La Fameuse Invasion des Ours en Sicile est le premier long métrage d’animation du célèbre auteur de bande dessinée, peintre et illustrateur italien Lorenzo Mattotti. Cet amateur de contes et d’imaginaire adapte au cinéma le livre de l’un de ses auteurs fétiches, un classique de la littérature de Dino Buzzati. Le film a été présenté à Cannes en section Un Certain Regard où il a tout bonnement ravi le public.
Stéphanie Lannoy : Pourquoi choisir d’adapter précisément ce conte de Dino Buzzati ?
Lorenzo Mattotti : Buzzati m’a toujours beaucoup influencé dans la manière d’écrire et aussi de dessiner. Je fais beaucoup de références à son travail dans mes œuvres. Ce livre avait de grandes potentialités et je me demandais pourquoi personne ne l’avait adapté en long métrage d’animation. L’histoire est tellement riche et universelle. J’ai fait lire ce livre à ma productrice Valérie Schermann qui a adoré. On a alors essayé d’obtenir les droits, convaincus que cela pouvait devenir un très beau film d’aventures.
Vous avez co-écrit le scénario avec deux scénaristes qui viennent du cinéma, Thomas Bidegain et Jean-Luc Fromental, comment s’est passée cette collaboration ? De façon très classique, j’ai l’habitude de travailler avec des scénaristes pour mes bandes dessinées. Ici, l’histoire nécessitait une logique cinématographique plus forte que dans la littérature ou dans la bande dessinée, où l’on peut parfois résoudre des situations avec deux mots, comme le fait Buzzati. Certaines situations étaient très compliquées à transposer au cinéma et on a passé beaucoup de temps à trouver cette logique.
Adapter un livre au cinéma signifie parfois le trahir… Le drame était de résumer cette histoire tellement riche en une heure vingt. On a dû en ôter des idées graphiques et créatrices, mais on a gardé la structure du livre. On lui a ensuite donné une linéarité que le livre n’a pas, car il contient de nombreuses disgressions. On s’est aussi aperçus qu’elle était dépourvue de personnages féminins, ce qui était impossible. On avait aussi l’envie de conserver le narrateur qui dialogue constamment avec les spectateurs. C’est un classique de ces livres-là, Buzzati parle tout le temps avec son public d’enfants. On a inventé Gédéon et Almerina qui se promènent dans les montagnes selon la vieille tradition sicilienne du « Cantastorie », pour raconter des histoires. Le vieil ours lui aussi raconte. Le fait qu’ils soient tous à la fois narrateur et public nous a permis de créer un passage entre la première et la deuxième partie. Ce récit était complexe aussi parce qu’il présente un avant et un après et au cinéma subsiste toujours le risque de faire deux films différents.
On peut perdre le spectateur… Oui, et la préparation a été très longue parce qu’on voulait être sûrs que cela fonctionne. En plus j’avais peur de l’aspect très dialogué de l’histoire, que ce soit pour le narrateur ou les protagonistes. On a commencé à enlever un peu de dialogues, sans jamais vraiment couper de grandes scènes mais de petites choses de-ci de-là, pour garder l’équilibre et ne pas détruire la structure du livre. On a ainsi pu trouver le rythme de la narration.
Le rythme s’est imposé en amont ? Dans le film d’animation on décide de tout avant. Et c’est étrange, parce qu’on travaille avec des images fixes. Le mouvement intervient au moment du montage des séquences. C’est très compliqué de rentrer dans ce processus, surtout si l’on n’a pas l’expérience comme réalisateur de réfléchir aux images l’une derrière l’autre, au découpage, et le storyboard a été très utile.
L’univers visuel de « La fameuse Invasion des Ours en Sicile » est très singulier, les personnages se perdent dans l’immensité des paysages… Je voulais conserver l’esprit de Buzzati qui était aussi dessinateur et illustrateur. Garder les grands paysages de ses images, les proportions des personnages minuscules, c’est à dire conserver tous les espaces de son monde.
Toutes ces couleurs éclatantes participent également à l’enchantement de ce conte… Les couleurs font partie de l’imaginaire du dessin. Je souhaitais éviter la matière, le papier et le crayon. Je préférais que l’illustration aille vers le cinéma plutôt que le cinéma aille vers l’illustration. Et utiliser l’espace, la profondeur et la richesse du cinéma.
Justement, vous abandonnez ici un peu vos habitudes comme le pastel… Absolument, c’était un choix. Le dessin est créé par les couleurs de l’ordinateur, tout est dessiné à la tablette.
Quelle technique avez-vous utilisé préalablement au dessin sur ordinateur ? Mes dessins originaux sont tous faits au crayon et pastel, c’est ma technique. Je ne désirais pas que le film soit un « film de Mattotti », mais un film sur le monde des ours avec Buzzatti, Mattotti et toute l’équipe du film. L’esthétique s’est imposée avec notre possibilité technique et les capacités des animateurs, sans partir du fait que je voulais utiliser mes crayons. Il s’agissait de s’adapter peu à peu à tous les talents qu’on avait autour pour créer ce monde.
Il y a quand même votre « coup de crayon », notamment au niveau des corps, des formes expressionnistes… On a beaucoup travaillé sur les ombres, c’est pratiquement un travail parallèle à l’animation. Tous les personnages principaux ont des ombres, les fantômes aussi avec toute leur étrangeté. Et les projections sur les murs sont toutes faites à la main.
Pour réaliser ces formes expressionnistes, certaines œuvres vous ont-elles influencé ? C’est ma culture graphique depuis 40 ans. Evidemment il y a tout le cinéma expressionniste, Fellini et les grands paysages spectaculaires du cinéma d’aventure. Je me suis retrouvé à faire une sorte de commedia dell’arte sans en être un grand spécialiste. Mon style est plutôt dramatique, contemplatif. J’ai toujours pensé les dialogues avec cette idée de petit théâtre fait de carton. Les personnages sont presque des marionnettes, des masques de théâtre, chacun avec sa caractérisation, et j’ai joué avec certains dialogues issus de la tradition de la comédie italienne.
Les poèmes en vers sont récités par la voix de Jean-Claude Carrière… Les poèmes sont déjà chez Buzzati. Le cantastorie passait de village en village avec un accordéon ou une guitare, il prenait de grands panneaux colorés dessinés qu’il déclamait et attirait la foule. Il racontait des histoires de faits divers, comme Roland à la Bataille par exemple, à la manière de chansons. Nous avons essayé de conserver ces petites chansons, ces petits poèmes en vers et rimes dont Buzzati a gardé le côté traditionnel.
Ce conte a été écrit après la seconde guerre mondiale, le réaliser aujourd’hui faisait sens pour vous ? Quand je l’ai lu je n’ai même pas pensé au fait qu’il avait été écrit après la guerre, j’étais jeune. Aujourd’hui je le vois avec d’autres significations. C’est un peu la magie des contes universels de pouvoir se renouveler dans le temps avec de nouveaux sujets. C’est incroyable comme ses thèmes sont contemporains. Le mélange entre la nature et l’homme, la trahison de l’homme sur la nature, quitter la nature pour aller vers les hommes, prendre tous les vices des hommes et changer ses propres racines, voir son fils se transformer et perdre les traditions paternelles, le rapport avec le pouvoir, ne pas être capable de gérer des choses très complexes, se retrouver à faire des choses dures et méchantes pour de bonnes causes. C’est très shakespearien. Il est très important de raconter des histoires riches aux enfants sans donner de solution, cela leur insuffle l’idée que la réalité est complexe et permet de les faire réfléchir. Dans l’œuvre de Buzzati il y a toujours une nostalgie pour la perte de la nature qui perd sa force et son mystère à cause des hommes.
Cette thématique résonne aussi très fort aujourd’hui. Exactement, comme la question de la coexistence. La nature et la civilisation peuvent-elles parvenir à coexister ? Deux différentes entités peuvent-elles se mélanger et vivre ? C’est tellement compliqué… Ce sont des sujets qui provoquent la réflexion.
Comment avez-vous sélectionné les voix des personnages ? J’avais déjà des idées très précises parce qu’on avait fait un casting en Italie. Quand j’ai entendu la voix de Leila Bekhti c’était parfait parce qu’elle était très similaire à la voix italienne. Lorsque l’on fait les animatiques, les essais, nous faisons les voix nous-mêmes. La capacité de Thomas Bidegain à interpréter Gédéon était incroyable, on rigolait tout le temps. On a fait un casting, j’avais choisi un acteur très connu. Mais au moment d’enregistrer les voix il n’y avait pas la même énergie que Thomas insufflait au personnage. Je lui ai alors demandé d’interpréter Gédéon et c’est magnifique. Nous n’avons pas cherché de stars pour le film, mais plutôt la caractérisation des personnages. C’est très important pour les films d’animation que les personnages soient très caractérisés et on a bien sûr enregistré les voix avant.
Cela permet de déterminer le temps du récit ? Cela détermine la longueur des dialogues et ça aide beaucoup les animateurs dans l’énergie, à la fois dans la manière de dire les mots et de faire les choses. On filmait aussi les acteurs pendant qu’ils racontaient pour voir leurs expressions, c’est une technique ancienne qui vient de Disney.
Quels étaient vos désidératas pour la musique ? Je connaissais René Aubry depuis longtemps, il a composé beaucoup de musiques pour Caroline Carlson et pour la danse. Je voulais sa légèreté, sa capacité à faire danser et donner une atmosphère poétique à tout le film. Il fallait soulever le film avec une légèreté, une joie, « un plaisir à raconter », parce qu’on aurait pu très bien assombrir le récit et le faire sombrer dans la mélancolie. Ici on joue avec le mystère et à l’opposé, la joie. Il y a ces fantômes menaçants et la peur des fantômes. Les ours n’ont même pas peur parce qu’ils ne savent même pas ce que c’est, ils se mettent alors à danser. Ce sont les magnifiques subterfuges de Buzzati.
Votre long-métrage a été sélectionné à Cannes, qu’en avez-vous pensé ? J’étais très content d’être sélectionné à Un Certain Regard. Ce n’est pas un film très sombre ni très difficile, mais ils ont quand même beaucoup aimé et ont choisi de le sélectionner. C’est très important pour le film. Nous voulions réaliser un film populaire. Et on se confrontait au problème d’un film déjà trop estampillé « film d’auteur », avec l’association des noms « Mattotti – Buzzati ». Tout le monde disait que cela allait être très triste, sombre, mélancolique et en fait non. Nous voulions prouver que cela pouvait être une grande histoire populaire et spectaculaire pour tous. On s’est toujours défendu d’entreprendre un film élitiste, on voulait faire un film populaire pour les enfants.
Finalement la sélection à Cannes ne tombait pas si bien que cela pour en faire un film « populaire », elle qui catégorise plutôt les films d’auteurs… D’un autre côté les spectateurs à Cannes ont quand même pris un souffle d’air frais avec le film. Enfin un film un peu joyeux ! Même quand c’est un peu dramatique il y a toujours en filigrane une joie de raconter.
Que retenez-vous de cette expérience de premier long-métrage dans votre carrière ? C’est cinq ans d’expérience. Comme quelqu’un qui a réussi à aller sur l’Himalaya sans oxygène. C’est un miracle qu’on ait réussi à faire tout ça…
Et par rapport à votre art… J’ai appris beaucoup. Humainement et techniquement. C’était très difficile de toujours remettre en discussion ma façon de faire avec l’équipe. D’un autre coté j’essayais d’être toujours complice avec eux, de les rassurer tout le temps pour qu’ils puissent créer. Au cinéma le film d’animation doit se construire de cette manière. Il faut toujours être à l’écoute mais aussi être capable d’expliquer les choses. Et de temps en temps les chefs animateurs donnaient la vie au personnage, c’est magnifique. Comme le chef décorateur Julien De Man me créait des lumières, des détails extraordinaires. Tout ça enrichi encore plus mes images. La production finale s’est très bien passée avec toute l’équipe grâce à la gigantesque préparation qu’on avait fait préalablement.
Quels sont vos projets ? On est curieux de savoir comment va marcher le film au moment de la sortie. C’est un grand pari… Après on verra. Je suis rentré à mon atelier, je dessine pour moi. Je dois retrouver mon monde. Travailler toujours la même histoire pendant cinq ans c’est quand même étrange et je me demandais toujours si ça valait la peine.
En peinture le résultat est plus immédiat… C’est le plus grand exercice zen de ma vie ! Il faut toujours avoir une énorme patience positive, ne pas désespérer, mais d’un autre côté ne pas être trop enthousiaste non plus, parce que le processus est très long. L’enthousiasme arrive vers la fin quand on termine. Il faut rester concentré et heureusement il y a une équipe qui, quand on est un peu fatigué de toute façon travaille. Même si je suis fatigué l’animateur avance et fait des choses ou mon assistant réalisateur me consulte. L’équipe implique une complicité. On fait partie d’un team et tous ensemble on essaie de créer cette cathédrale.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2019