Fascinant. Voilà qui décrit Swallow, le premier long métrage de Carlo Mirabella-Davis, lauréat de nombreux prix dans les Festivals et notamment un Prix Spécial au 45ème festival du Cinéma américain de Deauville. Par son sujet d’abord, la maladie de pica et par son genre d’élégant thriller Hitchcockien. Le cinéaste aurait pu être dévasté par l’arrêt brutal des projections de Swallow commencées en France, à New York et Los Angeles aux Etats-Unis le 6 mars. Il plaisante même sur le petit profit acquis lors de la projection du film le week-end dernier dans le seul cinéma des Etats-Unis encore ouvert, un drive-in qui l’a propulsé – de fait – un temps comme number one du box-office. Heureux que le film puisse être découvert en ligne, il constate sur les réseaux sociaux une vraie connexion avec le public. Il nous a invité chez lui pour un entretien confiné depuis New York alors que la crise sanitaire s’amplifie. Sa première préoccupation est de savoir tout le monde en sécurité, confiné chez soi tant que faire se peut.
D’où vous vient l’idée si singulière de ce film ? Le scénario m’a été inspiré par ma grand-mère qui était femme au foyer dans les années 50 et qui a développé de très sérieux rituels de contrôle pour faire face à un mariage malheureux. Elle se lavait les mains de manière obsessionnelle. Elle utilisait 5 pains de savon par jour et 12 bouteilles d’alcool à 90 degrés par semaine. Je crois qu’elle cherchait à mettre de l’ordre dans une vie où elle se sentait de plus en plus impuissante. Mon grand-père consultait les meilleurs docteurs et l’a placée dans un hôpital psychiatrique où elle a subi des électrochocs, une thérapie par choc insulinique (thérapie qui par injection d’insuline provoque de nombreux comas ndlr) et une lobotomie qui lui a fait perdre le goût et l’odorat. J’ai toujours pensé qu’il y avait une forme de punition dans ce qui lui est arrivé. D’une certaine manière elle était punie de ne pas correspondre à ce que la société attendait d’elle en tant qu’épouse et mère. J’ai toujours voulu réaliser un film sur ce sujet. Mais le lavage de main n’est pas cinématographique.
Aujourd’hui il le serait… Aujourd’hui peut-être, car tout le monde le fait de manière obsessionnelle ! (rires). A ce moment-là j’ai vu les photos du contenu de l’estomac d’une personne atteinte du pica étalé sur une table comme s’il s’agissait de fouilles archéologiques. J’étais fasciné. Je voulais savoir ce qui dans ces objets attirait les patients. Il semblait y avoir une sorte de communion avec eux, quelque chose de mystique. J’ai aussi fait beaucoup de recherche sur les TOC dont d’une certaine manière le pica fait partie et sur les troubles alimentaires. Même si cette maladie comportementale reste obscure, je voulais que le public puisse créer un lien avec cette histoire, qu’elle soit universelle. Que les gens puissent se dire « J’ai ressenti ce genre de douleur » ou « Je me suis également retrouvé dans une situation dont je n’avais pas le contrôle…».
Pourquoi avoir choisi la comédienne Haley Bennett pour interpréter le rôle de Hunter ? Quand nous avons commencé le processus de casting nous avions conscience d’avoir besoin d’une incroyable actrice pour jouer Hunter, parce qu’elle apparait dans chaque scène, de nombreuses séquences sont non dialoguées et le sujet du film est aussi très intense. Nous savions que nous avions besoin d’une actrice capable de générer de l’empathie de manière à ce que le public ait un lien avec le personnage et puisse s’y identifier. L’enjeu était important, nous le savions et ma directrice de casting Allison Twardziak a recommandé Haley Bennett. Je l’ai vu dans La fille du train où elle est formidable. Je lui ai écrit une lettre pour lui proposer le rôle. Je pensais ne jamais avoir de ses nouvelles mais elle a accepté de me rencontrer. Un lien presque télépathique a tout de suite existé entre nous. Nous avons tout de suite su que nous voulions raconter cette histoire ensemble. Haley intervient aussi en tant que productrice exécutive. Elle n’a pas compté son temps et a mis son âme dans ce projet. Elle délivre une vraie performance d’actrice. Hunter porte plusieurs masques dans le film. Le premier est ce sourire classique qui reflète ce que son mari veut qu’elle soit, le second traduit sa douleur, ses doutes, « Est-ce bien là ma place ? ». Le 3eme est son moi profond. Haley est tellement douée avec ces strates émotionnelles ! Elle est capable de vous exprimer tous ces masques simultanément avec juste un clignement d’œil ou en touchant ses cheveux.
De Swallow émanent des saveurs de thriller hitchcockien. Qu’en pensez-vous ? Tout à fait. J’adore Hitchcock, il m’obsède! Je donne un cours entier sur Psycho. Ce cinéaste a une influence majeure sur mon travail. J’ai toujours été fasciné car chaque pan de la réalisation d’un film est une opportunité pour lui d’illuminer le fonctionnement de l’esprit du personnage. Après avoir vu Psycho pour la première fois, j’ai lu un essai à propos de l’hôtel qui était une préfiguration de l’état mental de Norman Bates. Et la maison derrière l’hôtel est comme son esprit inconscient. Ce concept dans son ensemble m’a beaucoup inspiré. J’aime aussi la théorie des couleurs de Hitchcock. Rouge et jaune sont des couleurs dangereuses ou fortes tandis que le vert est considéré comme signifiant la mort. Il réfléchissait à la signification de chaque couleur qu’il faisait figurer à l’écran.
Katelin Arizmendi a assuré la photographie du film… Katelin est un génie visionnaire. Elle est très douée dans la création de compositions qui articulent l’état émotionnel des personnages. J’ai vraiment été inspiré dans ma collaboration avec elle parce qu’elle a travaillé tellement dur pour nous montrer le monde par les yeux de Hunter… Elle excelle à nous placer dans les chaussures du personnage principal. Nous avons développé Kate et moi un ensemble de règles strictes concernant la direction photo. Des règles que Kate allait briser aux jonctions émotionnelles du film. Par exemple au début, Kate cadre une série de plans larges, des compositions très formelles dans lesquelles Hunter est perdue ou dominée par le cadre. Et Kate utilise soudainement un gros plan, coupe ainsi la profondeur de champ pour vous attirer dans l’expérience vécue par Hunter ou pour illustrer la manière dont elle est hypnotisée par un objet. Ou bien elle emploie la caméra à l’épaule pour effectuer un changement et briser le statuquo. C’était très excitant à voir.
Dans plusieurs scènes, au début du film notamment, Hunter ne parle pas. Cela vous oblige encore plus à créer autour de ce silence… Il existe de nombreux moments dans le film sans dialogue. Nous devons raconter l’histoire à travers la micro-calibration de l’espace de Haley et son habileté à exprimer un large éventail d’émotions par son regard et ses expressions physiques. La judicieuse Direction photo de Kate nous guide également à travers les pensées de Hunter et ses émotions. Il y a aussi la très puissante bande originale composée par Nathan Halpern. La musique est un personnage en soi. Et nous avons tenté d’utiliser le sound design pour illustrer l’univers intérieur de Hunter. Tous ces éléments doivent entrer en synergie pour raconter ce que qu’elle traverse.
Vous souhaitiez placer le public dans des conditions d’immersion par rapport au récit… Absolument. Je souhaitais créer une expérience subjective où l’on voit et on ressent les choses à travers le personnage principal. C’était très important car comme je l’ai dit il s’agit d’une histoire singulière, un peu troublante et le challenge consiste vraiment à y amener le public afin que nous puissions sympathiser et nous connecter avec ce qu’elle ressent. L’autre raison est que le pica est lié à la nature tactile des choses. Il fallait insister sur la manière dont les choses se sentent et parvenir à déceler une sorte de pouvoir et de présence dans les objets inanimés. Nous souhaitions insuffler à chaque objet une sorte d’âme, une saveur émotionnelle.
C’est drôle, vous évoquez une saveur en évoquant des objets et au début du film Hunter est à l’état d’objet. Elle est perdue, seule et silencieuse dans cette immense villa. Elle est à l’intérieur mais elle fait partie elle-même de ce décor… J’aime cette interprétation. Elle évoque beaucoup ce que nous cherchions à faire. Son mari la voit comme un ornement de la maison, une possession, une sorte de complément à sa vie. Tout comme les objets qu’elle ingère. Et la maison elle-même avec ses murs transparents devient comme un musée, une prison de verre. A première vue Hunter parait parfaite. Elle est issue d’un milieu populaire, elle est encadrée par sa belle-famille et s’entend dire ce qui la rend heureuse, qui elle est, ce qu’elle devrait désirer. Nous avons tenté de créer l’univers de la riche famille patriarcale de la manière dont le monde nous est souvent vendu dans les magazines, les publicités, comme un objectif à atteindre pour tous. Une fois à l’intérieur elle réalise qu’il y a quelque chose de sinistre caché sous ce vernis et qu’ils essaient de la contrôler, alors qu’elle espère tellement réussir à remplir le rôle qu’on lui a assigné. Elle commence aussi à réaliser que la famille la voit un peu comme un réceptacle.
Dans le film il me semble que la chose la plus fascinante est l’évolution de Hunter. Au début du film elle semble vivre à l’époque des sixties et à la fin elle devient une femme d’aujourd’hui, libre. L’évolution du personnage principal était-elle le challenge du film lors de l’écriture du scénario et par la suite ? C’est intéressant. Je suis content que vous ressentiez cela et j’aime beaucoup votre description de Hunter qui passe des sixties au présent car nous avons essayé de donner cette sensation au film. Il commence un peu stylisé à la manière des années 50 pour représenter ce vieux sexisme d’arrière-garde toujours présent aujourd’hui, sous la surface. Et à mesure que Hunter parcourt son voyage psychologique le style du film devient plus réaliste, dans la réalisation, la décoration et les costumes pour refléter cette évolution. Mais en terme d’écriture ce n’était pas difficile à faire. J’ai toujours été passionné par ce qu’on appelle dans le jargon des scénaristes, « la transformation psychologique du personnage ». C’est-à-dire la distance entre d’où le personnage part et où il arrive émotionnellement, psychologiquement et philosophiquement. On regarde parfois des films en se disant que l’histoire est plutôt sympa mais qu’on ne ressent pas grand-chose. Cela se produit lorsqu’il n’y a pas de mouvement psychologique. Le personnage est alors le même au début et à la fin. Le public ressent ça. Parfois je vais au cinéma juste pour voir cette évolution. C’est là qu’un acteur peut vraiment plonger et créer un éventail d’expériences. Et en tant qu’êtres humains c’est ce à quoi nous nous employons. Nous changeons à mesure que nous vivons et grandissons.
A part Mr Hitchcock, quels cinéastes et quels films ont une influence sur votre travail ? Chantal Akerman a une grande influence. Jeanne Dielman et La Captive m’ont beaucoup inspiré pour ce film. Rosemary’s Baby, Safe de Todd haynes, A Women under the influence de Cassavetes, Agnès Varda, Bryan De Palma, les « Body Horror » comme The Thing de John Carpenter, Cronenberg… J’aime aussi beaucoup les films de Dario Argento. Les films d’horreur, l’original de Suspiria, Profondo Rosso. Tous ces longs métrages ont une esthétique très signifiante pour moi. Je m’intéresse également à la nouvelle vague de films de genre avec des pionniers comme Jordan Peele avec Get Out, Us, ou encore Hereditary et Babadook. De nombreux et fascinants films d’horreur portent en eux une incroyable signification sociale avec des protagonistes riches, vibrants. L’horreur est un genre très intéressant parce que tellement viscéral et puissant. Si on l’enrichit de protagonistes en trois dimensions auxquels on s’attache, un véritable impact cathartique se produit.
Swallow parle aussi de féminisme… Nous le considérons comme un film féministe. Les 2/3 de l’équipe étaient des femmes et les autres départements en comprenaient également. J’ai eu beaucoup de chance que ces femmes et artistes exceptionnelles aient accepté de raconter l’histoire de ma grand-mère. Au début mon producteur et moi étions très inquiets que le regard masculin (le fameux male gaze ndlr) soit un problème, qu’il ait un impact sur l’authenticité du film. A la place de l’ignorer – ce que font de nombreux réalisateurs en se disant « Ca passera ! » – nous avons beaucoup discuté sur comment le contrecarrer en le considérant comme un problème potentiel. En faisant ça nous avons créé une équipe solide qui oeuvre à rendre l’authenticité du récit. D’un autre côté, j’ai été élevé dans une famille féministe. L’histoire de ma grand-mère a toujours été présente dans mon esprit. Et mon identité de genre a aussi été un peu mouvante dans ma vie. Lorsque j’avais une vingtaine d’année j’ai traversé une période où je m’identifiais comme une femme, je portais des vêtements féminins, j’avais un prénom différent. Ce fut un moment essentiel et merveilleux de ma vie qui fut aussi très instructif. Lorsque vous êtes élevé comme un homme vous ne voyez pas toujours la façon dont le sexisme s’insère dans la société. A ce moment-là, juste en marchant dans la rue, j’ai vraiment ressenti combien la société tentait de contrôler et marginaliser les femmes. Ce moment de ma vie a consolidé mes croyances féministes et m’a peut-être convaincu de réaliser un film sur les attentes inhérentes au genre et sur son rôle.
Pensez-vous que le mouvement #MeToo aura des conséquences réelles ? Je l’espère, ce mouvement est un catalyseur pour un changement global. Il m’a beaucoup inspiré. L’un des grands thèmes du film parle de la honte associée au traumatisme. C’est ce que le mouvement #Metoo a vraiment montré : comment traverseriez-vous un tel traumatisme ? Vous devez dealer à la fois avec le traumatisme et avec le fait que la société vous assène que c’est votre faute. Ce qui constitue une horrible tragédie qui, selon moi, est perpétrée contre des victimes d’agression sexuelle depuis de très nombreuses années. La clé pour qu’il y ait une évolution est qu’il se produise des changements systémiques et que ces hommes soient tenus pour responsables. Une société qui autorise et sanctifie ce comportement constitue une énorme partie du problème et doit être corrigée à la fois dans l’éducation et dans les structures du pouvoir qui ont autorisé les hommes à perpétrer ces actes. De nombreuses nouvelles voix s’élèvent, notamment des réalisatrices, de couleur, des réalisatrices LGBT. Les festivals et les studios doivent agir plus pour soutenir ces voix et ces regards. De nouveaux films parlent de ces sujets et révèlent des protagonistes que nous ne voyions pas avant. J’espère que le changement se fera et que Swallow en fait déjà partie.
Comment s’est déroulée la production du film? Mollye Asher et Mynette Louie mes productrices sont des visionnaires. Molly a produit The Rider, Songs my brother taught me, She’s lost control. et Mynette Land Ho ! The Invitation, Buster’s Mal Heart. Ce sont vraiment des pionnières dans le style de longs métrages qu’elles produisent. J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec elles. Le film a été difficile à financer. Nous sommes allés au programme Catalyst de Sundance ou nous avons trouvé un peu de soutien financier. Les nombreux studios américains indépendants avec qui nous avons discuté aimaient tous le scénario mais craignaient de parier sur un premier long métrage avec un projet un peu spécial. Nous n’avons pas pu réunir l’argent aux Etats-Unis. Mes productrices ont finalement co-produit avec la France et la majorité des financements viennent de deux sociétés Charades et Logical Pictures qui ont été des collaborateurs hors pair. Sans cette coproduction avec la France le film n’existerait pas.
Qu’avez-vous ressenti en remportant le Prix Spécial du 45e Festival de Deauville? Oh mon dieu, c’était l’un des plus beaux moments de ma vie! J’adore depuis toujours le travail de Catherine Deneuve, c’est une actrice exceptionnelle. Etre assis dans cette salle de 3000 places, la voir arriver pour regarder notre film fut comme un choc et un tel plaisir! J’ai passé tout ce temps à me dire « Je me fiche que nous gagnions un prix, je suis tellement heureux que Catherine Deneuve regarde ce film! ». Par miracle elle l’a beaucoup aimé et nous a récompensé avec le jury par ce prix fantastique. J’ai pu un peu discuter avec elle et lui ai raconté qu’Haley Benett s’est beaucoup inspirée de son jeu pour ce rôle. Cela avait beaucoup de sens qu’elle ait apprécié le film. « Merci beaucoup » (en francais dans le texte ndlr) à Catherine Deneuve et Deauville qui est un très beau festival, une grande célébration du storytelling.
Avez-vous des projets ? Je travaille sur plusieurs projets actuellement. L’un d’eux est un film féministe d’horreur surnaturel. Avec ces moments d’isolement que l’on vit actuellement j’espère pouvoir y travailler et écrire. Je désire réaliser un autre film qui j’espère plaira au public et que je pourrai accompagner en Belgique dans le futur. Nous avons projeté le film à Tournai dans un chouette festival (le Ramdam ndlr), c’était la première fois que je venais en Belgique, c’était vraiment formidable, tout le monde était passionné par la réalisation, l’art, le storytelling. Ces moments-là me manquent et je suis très heureux que Swallow sorte en Belgique.
Est-ce compliqué pour vous d’écrire, de travailler en ces temps incertains de pandémie ? J’écris et je suis aussi professeur de réalisation, j’enseigne sur Zoom à temps plein. Ecrire requiert un certain isolement. Chose intéressante, notre film semble entrer en résonance avec les spectateurs durant ces moments étranges. Rolling Stones a écrit que notre film capturait le sentiment d’impuissance des moments que nous vivons aujourd’hui, à travers Hunter qui est tout le temps enfermée. J’espère que le film procure un peu de réconfort aux gens, qu’ils se disent « Oh, c’est ce que je traverse actuellement».
Propos recueillis par Skype, de New York à Bruxelles, Stéphanie Lannoy, avril 2020