Julie Bertuccelli a signé de nombreux documentaires comme La Cour de Babel et Des nouvelles du cosmos. La Dernière folie de Claire Darling est son troisième long métrage de fiction après Depuis qu’Oscar est parti… en 2002, et L’Arbre avec Charlotte Gainsbourg en 2010. La cinéaste livre dans ses fictions une vision très inspirée et détachée du réel. Dans La Dernière folie de Claire Darling, le conte domine le récit à partir de thèmes plus graves comme la vieillesse, traités avec humour et légèreté.
Stéphanie Lannoy : Comment est né le projet du film ?
Julie Bertuccelli : Une amie m’avait offert un livre qui lui faisait beaucoup penser à moi. L’histoire traitait de thèmes qui me sont chers comme le rapport au temps, à la mémoire, aux drames de famille, très fortement ancrée dans ce rapport aux objets qui est assez intime. Je fais partie d’une famille qui a la « collectionnite aiguë », un amour des objets et qui est sensible à leur âme. Ils cristallisent parfois des tensions, des histoires de jalousie, de famille mais ils représentent aussi des madeleines du passé. Les endroits qu’on a aimés, les voyages, les lieux… Cette histoire contenait tout ça en même temps et ce puzzle que pouvaient raconter les objets en une journée qui retrace aussi toute une vie.
Vous avez adapté le roman de Lynda Rutledge, « Le Dernier vide-grenier de Faith Bass Darling »… C’est un livre américain que j’ai adapté en français. Quand on adapte un livre, la matière est assez forte, mais il faut parvenir à la trahir, à se l’approprier. J’ai ajouté des visions plus oniriques qui n’étaient pas dans le livre comme cet entrelacement un peu organique entre le présent et le passé. Je n’avais pas envie du flash-back classique, je voulais trouver une forme à la manière dont je vis le passé parce que les souvenirs sont rarement objectifs. On se souvient des gens dans un lieu, on revoit des choses un peu en hologrammes. Dans une vision, le passé est inscrit dans le présent et le transforme. Ce n’est pas juste quelque chose de déconnecté, le passé est moteur d’émotions sur le moment et il est aussi re-digéré par rapport au présent. C’est un grand classique de dire ça, mais à l’image je voulais traiter de ce thème.
Vous avez collaboré avec Sophie Fillières à l’écriture du scénario, aviez-vous besoin de vous confronter à un second regard ? J’ai adapté L’Arbre, mon dernier film pratiquement toute seule. A la fin j’ai appelé à la rescousse quelques personnes pour m’aider, mais c’est vrai que c’est dur d’écrire un scénario seule pendant un an et demi. Ce livre était tellement proche de moi, j’avais besoin que quelqu’un me fasse prendre du recul et puis Sophie est une excellente scénariste. Dans le livre le personnage était beaucoup plus malade, je n’avais pas envie de traiter ça de cette manière. Je voulais utiliser les différentes possibilités qu’offrent notre âme, notre cerveau, à la fois par rapport aux pertes de mémoire et aux impressions de vision. Le retour du fils était dans le livre, et j’ai voulu jouer des visions oniriques comme la farandole d’enfants, les papillons, les vélos dans l’arbre… Des éléments qui sont plutôt de l’ordre de ce que l’on re-convoque quand on imagine que c’est son dernier jour.
Les univers comme le cirque ou le monde endormi du Vieux manoir sont très stylisés. Peut-on qualifier ce film de conte ? Il est de l’ordre du conte réaliste, oui. Ce n’est pas une histoire triste, un drame, une femme qui pense qu’elle va mourir. C’est plutôt un retour sur sa vie, sur un lâcher-prise un peu joyeux. Elle retraverse des moments difficiles donc l’émotion est au rendez-vous.
Ecrire les époques en parallèle en ajoutant des personnages devait être complexe… Il fallait distiller petit à petit des indices qui nous fassent comprendre petit à petit ce qu’il s’est passé sans forcément tout révéler. Suivre une chronologie sans y être enfermés pour permettre des allers-retours, que tout ne soit pas chronologique et qu’on comprenne malgré tout l’histoire. Il fallait des mystères. Ca n’a pas été simple à construire mais c’était en même temps assez jubilatoire à faire. Même après avoir passé un an et demi à l’écrire, on reconstruit un peu au tournage et au montage on recommence. Même si on a pas mal suivi la trame certaines scènes ont changé de place. On a réécrit jusqu’à la musique.
Très jolie musique d’Olivier Daviaud… On a été très heureux de travailler ensemble. Il a composé cette valse qui est aussi de l’ordre du conte mélancolique, un peu joyeuse. Il a compris le thème du temps, la mécanique de l’horloge… Je ne voulais pas que la musique soit dramatique et rajoute de l’émotion. Je souhaitais qu’on soit dans une émotion pas complètement triste, plutôt souriante.
Pourquoi avoir choisi Catherine Deneuve pour interpréter Claire Darling ? J’ai attendu d’avoir écrit le scénario pour me poser la question. C’est un deuil à faire si l’on a écrit un film pendant si longtemps en imaginant quelqu’un dans le rôle et que cela échoue. J’ai toujours un peu peur de ça. Catherine Deneuve était l’une des actrices qui semblait une évidence pour ce film et puis c’est la première à qui j’ai demandé qui a accepté, c’était très enthousiasmant. Avec le défi qu’il fallait la trouver jeune à 40 ans. Alice Taglioni était parfaite pour ça. J’avais vu qu’elle avait une ressemblance, une beauté, un éclat, une froideur aussi, quelque chose d’assez mystérieux. Et puis bien sûr Chiara Mastroianni ensuite. Au départ j’ai eu peur que le couple mère fille face écran, surtout qu’elles avaient déjà joué ensemble. Finalement je me suis laissé portée par l’envie que moi aussi j’intégrais beaucoup de choses intimes et personnelles. Ca me touchait qu’elles aussi aient ce rapport organique au réel, mêmes si elles s’entendent bien et ne sont pas du tout dans la tension des personnages. J’aime bien jouer avec la réalité. Je les ai aussi choisies, bien sûr, parce que ce sont d’excellentes actrices.
Cette maison est un véritable personnage avec tous ses objets, comment avez-vous trouvé les décors ? Cette maison était une évidence dès la lecture du livre. Maison de famille, elle est devenue l’une des raisons fondamentales pour moi de faire ce film, j’y avais un attachement particulier. J’ai apporté certains de mes objets dans cette maison. J’ai essayé de reconstituer l’atmosphère de l’époque chez ma grand-mère. Tout en changeant des choses évidemment et avec d’autres objets qu’on a trouvés. Ca a été un énorme boulot jubilatoire.
Vous avez beaucoup travaillé avec le décorateur… C’était assez motivant pour lui de travailler avec une réalisatrice totalement impliquée dans les décors et bien sûr il avait des propositions à faire, il a modifié de nombreuses choses. C’est un énorme travail pour lui en terme d’accessoires, de meubles, d’objets présents, de reconstitution, de vieillissement/rajeunissement du jardin, c’était un film très complexe. Pour lui ça a été un enchantement et pour moi ces moments ont été je crois les plus joyeux de la préparation. J’ai ajouté des objets qui n’étaient pas dans le livre. Il n’y avait pas de collection d’automates. Il y avait des lampes, l’horloge-éléphant mais pas d’animaux empaillés, ni de papillons, c’est moi qui les ai inventés. Un seul automate appartenait à ma grand-mère, elle les collectionnait. Ces automates sont une madeleine d’enfance. J’ai amené des éléments très intimes et qui en même temps donnaient un sens concret au film de l’ordre de l’évidence.
Vous voyez des choses intimes dans ce film que le spectateur ne voit pas… Ce n’est pas grave si cela ne se voit pas, ça touche les gens parce que c’est très vrai. C’est toujours la même chose, dans les documentaires que j’ai réalisés en Géorgie ou en Australie, je m’étais tellement imprégnée des pays, j’ai vraiment vécu de l’intérieur certains décors. C’était tellement ancré dans une réalité que cela devenait universel. Si l’on veut faire des cartes postales, des images que l’on croit être universelles on se trompe, parce qu’elles ne seront pas incarnées. Alors que là, plus c’est habité par quelqu’un ou simplement par un élément intime, plus ça touche les autres, ils s’y retrouvent. Beaucoup de spectateurs reconnaissent un objet qui leur fait penser à leur grand-mère. Il faut habiter ses films pour qu’ils touchent plus l’intime et qu’ils deviennent universels.
Vous conservez votre méthode de travail documentaire… Comme lorsque je réalise un documentaire, le livre devient une réalité grâce à laquelle je peux ajouter mon imaginaire, le transformer et en même temps avoir la distance qu’il faut pour ne pas faire des films trop autobiographiques. En documentaire j’observe, je passe du temps à regarder les autres. Et évidemment mon rapport aux gens existe, si je m’intéresse à telle personne c’est que nous avons des choses en commun, mais c’est beaucoup moins personnel.
« La beauté des des objets qui nous entourent élèvent l’âme » déclare Claire Darling. C’est une phrase qui vous parle ? C’est tout à fait ça ! Je suis souvent entourée – parfois ça peut être du kitsch ou plus ou moins beau – par quelque chose où je trouve de la beauté humaine. Soit des objets faits par l’homme qui sont une œuvre d’art à leur manière, ou des objets très utiles et banals, qui ont un charme, une poésie, un humour. Etre entourée de choses que je trouve belles me fait du bien, ça me rassure. Ca m’élève l’âme dans le sens ou j’ai foi en l’humanité, dans ce qu’elle crée artistiquement, pour essayer de supporter tous les autres mauvais côtés. Ca permet de rester digne de l’humanité que d’aimer la beauté, de s’intéresser à l’art. Il n’y a que ça de vrai au fond, que ce soit le cinéma, la peinture, la danse, la musique, le théâtre, la sculpture, tous les arts me nourrissent et s’il n’y avait pas ça je pense que je serais totalement désespérée de l’être humain. Il faut de temps en temps voir le beau côté des choses sinon c’est tragique.
Quels sont vos projets ? j’ai déjà un projet de nouvelle fiction – un petit miracle – que je tournerai normalement au Canada l’an prochain. Il s’agit d’une autre adaptation d’un livre suédois Les Chaussures Italiennes de Henning Mankell, qui m’avait bouleversée il y a longtemps. Mais entre le casting et le financement, on n’est jamais vraiment sûrs de faire le film… Et je continuerai ensuite j’espère, les documentaires. La rencontre que j’ai vécue avec Des nouvelles du cosmos m’a tellement bouleversée que pour l’instant les autres idées de documentaires sont un peu en-deçà. Ce sont les deux passions de ma vie. Deux manières différentes de faire du cinéma, de raconter des histoires et de se réapproprier le réel que j’aime.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, 2019