« C’était le mot lien notre grand truc. Créer des liens avec nous, des liens entre les gens ».
Oeil d’or du Documentaire au dernier Festival de Cannes, Visages Villages est un road movie intime à travers la France, mené par une heureuse rencontre, celle de JR et d’Agnès Varda, qui mêlent leur amour, leur curiosité de l’autre et leur fantaisie dans des aventures humaines et déjantées en se penchant sur l’intime des personnages qu’ils rencontrent. Agnès Varda, 60 ans de cinéma, représente à elle seule un pan de l’histoire du cinéma. Issue de la Nouvelle Vague, elle réalise son premier long-métrage La pointe courte en 1955, Cléo de 5 à 7 en 1962, Sans toit ni loi remportera le Lion d’or 1985 à Venise, Les Plages d’Agnès le César du Meilleur documentaire en 2009 et en 2015, le Festival de Cannes lui attribue une Palme d’Honneur pour son œuvre.
Agnès Varda présente le film en avant-première à Ixelles, où elle est née et a présenté sa dernière exposition Patates & Compagnie. Elle demande régulièrement notre avis sur telle ou telle séquence. Pas de doute, l’humain ça la connait. Etait-ce rigolo ou pas la séquence du Louvre où JR la pousse en fauteuil roulant, référence à Bande à part de Jean-Luc Godard ? Oui, répond-on. Le film est d’une fantaisie, d’un humour et d’une bienveillance rares qui font du bien à l’âme.
Stéphanie Lannoy : Quels sont vos points communs avec JR ?
Agnès Varda : Les gens rentrent tout petits dans le camion magique de JR et en sortent, grands, magnifiques. On a le même goût de mettre les gens en valeur, qui ne sont ni connus, ni des stars ou des chefs. On a en commun que moi je filme des gens anonymes mais surtout qui n’ont pas de pouvoir. On met en valeur des personnes simples, en écoutant leurs propos.
Comment vous êtes-vous rencontrés ? Ma fille Rosalie et une amie ont voulu nous présenter parce que notre travail à chacun était très particulier. JR avait réalisé un film, Women are heroes, dans lequel il avait filmé des femmes partout dans le monde et les avait écoutées. Il était déjà dans l’intérêt d’écouter les gens. Il est venu à mon atelier un jour et m’a invité le lendemain dans le sien. C’était vraiment un coup de foudre professionnel et artistique, parce qu’on a tout de suite eu envie de travailler ensemble.
Etait-ce important pour vous de mettre les femmes en avant dans le film, notamment chez les dockers ? Oui, je suis née féministe ! Ca ne veut pas dire que je n’aime pas les hommes et parler d’eux, mais il faut parfois fois pousser un peu pour que les femmes passent devant. Et dans ce coin des dockers, elles n’étaient jamais dans le terminal. Ce n’est pas une place pour elles et nous avons décidé que ça l’était. Les rapports qu’on a eu avec les dockers et leur femmes étaient formidables. Ils nous ont aidé pendant la grève, donc ils ne prenaient pas du temps des patrons et l’ont fait de leur plein gré. On a aussi assisté aux réunions de grèves. Ils ont dit un truc magnifique à la fin : « On a fait un peu bouger les choses, changer les préjugés ». Si dans un milieu ouvrier très macho comme celui-là, on peut amener l’idée que les femmes doivent avoir une place, on est contents.
Comment se passe la rencontre avec l’autre ? Plus qu’écouter, on essaie de mettre les gens en conversation et pas en question-réponse, de manière à ce que les capacités d’invention, d’imagination puissent émerger. Ce petit garagiste à qui l’on parle des chèvres dont on coupe les cornes pour éviter qu’elle ne se battent, propose tout à coup de leur mettre des boules de tennis ou de ping pong au bout, que l’on pourrait peindre en couleurs ! D’un coup, il y a plein d’invention, de drôlerie. Ce sont des cadeaux pour nous ! Notre récompense c’est être au cœur de l’émotion de chacun, des gens que l’on filme et qui ont lâché des moments d’émotion. Il y a de la gentillesse et on n’a pas peur d’être cucul, gnangnan, parce que c’est le danger. Mais il y a une énergie de sympathie dans les rapports, on a rencontré de la sympathie énergique, c’est ça ! Et cette rencontre dans l’usine avec cet homme si bien habillé, je lui demande s’il va quelque part, il me répond que c’est son dernier jour, alors on l’écoute, ça m’a tiré les larmes. On entend toujours parler de la retraite, l’âge… Et là, il nous confie qu’il se sent au bord d’une falaise et qu’il va tomber. Ca n’est pas le langage de la sociologie politique, ce sont des personnes qui parlent à d’autre personnes.
Comment captez-vous l’intime de vos personnages ? Il faut être capable d’attraper des choses. En plus vient l’idée de la conversation, on parle avec eux, on fait des propositions, on a envie qu’il nous aident. Dans l’usine on leur demande s’ils veulent bien faire des gestes comme-ci ou comme-ça. Ce qui est intéressant c’est que si on leur fait confiance, les gens sont souvent intelligents, ont de l’imagination, de l’invention. ils ont envie et quelque-chose à exprimer. J’avais déjà fait ça avec Les glaneurs et la glaneuse. Vous avez entendu ces gens, quand ils parlent de la société ? Ils ont des idées, des positions. Une grande estime, une grande empathie, cela suffit. En plus, JR est grand et drôle. Jeanine, la fille de mineur se met à pleurer en voyant sa grande image sur sa maison. JR l’a prise dans ses bras. On ne savait pas ce qui allait arriver, c’est spontané. On est à l’écoute. Les gens sont pleins de surprise si l’on a le temps d’attendre. On voulait permettre au spectateur d’être ému par des choses qui ne sont pas du suspens, du drame, des poursuites en voitures ou des choses qui arrivent de l’espace. Il n’y a pas de revolver, pas de violence. C’est incroyable tout ce qu’il n’y a pas dans ce film ! C’était le mot lien notre grand truc. Créer des liens avec nous, des liens entre les gens.
Votre manière d’envisager le documentaire évolue-t-elle avec le temps? Les 20 dernières années j’ai surtout fait du documentaire « élargi », je dirais. Dans Les Plages D’Agnès je racontais ma vie à travers mes rencontres. Les gens que j’avais aimé et qui m’avaient aimé. Les voyages, que j’avais fait à Cuba en Chine. Plus que des confidences intimes, je racontais un peu quelqu’un dans le siècle. Les glaneurs et la glaneuse, le précédent, était quant à lui vraiment un documentaire, où il s’agissait de rencontrer les gens qui mangeaient ce que nous jetons. Il a eu un grand impact dans des groupes qui posaient des questions sur l’écologie, le recyclage. C’était un film dans le courant des grandes questions. Depuis 17 ans, le recyclage est devenu important, il y a eu des changements. Les Plages D’Agnès était plus personnel, je pensais que c’était un dernier film. Visages Villages est un documentaire particulier, on voulait aller dans plusieurs villages en France parce que JR est un urbain. Je regrette qu’il ne soit pas là avec moi car on a tout fait ensemble. Hier on était à Bologne, il y avait un grand écran, 3000 chaises et 1000 personnes debout, c’était gratuit en plus ! C’est cela que l’on veut faire, partager gratuitement avec des gens même si ce n’est pas possible car il y a un coût. Mais c’est ce que j’aimerais.
Vous êtes aussi une citadine attirée par la campagne… J’ai beaucoup regretté de ne pas avoir une grand-mère à la campagne. C’est peut-être ce qui me fait aller souvent chez des paysans car on a beaucoup à apprendre d’eux. Vous saviez que les chèvres n’avaient plus de cornes ? Vous connaissez l’agriculture de maintenant ? Dans le temps il y avait des grandes fêtes à la fin des moissons, les gens mangeaient sous les préaux… Et voilà un type qui cultive 800 hectares tout seul, dont le compagnon est son ordinateur ! Moi ça m’impressionne. Ne parlons même pas de leur situation difficile, l’Europe, le problème du lait… On n’a pas parlé de ça, on ne leur a jamais demandé pour qui ils votaient. On voulait faire des rencontres de personne à personne. Ecouter ce qu’ils avaient envie de dire, d’inventer, ou de signaler leur sympathie, ce qui était souvent le cas. Et leur donner l’occasion de s’exprimer, sans rapport avec une plainte nationale, politique. Les gens existent en tant que personne.
Comment s’est déroulé le projet du film ? Rosalie, ma fille (productrice ndlr), a compris qu’il fallait le produire d’une certaine façon. Le film s’est fait pendant un an et demi, on tournait une semaine par mois comme je suis un peu fatiguée, pas plus. On arrêtait et reprenions, en dehors de toute économie. Ca nous permettait d’avoir le temps de rechercher d’autres lieux, d’autres idées, de commencer un peu le montage pour voir « comment ça prenait », si j’ose dire. Ensuite il y a eu presque 6 mois de montage. C’est là que se fait ce que j’appelle la Cinécriture et c’est vraiment ce que j’aime faire. On condense tout les mots, les gens, le son, la musique de Chedid. Mon rêve c’est que JR et moi, on vous prenne par la main, que l’on vous fasse rencontrer des gens qui vous plaisent et que l’on vous amène jusqu’au bout.
Dans le film, JR vous demande si vous allez continuer sans plan de tournage. Vous lui répondez qu’il faut « laisser faire le hasard »… Durant ces 3 semaines où l’on ne tournait pas, on avait des occupations autres que le film, mais on se rencontrait beaucoup. On se disait « peut-être qu’on devrait aller là », dans des lieux où souvent, on avait un contact. Un assistant m’avait ainsi parlé d’un village qui a été construit et abandonné en construction, Pirou plage. Ensuite on s’organisait. On envoyait par exemple deux jeunes femmes aller voir tous les villages autour pour diffuser l’information que tel samedi on allait faire une fête là. Sinon on aurait eu personne. On a vu arriver les gens, on leur a proposé le camion. Vous avez vu, ils découpent eux-mêmes leurs images et créent des familles, c’est comme un jeu. La régisseuse et des amis avaient fait un vrai pique-nique pour qu’ils se régalent avec des préparations faites à la main. Il y avait ce côté-là, comme si c’était de l’amitié. Les enfants jouaient… C’était une journée de rencontre, on n’est pas prétentieux. Une journée de bonne humeur que l’on filmait. Jamais on n’a soulevé de problèmes et pourtant ils en ont ! Vous n’avez qu’à regarder des actualités quand tout d’un coup on déverse des tonnes de choux -fleurs… On sait que tout cela existe mais nous on dit : on va faire lien, on va faire amitié. Le hasard s’immisçait toujours. Il fallait chercher des murs et avoir la permission, à la fois pour les murs et des gens. Le hangar de l’agriculteur était tellement beau ! Une fois qu’on l’a choisi, je me suis rendue compte qu’il était à 100 mètres de la maison de Nathalie Sarraute, cette grande écrivaine que j’avais beaucoup aimée. Les éléments s’agençaient bien, on avait l’impression que le hasard nous accompagnait.
Comment s’est passé le montage ? JR était d’accord que c’était plutôt mon truc. Il venait une ou deux fois par semaine et moi j’étais tous les jours avec un Chef monteur à trouver comment vous emmener, amplifier le débat, avoir des personnes qui allaient vous toucher, vous impressionner et puis cette idée qu’il m’avait fait cadeau de faire promener mes yeux et mes doigts de pieds sur les wagons d’un train ! C’était drôle. Il disait : « tu vas voyager moins, mais je vais faire voyager des morceaux de toi ». Je lui répondais qu’il me mettait en pièce, ou qu’il m’envoyait balader, des fois. Et ce type qui regarde le train, au lieu de dire que c’est ridicule, il regarde mes orteils et dit : « c’est vrai qu’ils sont petits ! ». Evidemment, on a gardé cette réaction. Toutes les conversations, tous les dialogues sont improvisés.
La visite chez Jean-Luc Godard ne se passe pas comme prévu… JR me disait souvent qu’il aimerait connaître Jean-Luc. On avait tourné cette séquence en référence à Bande à part dans les galeries du Louvre où JR pousse mon fauteuil roulant en courant. Ce qui était culotté, c’est de l’insérer dans la séquence de l’usine. C’est un film très libre. Je me suis dit que j’allais lui faire connaître Godard. On avait rendez-vous pour 9h30, on est partis la veille pour être à l’heure, et il n’a pas ouvert. Silence radio depuis mais je lui ai envoyé le DVD. C’est un homme intelligent dont le travail est remarquable. Il faut des chercheurs dans le cinéma, donc je le soutiens, même s’il m’a piqué par cette allusion tellement forte à Jacques et à sa mort. Puisque l’on dit que c’est un documentaire, on le laisse comme c’est arrivé, avec ma peine. Et cette réaction extraordinaire de JR, qui gentiment a enlevé ses lunettes pour me faire plaisir. Le final s’est un peu monté tout seul, on a été pris par les événements.
Cela a permis aussi de ré-orienter votre récit… Bien sûr, JR a dit : « il a écrit avec toi la fin du film ». C’est lui qui a écrit la fin du film, je ne m’attendais pas du tout à ça.
Comment s’est passée la collaboration avec Matthieu Chedid qui a composé la musique ? Matthieu est un ami de JR et de mon fils Mathieu et je le connais car j’ai beaucoup tourné dans l’ile de Noirmoutier où j’ai fait Les Veuves de Noirmoutier. Je connais sa mère et sa grand-mère qui était une poétesse. On a mis Matthieu dans le coup tout de suite. Il est venu un peu au début et puis quand le film était à moitié monté.
Il a composé au fur et à mesure des différents montages ? Oui et plus on s’approchait de la fin, plus il créait des thèmes. Quand on lui a parlé du lac Léman, il a mis cette musique belle et un peu triste.
Vous avez fait appel à un crowdfunding pour produire le film… Vous avez vu comme le générique est beau ? On a voulu remercier au début du film les 600 personnes qui ont répondu à la collecte par internet. On a réuni 50 000 euros. Les débuts du tournage c’était ça, on voulait voir si on pouvait réaliser ce fim. Dès qu’on a eu un premier début de tournage on a dit à Rosalie : « Allez maintenant cherche l’argent un peu ! » (rires) Il fallait qu’on ait le temps de le faire tranquillement. Le cinéma c’est du commerce. Nous, on le fait en rêvant à autre chose. Mais Rosalie fait la production avec un associé de JR, et ils savent que tout se paie, les colleurs, les échafaudages, les échelles, les assurances, les droits… C’est une production relativement chère pour avoir l’air d’être juste deux personnes qui se promènent. Moi j’ai essayé de faire un cinéma libre, mais ce n’est pas libre de payer.
Vous avez obtenu l’Oeil d’or au Festival de Cannes… C’était extraordinaire ! On va à Cannes à une projection à 16h, modestement, sans flonflon. Ils nous ont remis le prix et c’est un Oeil d’or ! Moi qui ait les yeux à moitié foutus, et qui ai toujours basé mon travail sur le regard. Un film c’est sur des regards. Et JR ne m’a pas attendu, il met des yeux partout depuis longtemps. Ce prix est arrivé comme ça, inattendu et on a été très contents. Le film est sorti mercredi dernier en France, j’entends dire que ça marche fort. Nous on n’a pas d’argent à gagner, mais du bonheur de savoir que des gens apprécient le film, le partagent.
Avez-vous des projets ? Le cinéma qui sort en salle, ça suffit ! J’ai fait une exposition à Ixelles, à New-York, cela correspond davantage à mon rythme. On va faire un livre, on a des belles images du tournage, ce sera un livre de photos. Je veux faire des choses moins fatigantes que le cinéma et surtout moins de travail pour les sortir ! (rires) On a fait de la presse en France, en Italie. Hier on était à Bologne, demain je pars à Sète. On va à Arles aussi. On fait la tournée de bon cœur, mais je ne serais pas contre m’arrêter un peu. Et voir mes petits enfants qui arrivent de Los Angeles aujourd’hui. Les autres sont à Paris, donc j’ai quand même des choses à faire, autres qu’un film qui sort, un peu de vie quand même ! (rires)
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, juillet 2017