Rencontrer Albert Dupontel en ces temps de pandémie pourrait faire croire qu’on s’est soudainement muée en un personnage masqué d’un monde né de son imaginaire. Celui qui raflait les Césars 2018 (dont celui du Meilleur réalisateur) pour Au Revoir là-Haut, nous revient avec sa dernière comédie dramatique Adieu les Cons, une quête du graal menée par un trio jouissif. Hyperactif, le très cinéphile Albert Dupontel est venu présenter son film au FIFF en sélection officielle à Namur. Il y a remporté le prix du public et celui de la meilleure actrice pour Virginie Efira. Les spectateurs ont été conquis et on croise les doigts pour que le film puisse être découvert en salle dès le 21 octobre malgré les récentes mesures annoncées. Allez le voir en horaires décalés, mais allez le voir, le grand écran le magnifie!
Stéphanie Lannoy : Adieu les cons comporte un hommage très fort à Brazil de Terry Gilliam, pourriez-vous nous en dire plus?
Albert Dupontel : L’intention n’est pas de faire un hommage à Brazil, mais il se trouve qu’en déclinant cette histoire, un petit conte comico-social dont je suis coutumier, je cherchais des noms de personnages. J’allais spontanément vers ceux de Brazil, M. Kurtzmann, le docteur Lint, Mr Tuttle. Et puis j’ai demandé au grand Terry (Gilliam ndlr) de venir faire un coucou dans le film, ce qu’il avait déjà fait auparavant. Il m’a dit : « Ton histoire est aussi improbable que la réalité, ça m’intéresse ». Et effectivement il y a des références dans le film à un cinéma très expressif que j’ai toujours adoré. Brazil fait partie des grands chocs que j’ai eu à 20 ans. Au début on est cinéphage puis on devient cinéphile et l’on cherche à comprendre pourquoi certains films nous bouleversent à ce point-là. Je l’ai vu en mars 85 à l’UGC Montparnasse à Paris et je me rappelle l’avoir revu 3 fois dans la semaine. Il comportait tous mes rêves, tous mes cauchemars. Ce film-là me hantait. A l’époque j’étais encore étudiant, j’ai poussé la porte d’un cours de théâtre, je voulais voir ce que c’était. L’imaginaire même crépusculaire et sombre de Terry me paraissait plus intéressant que la réalité. J’ai la chance de l’avoir rencontré et il m’a honoré de sa considération depuis 20 ans.
Vous jouez une fois de plus dans ce film que vous réalisez, le rôle de l’informaticien, JB… C’est une mégalomanie persistante ! C’était encore plus une évidence que dans Au Revoir là-haut, dans lequel le grand Bouli Lanners devait jouer. J’ai finalement interprété le rôle. C’est pour cela qu’il fait l’ouverture d’Adieu les cons, la preuve que je ne suis pas rancunier ! (rires). Ici il était prévu que j’interprète ce rôle. JB étant un inhibé dépressif, c’est un personnage que je connais bien au quotidien. Je n’ai aucun mal à franchir les petites barrières intérieures.
Vous collaborez pour la première fois avec Virginie Efira, pourquoi avoir eu envie de travailler avec elle ? J’ai fait des essais avec un petit groupe d’actrices. Ces grandes dames ont accepté de se prêter au jeu, dont Virginie. Elle ressortait très fort, spontanément avec ce lâcher-prise que j’affectionne dans cette Suze Trappet, sexy, populaire, émouvante. L’interprétation lui est très personnelle, très intense.
Qu’a-t-elle apporté à la personnalité de Suze ? Elle a amené une cohérence par rapport au personnage. A la fois c’est une femme « travailleuse », une coiffeuse. Elle avait déjà l’apparence tout à fait crédible de cette femme en séduction sociale permanente et la fragilité de quelqu’un qui est désespérément en quête d’amour par rapport à ça. Virginie véhiculait ces deux paramètres mais je ne le savais pas. Je suis un casting director complètement hésitant, il a fallu que je voie concrètement. Elle aussi d’ailleurs. Quand je lui ai parlé du rôle, les choses sont devenues plus claires. J’ai aussi beaucoup tâtonné avant de retrouver Nicolas Marié, le plus brazilien des personnages, alors que je le connaissais depuis longtemps. Finalement c’est lui qui correspondait le mieux au personnage de Mr Blin.
Votre mise en scène très expressive amène à l’imaginaire… Un mouvement de caméra, un montage, un axe précis vont me permettre de raconter des choses. Etant un individu assez frénétique au quotidien la caméra mobile me parle beaucoup. Quand la caméra bouge je me retrouve dans le monde que moi je perçois qui n’est pas forcément le même que le vôtre. Je suis myope. Quand il y a un contre-jour je ne vois pas les gens mais des ombres. C’est pour cela que j’utilise beaucoup les contre-jours au début du film par exemple. On ne voulait pas faire du clair-obscur mais du jour/nuit et ça se travaille. Le plus douloureux c’est la dramaturgie, quand les acteurs s’emparent de votre texte et que vous découvrez tout ce qui ne fonctionne pas (rires). La mise en scène, la caméra c’est plutôt rigolo à faire, j’aime bien.
Comment gérez-vous le fait de réaliser et de jouer à la fois, être derrière et devant la caméra ? La mise en scène est très précise, mais quand j’arrive au travail avec les acteurs je suis plus tolérant. Je regarde d’abord ce qu’ils font et je place ma caméra en fonction. Par contre je visualise les mouvements de caméra, je sais que l’image va me raconter des choses. Je me souviens de plans dans des films que j’ai vus et qui me sont chers. Je sais que c’est ce plan précis qui m’a induit dans ce sentiment-là. Je m’aide beaucoup de la grammaire du cinéma. La caméra est un outil très lourd et très souple, on peut faire ce qu’on veut.
Travaillez-vous avec des story-boards ? Oui je découpe, je fais beaucoup de story-boards et puis les acteurs arrivent. J’ajoute les acteurs et là je me dis que tel plan ne marchera jamais. C’est toute une alchimie. Je vous raconte ça comme si j’avais inventé un vaccin contre le COVID! (rires). C’est un vrai plaisir de l’ego la mise en scène. Après il y a un truc irrationnel et inquiétant qui est l’émotion des acteurs. Les miennes quand je joue. Et puis surtout écouter les deux lascars qui étaient avec moi, Virginie et Nicolas. Là je m’affronte à un monde assez irrationnel. Pour Au Revoir là-haut on me dit souvent : « Oh là là, la scène de bataille a dû être très difficile! ». Ce n’était pas difficile, je faisais péter les cartouches, j’avais 300 figurants, je m’amusais comme un petit fou! J’avais un plan très précis. Le plus dur c’était la scène entre Niels Arestrup et Nahuel Pérez Biscayart. L’entièreté du film repose sur ce moment émotionnel. Si jamais tout à coup ils ne sont pas présents je suis foutu. Il se trouve que sur trois prises, Niels en a fait deux extraordinaires. C’était ça la grande ambition du projet. Et ce n’est pas spectaculaire avec la caméra. Ce n’est pas une science exacte, parfois je me plante. Il faut rester aux aguets. Ce n’est pas tout d’avoir le scénario, c’est un mode d’emploi dont il faut se servir.

Les protagonistes évoluent dans un monde profondément déshumanisé. Votre cinéma est-il symptomatique d’une époque ? Je ne fais que commenter le monde qui nous entoure. Si tant est qu’il y ait un message dans mes films, ce serait la difficulté de s’aimer dans un monde répressif et anxiogène. Il y a de façon intime la manière dont je reçois les informations et le monde qui est extrêmement agressif. J’ai été dépassé par les événements, mon film est désuet par rapport à ce qu’il se passe avec le COVID. Je me base sur un problème environnemental mais le COVID c’est l’homme face à lui-même. On est en train de se manger nous-mêmes, tous seuls comme des grands. Je ne pointe pas du doigt des déviances, elles existent.
Le burlesque nous sauve-t-il de la noirceur du monde ? Je n’en sais rien. C’est une façon pour moi de m’exprimer à laquelle j’ai toujours été sensible. Chaplin, voilà un grand cinéaste politique. On ne peut pas dire que le message soit sa première préoccupation, à l’inverse d’un Ken Loach qui par ailleurs est très séduisant. Il va balancer le message en super 16, à l’épaule, il envoie des flare il s’en fout, il veut raconter l’émotion des personnages. Il ose la simplicité. Chaplin va vous raconter de façon tout aussi émouvante et touchante un monde burlesque mais va parler du monde qu’il traverse. Avec plus de raisons que moi. Il a vraiment connu la rue, moi-même pas, je suis un fils de bourgeois aimé, éduqué. Quand mon père a vu Bernie il m’a dit : « Mais qu’est-ce que je t’ai fait ? », c’est pour vous dire le grand écart. J’ai toujours été sensible à ces personnages-là sans savoir pourquoi.
Comment avez-vous travaillé les effets ? Le script est cohérent émotionnellement mais pas forcément narrativement. Je voulais mettre toute l’énergie sur le jeu. Ne pas m’embêter avec des décors, du bruit, la nuit, la météo, garder l’énergie sur les acteurs pour qu’ils obtiennent l’émotion que je cherche. La scène de fin doit beaucoup à Virginie puisque c’est justement dans ce décor totalement virtuel et douillet de 1000 m2 à Bry sur Marne – on était sur fond bleu – qu’elle a exprimé cette émotion. Je lui ai bien raconté où l’on se trouvait mais quand elle voit le parking elle n’a jamais vu le décor. C’était rigolo. C’était une volonté dès le départ, aujourd’hui les VFX se sont beaucoup démocratisés. Si on ne les voit pas, on a réussi. A l’étalonnage je sature, je mets de la distance avec le réel. Amusons-nous, c’est une fable, un conte! Ca a été fait par d’autres metteurs en scène prestigieux à commencer par Jeunet mais avant lui il y a eu les grands chefs op, comme Alekan. Je vous recommande Panique de Duvivier. Cette formulation de la lumière permet de jouer sur l’inconscient des gens. Ce qui m’intéresse ce n’est pas de restituer la réalité mais de l’exprimer.
Quel sera votre prochain projet ? Je m’intéresse toujours à des petites gens, mais le prochain film se déroulera chez des intellectuels en crise émotionnellement et affectivement. Ils se meuvent à priori brillamment dans un monde très abouti, très élitiste. C’est ce que je voudrais essayer de faire. Ma grande aventure du prochain film !
L’histoire se déroulera dans quel milieu ? La politique, ce qu’on appelle l’élite. Qui peut-être est brillante, mais pas très intelligente et qui se trompe complètement sur le monde qui arrive. Ils n’ont pas été formés pour ça. Ce qui est bien la preuve que la pédagogie quand cela pense être bien fait finalement ça ne l’est pas. Etre intelligent c’est s’adapter et là on ne voit pas beaucoup de gens qui s’adaptent à ce qu’il se passe. Les réponses sont simples, les questions également, mais ils ne veulent pas démordre de leur schéma économique. En France c’est ça qui nous met un peu dans la panouille, ils sont en train de se bagarrer pour savoir s’ils gardent le glyphosate ou pas, alors qu’ils avaient dit l’arrêter. Une filière betteravière se trouve en difficulté ce que l’on peut comprendre, mais si vous êtes si forts trouvez de l’argent pour cette filière. Ne remettez pas en question l’interdiction de ce pesticide qui tue les abeilles. C’est un exemple parmi d’autres.
D’ailleurs dans votre film Suze la coiffeuse est malade d’avoir respiré de la laque… Ca existe, j’ai fait une petite étude de maladies environnementale. Les ébénistes par exemple ont des cancers du sinus, les agriculteurs du pancréas. C’est très bien expliqué par l’excellent Bouli Lanners, tout le monde ne réagit pas de la même façon : « Vous, il se trouve que vous avez une défense auto-immune très forte ». C’est comme cela que ça se passe. L’improbable dans le film c’est que tous ces personnages se rencontrent. Mais ces archétypes sociaux existent. Même l’archiviste aveugle je suis sûr qu’il existe quelque part (rires).
On sent que vous portez un regard extrêmement bienveillant sur vos personnages… J’ai beaucoup de compassion pour ces gens-là. Simenon est en admiration devant les petites gens. Il pardonne aussi aux assassins. Dans les Maigret classiques il comprend l’assassin. Je conçois totalement cette façon de faire. Les méchants il faut juste avoir l’intelligence de s’en protéger, mais ils ont une histoire, comme on en a tous une.
Comment débute la création de vos protagonistes ? C’est une envie, de la compassion. Là j’essaie d’inventer un personnage, j’ai envie de le voir exister. Je dévoile son humour, ses émotions. Je le rattache à un problème à l’enfance très fort et puis je lui fais rencontrer une jeune femme qui est insolente. Je voudrais mettre tout ce petit monde dans un milieu élitiste à priori intellectuellement brillant et hors de portée. Ils sont vraiment atteints au fond d’eux-mêmes. Je les aime ces personnages-là je les raconte. Il y a beaucoup de similitudes entre cette histoire et celle de Bernie. Je n’ai pas vraiment l’impression de faire des progrès narratifs, maintenant les personnages sont plus identifiables, donc plus troublants. De nombreux spectateurs me disent qu’ils ont été émus. Ils peuvent s’identifier à une coiffeuse, à un vieux geek. Alors qu’on peut regarder Bernie à distance, de loin, on s’en amuse, c’est un fou. Ca m’arrangeait aussi, je faisais le guignol, j’aimais bien ça. Ici la grande audace est de repartir pour une nouvelle histoire de cette manière-là. L’émotion du film est beaucoup amenée par l’interprétation de Virginie. Elle répondait très vite et très fort à ses émotions.
Quelles sont vos influences cinématographiques ? Quand j’étais jeune les frères Coen ont été un vrai choc. Je trouve fascinante la carrière américaine de Verhoeven, la grande époque du cinéma de Blier, Tenue de soirée… Police federale, vivre et mourir à Los Angeles de William Friedkin. Requiem pour un massacre de Elem Klimov ou toute la filmographie de Mikhaïl Kalatozov. La nouvelle vague a fait beaucoup de mal parce que c’est un cinéma assez littéraire, assez pauvre filmiquement. J’aime entrer dans le film et voyager assez facilement, après tout je vais au cinéma pour me délasser. Carné, Renoir, Duvivier, regardez comme c’est bien fait ! L’ouverture de La Chienne de Renoir : une seule caméra passe à travers des marionnettes, c’est magnifique! Il y a peu j’ai regardé Le dernier des hommes de Murnau. Il date de 1924, c’est muet, la caméra est d’une mobilité ! Les allemands l’avaient appelé « la caméra déchaînée ». Un film de William Wellman Wings… Je voyage avec ces gens-là. Ils me prennent et c’est la vision que j’ai des choses. Le fameux « Ca n’est pas un regard juste », oui peut être, mais c’est comme ça que j’imagine les choses. Carné travaille toujours au 32 millimètres. Pour Le jour se lève les producteurs étaient furieux car il a fait construire des décors faramineux et n’en filmait qu’une petite partie! (rires) Quand vous filmez au 32 mm vous êtes dans l’œil humain. Plus, 40-50 mm c’est faux, en dessous aussi. Quand je restitue mes histoires, l’imaginaire, c’est toujours en dessous. Du 14, du 20 mm. C’est pour cela que j’adorais Terry parce que je lui disais : « C’est comme ça que je ressens les choses ». Ce n’est pas comme ça que je les vois mais c’est comme ça que je les ressens. Cette caméra-là vous aide à restituer votre réalité.
Vous regardez beaucoup de films classiques en noir et blanc ? Non-stop et en confinement c’était 3, 4 films par jour. On m’a offert toute une collection de films que j’ai vu en 6 mois. J’en ai vu d’autres, des muets de Feuillade, vous ne pouvez pas savoir les masses d’informations qu’on a puisqu’on voit bien les intentions du metteur en scène. Ses moyens ne sont pas au top mais on comprend ce qu’il veut faire. Il est mort depuis 100 ans, mais il me parle. A une époque j’ai vu tous Les Misérables, j’envisageais de le réaliser. Et bien j’ai préféré celui de Raymond Bernard, trois heures avec Harry Baur, c’est magnifique. Le son des années 30 a mal survécu mais l’image a été restaurée et c’est super. C’est vraiment important, ce sont de vrais voyages que j’entreprends grâce à eux.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy au FIFF Namur, 2020.