cela permet à la technique de ne pas empiéter sur le jeu des comédiens. J’aime les films de personnages. Je travaillais aussi avec une série de comédiens non professionnels en Espagne, plusieurs sont des militants anarchistes qui ont des accointances avec le milieu Okupa. Je désirais quelque chose d’organique qui permette d’épouser l’énergie des comédiens et laisser une certaine place à l’improvisation. J’ai parfois guidé mon chef opérateur pour qu’il filme l’un ou l’autre. On était dans une manière de filmer un petit peu plus rock ‘n’ roll.

Votre démarche a-t-elle évolué depuis le court-métrage ? Dans le court-métrage une part d’improvisation existe toujours mais je travaillais avec deux ou trois comédiens. Ici dans les scènes de groupe l’improvisation prend une ampleur toute autre, parce qu’on a 13 personnes qui improvisent et l’on doit capter ces moments à la caméra et obtenir une matière cohérente pour le montage. C’était plus compliqué à gérer mais c’était beaucoup plus riche. J’ai aussi choisi une petite fille de trois ans pour cette raison là aussi. Dans le scénario je ne lui ai jamais écrit une ligne de dialogue. Je lui expliquais certaines choses. Elle n’avait pas encore conscience de la différence entre la réalité et la fiction et dans certaines scènes elle réagit de manière complètement naturelle. Travailler avec un enfant de cet âge-là crée des hasards et permettait parfois aux autres comédiens d’être dans un rapport plus spontané avec cette enfant et avec les autres membres du groupe.

Les comédiens amateurs ont-ils toujours improvisé ? Ca dépend des scènes. Ce qui concernait la fratrie était plus écrit mais dans les scènes de groupe j’avais juste un canevas. Ils connaissaient la ligne directrice que la scène devait prendre et puis on répétait beaucoup, on essayait de construire ensemble. L’idée c’était aussi que les comédiens amateurs enrichissent le propos. Je n’avais pas envie de leur donner le texte que j’ai écrit en Belgique sur ma table de cuisine. Certains sont habitués à certaines situations comme la scène du débat par exemple, ou celle avec des policiers. Ils m’ont expliqué comment elles pouvaient se dérouler et veillaient à leur crédibilité par rapport à des situations qu’ils ont pu vivre.



Ils donnent aussi la réplique à des comédiens confirmés comme Sergi Lopez… Je partais tourner en espagnol et c’était un challenge. Face aux non professionnels j’avais aussi besoin d’avoir des acteurs d’expérience capables de « recadrer » la scène si nécessaire.

Est-ce important pour vous de créer un principe de réalité derrière la fiction ? Ici c’était important parce qu’il s’agit d’un film plutôt léger, un « Feelgood movie », mais j’interroge quand même la société actuelle. Je voulais semer des graines de réflexion sur notre manière de vivre, nos choix de vie. J’aime bien faire croire au réel et qu’une certaine poésie puisse se dégager. On filme en caméra à l’épaule et beaucoup en lumière naturelle mais je suis très attentive au choix des costumes, des décors. Au travail sur la musique également, tout ça emmène quand même discrètement le spectateur…



Escapada est aussi une fiction documentée, basée sur du réel… J’ai besoin d’un rapport à la vérité dans les films. Ensuite on peut partir dans un univers complètement inventé, mais avoir une sensation de vérité à travers ce que l’on raconte, c’est ce que j’ai essayé de chercher. Il faut bien avouer aussi que c’est un premier film avec peu de moyens et ça crée des contraintes intéressantes. On doit trouver des solutions pour pouvoir raconter notre histoire sans déployer des moyens extraordinaires. Ca oriente forcément le choix du type de mise en scène, de caméra, de petite équipe.



Vous écrivez votre second long métrage… Je suis au début de l’écriture et je cherche un ou une coscénariste. Pour Escapada des consultants m’ont aidé mais j’étais seule créditée au scénario. Ici j’ai vraiment envie d’être dans l’échange. La situation de base est celle d’une jeune mère qui accouche d’un enfant intersexe. Il présente une ambiguïté des organes sexuels et on ne sait pas si c’est une petite fille ou un petit garçon. Elle qui a une vision du monde plutôt normée, un peu stéréotypée, va être complètement bouleversée par l’arrivée de cet enfant. La question des opérations précoces va se poser. Est-ce qu’elle le normalise ou est-ce qu’elle attend qu’il soit en âge de décider? 



Vous aimez bousculer les codes chez les personnages… Oui, j’ai besoin de réfléchir moi aussi. J’étais tellement surprise de n’avoir jamais entendu parler de l’Intersexualité, il fallait absolument s’emparer d’un sujet comme celui-là et ouvrir le débat. Escapada est une réflexion sur la société. Les gens ont du mal à y vivre de manière cohérente avec leurs valeurs. Le film traite de notre système et de nos choix de vie. Ce sont des sujets auxquels je m’intéresse et le cinéma me permet de les questionner.

C’est très actuel au moment où l’on voit se multiplier des manifestations citoyennes pour le climat, les gilets jaunes etc. Les peuples se soulèvent, les questionnements ne sont pas vains… Oui et c’est un des rôles du cinéma. J’avais de nouveau envie de faire un film gai, lumineux, avec de l’espoir, même si ça peut paraître anodin je pense que c’est important. Je suis parfois tellement déprimée par le monde tel qu’il existe, qu’y amener un peu de lumière peut aussi être un geste politique. En tant que spectatrice j’ai aussi besoin de films qui me permettent de m’évader un peu, de me faire du bien et qui interrogent mon quotidien. Dans la société des choses sont en mouvement. Le rapport au collectif dont je parle dans Escapada me semble capital pour parvenir à coexister malgré nos différences, il fera partie du processus.



La fiction permet-elle de toucher plus au cœur les spectateurs par rapport à ce genre de sujet ? La fiction permet aussi plus de liberté et d’attirer un public. En documentaire malheureusement ce sont souvent des gens déjà concernés par la problématique qui viennent voir les films. Et moi j’aime la fiction. La vie est assez difficile et la fiction permet de prendre une certaine distance. Il y a un jeu de miroirs avec le réel sans y être vraiment. Et j’aime raconter des histoires, diriger des comédiens. Le documentaire pose beaucoup de problèmes éthiques dans le rapport à la personne, le rapport à sa parole. Le cinéma est quand même un art de la manipulation. Dans la fiction, les comédiens amateurs défendent certaines choses, mais ils savent qu’ils jouent un personnage, cette distance-là permet plus de liberté, d’essayer plus de choses aussi…



Une œuvre de référence ? A chaque veille de tournage je regarde Festen. Cela me rappelle qu’on peut lâcher prise. Malgré les immenses contraintes qu’il s’est imposées dans ce film, Thomas Vinterberg s’y libère complètement, il fait absolument ce qu’il veut, pose la caméra où il le souhaite et réalise un travail avec les comédiens, avec les personnages qui est hallucinant. Au moment de partir en tournage j’ai besoin de me dire : « Allez on y va, on essaie ! ». Je suis quelqu’un plutôt dans le doute, alors je me mets un petit peu de pression ! (rires).

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, mars 2019.

Escapada, Critique