« Raconter au plus près l’histoire de cet homme » André Dussollier, Tout s’est bien passé

C’est au 74ème Festival de Cannes, première grande manifestation post pandémie, que nous rencontrons André Dussollier sur un roof-top d’hôtel à la vue de rêve sur la baie. Ce soir sera projeté le dernier film de François Ozon, Tout s’est bien passé, adaptation du livre d’Emmanuelle Berheim. Le cinéaste lui offre un rôle difficile, à sa hauteur, celui d’André, octogénaire victime d’un AVC qu’il interprète, métamorphosé. Face à Sophie Marceau, Dussollier incarne cet ancien industriel soudain handicapé qui demande de l’aide à sa fille pour en finir. Lauréat de trois césars et un Molière(*) Dussollier occupe une place de choix dans le cinéma français. Il choisit des rôles éclectiques, voguant entre comédies, drames et films engagés. Une rareté dans le cinéma français. L’acteur est impatient de vivre cette montée des marches en Compétition Officielle pour découvrir la réaction du public. Curieux, il nous questionne: a t-on été émus lors de la projection? On a difficilement retenu nos larmes et profité des moments d’humour de ce film, loin d’être larmoyant. Le long métrage est reparti bredouille de Cannes, Dieu sait pourtant que son sujet est universel et que ce drame à la facture classique bouleverse.

Stéphanie Lannoy : Vous êtes-vous basé sur le livre autobiographique d’Emmanuelle Berhneim dont le film est inspiré pour interpréter votre rôle?
André Dussollier : Le livre pour moi était le scénario. Je l’ai lu après-coup, un peu en diagonale. François est très radical et va au coeur des choses. Il n’est pas contre que l’on émette un avis, mais c’est bien normal que ce soit lui qui mette en place les choses comme il les ressent. Par chance il ne voulait pas que cela soit trop dramatique. Le personnage participe à cela. Il est tellement inattendu et entier dans ses réactions qu’il peut faire rire. Je me souviens de la scène au restaurant où il parle de sa vie et raconte des choses qu’en général on ne dit pas. Ce n’est pas parce qu’il est malade qu’il se permet de les dire, on sent qu’il a toujours été comme ça. Il a imposé une façon de vivre avec cette homosexualité assumée dans la famille. Tout le monde était obligé de s’y conformer, y compris sa femme. C’est une sorte de construction familiale avec des caractères particuliers dont l’équilibre est un peu bancal mais se maintient.

André est un ancien industriel… Passionné d’art. Et donc qui a beaucoup de charisme. Je ne vais pas dire qu’il était un peu acteur à sa façon, mais sans doute était-il content de l’effet qu’il pouvait exercer sur les gens. Il avait beaucoup d’élégance. La notion de charme était profondément ancrée en lui. Tout à coup se voir diminuer à ce point-là, c’est comme si la vie qu’il menait avant s’effondrait. Il n’avait plus de raison de vivre.

Ce rôle est particulièrement difficile puisque victime d’un AVC André est paralysé. Comment avez-vous envisagé cette proposition de François Ozon? Dans ce genre de rôle une part de création est possible pour l’acteur, je ne pouvais aller mieux ! Je suis né dans les 70 en tant que comédien et je voyais les américains se métamorphoser d’un rôle à l’autre. Je me disais que c’était ça sur la durée une vie d’acteur, faire des choses tout à fait opposées. J’ai cherché à jouer des choses différentes même si le film était peu vu. Pacino disait qu’il avait plus de mal à jouer des personnages proches de lui qu’éloignés. Là il n’y avait pas de tergiversation, on est obligés d’aller au coeur de la cible, cet homme qui a un AVC. François m’a passé une petite vidéo de André Bernheim. Il va mieux, a fait de la rééducation, arrive à parler un peu difficilement mais on le comprend très bien. On se dit qu’il pourrait vivre comme ça. Ce devait être le cas et ses filles n’ont sans doute pas compris sa volonté d’en finir. Je me suis beaucoup appuyé sur cette vidéo, celle qu’il tourne pour l’avocat annonçant qu’il veut mettre un terme à sa vie. C’était le début de la pelote de laine sur laquelle j’ai tiré peu à peu. J’ai ensuite vu des documentaires, puis on a commencé à faire des essais, vu des médecins. On a toujours dans son entourage des gens victimes d’AVC avec une gravité différente. Il y avait beaucoup de matière pour créer ce personnage.

La partie maquillage est aussi très importante pour le jeu… J’ai été bien aidé par un spécialiste des effets spéciaux en France. Les prothèses allaient de soi mais pour la bouche il a trouvé l’astuce de mettre de la colle avant chaque prise. Cela amplifiait l’aspect paralysé. Cela durait trois heures chaque matin. François voulait que je ressemble vraiment au personnage. Il est chauve, a cette difficulté à s’exprimer… Je partageais cette envie-là, même si c’est assez difficile en tant qu’acteur de passer d’un extrême à l’autre (il mime la bouche déformée de son personnage) mais en même temps on sait que c’est pour mettre en valeur le sujet. Il fallait qu’il y ait cette opposition là entre lui, ses filles, toutes les personnes de son entourage qui sont là. Il était nécessaire que l’on voie cet état.

Ce costume- carapace libère-t-il votre jeu ? Oui, ça donne de la marge pour créer. La voix aussi était essentielle, atteinte comme toujours dans ces personnages-là. Il existe des références. C’est comme une espèce de corbeille dans laquelle on pose beaucoup de choses vues, vécues, imaginées. Ensuite on fait sa cuisine avec tout ça. Lors des lectures, avant le tournage, on s’est aperçus avec François qu’on allait dans la même direction. Il n’avait pas vu mon interprétation de André. C’est amusant de voir un metteur en scène découvrir comme un premier spectateur. Il l’est d’ailleurs, car je ne savais pas du tout qu’il filmait lui-même. On a l’impression d’une chaîne verticale: il écrit, met en scène et en plus cadre. Avec sa caméra il y avait une sorte de plaisir démultiplié pour moi car je voyais les moments où il avait envie d’aller saisir un instant ce qui se passait… Cela amplifiait le plaisir du jeu, celui du premier spectateur qu’il avait lui et moi de vouloirraconter au plus près l’histoire de cet homme.

Le film traite de la volonté d’en finir de cet homme, d’euthanasie…Je suis très admiratif des gens qui sont capables de transmettre la mission à un médecin ou à un proche : « Si je suis dans un état végétatif vous arrêtez ». Quel est ce moment de choix ? Deux cas m’ont frappé. Axel Kahn est mort hier, il avait le cancer. Il s’est mis en scène, a raconté sa maladie, envisageait la mort comme une curiosité. Il est allé jusqu’au bout. Il y aussi un journaliste francais, Jean-Dominique Bauby qui a écrit Le scaphandre et le papillon. Il est allé lui aussi au bout du bout. Il a écrit un livre avec sa paupière. On se dit que la vie a toujours des ressorts, un pouvoir… C’est pour cela que je trouve incroyable de décider quand on est encore en bonne santé à qui l’on passe le témoin. Je ne pourrais pas déléguer. Certains disent que plutôt que de légiférer sur l’euthanasie on ferait mieux de développer des soins palliatifs et d’alléger la souffrance. D’essayer de guérir plutôt que de légiférer sur la possibilité de dire que l’on veut en finir. Loi ou pas loi, il s’agit d’un cas individuel à chaque fois et je crois que cela va être très difficile.

Que pensez-vous de votre personnage qui confie cette lourde charge à sa fille interprétée par Sophie Marceau et pourquoi elle ? En plus c’est cruel, car il confie cette charge à sa fille qui a déjà beaucoup souffert de cet homme entier dans sa jeunesse. Il va lui balancer des trucs terribles. C’est à elle qu’il demande de pouvoir en finir. Ce sont des personnages que j’ai côtoyés ou rencontrés, qui sont entiers et ne considèrent pas les enfants comme tels mais comme leur alter ego. Avec une mentalité ou une expérience d’adulte qu’ils ne possèdent pas. On voit bien le processus qu’il a fallu mettre en place avec ce personnage-là et qu’il n’existait pas vraiment d’autres possibilités. Il n’a que ces filles-là. Il doit les estimer. Il y a ce rapport particulier entre lui et le personnage que joue Sophie, Emmanuelle. Il juge assez vite les gens. Il a dû estimer qu’elle était capable, assez forte pour pouvoir y aller. Il ne demande pas à son autre fille. D’ailleurs elle rappelle à sa soeur : « C’est à toi qu’il l’a demandé ». Quand Sophie écoute le message de la dame suisse elle ne met pas le haut-parleur, c’est étonnant. Il y a un privilège de rapport qu’elle conserve jusqu’au bout. Il y a bien une considération réciproque même si en tant qu’enfant elle a souffert de son attitude et de sa façon d’être. Mais il y a une estime par rapport à la personnalité que l’on finit par avoir en grandissant, cela doit être difficile, mais de voir qui sont les gens, comment ils sont. Leurs qualités émergent peut-être au fil du temps, je ne sais pas. C’est tellement particulier. J’aime cette histoire car ses protagonistes ne sont pas stéréotypés. C’est une oeuvre qui a existé, les personnages aussi. François Ozon s’appuie là-dessus pour montrer qu’ils étaient assez exemplaires d’une vie que l’on peut comprendre et voir, tel un témoignage. Chacun a une façon de s’identifier qui lui est propre et avec ce genre d’histoire, les spectateurs doivent réagir à différents moments. Je découvrirai ces moments d’émotions, peut-être à la qualité du silence, l’écoute… Chacun va avoir une façon de recevoir la vie… C’est une aventure, c’est un saut dans le vide ce soir. Car on ne sait pas du tout comment le public va réagir.

Etre acteur, interpréter d’autres vies, n’est-ce pas un peu une manière d’éloigner la mort? Bien sûr, la vie d’un acteur se vit tellement au présent. On ne maîtrise pas sa carrière, ni la vie ou la mort. On peut accepter ou refuser des projets. On ne peut connaitre les suites engendrées par ce oui ou ce non. De la même manière que la vie se déroule au présent. On sait que l’on sera toujours inférieur à cette échéance. On ne la maitrise pas, elle peut survenir à tout moment. Alphonse Allais disait avec humour : « j ‘ai décidé de vivre éternellement pour l’instant tout se passe comme prévu. »

Actuellement vous enchaînez les projets, un appétit de vivre et de jouer ? Pour compenser un appétit d’un contact qui m’a manqué, j’éprouve le besoin de me libérer par le biais du jeu où je peux exprimer des émotions que dans mon enfance je n’ai pas eu l’occasion ou la possibilité d’exprimer. Tout était retenu dans un milieu très étouffé, où l’on ne parlait pas. Les sentiments que l’on éprouvait, on ne les montrait pas. Le jeu et les personnages m’ont donné la possibilité de me libérer et de vivre ces émotions-là par le biais des autres. C’est pour cela que je n’en n’ai jamais fini avec cette envie de me rassasier en jouant. Un acteur joue, certes, mais il est quand même dépendant des metteurs en scène, de ses partenaires, du destin, des films. C’est pour cela que je me réserve la possibilité de temps en temps au théâtre de faire des spectacles de A à Z. Le théâtre est moins aléatoire. La dernière pièce était Novecento D’Alessandro Baricco avec des musiciens, que j’ai conçue du début à la fin. Un film prend du temps et on n’est pas sûr qu’au bout de ce travail les portes s’ouvriront. J’ai été élevé par ma grand-mère qui faisait des salades russes que j’aimais beaucoup. Un jour elle a invité mes cousins, moi j’étais fils unique. Il y avait un grand saladier, de quoi nourrir tout le monde. J’ai vu que mon cousin en prenait beaucoup. J’étais vraiment pas content et j’ai voulu avoir la même chose que lui et voilà je crois que tout est parti de là ! (rires). J’ai toujours envie d’avoir la même part dans mon assiette ! De pouvoir me rassasier mais à certains moments les choix sont difficiles et il faut se dire : « Arrête avec ta salade russe et essaie de faire autre chose », même si c’est pour m’allonger sur la plage.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Festival de Cannes 2021.

(* )César du Meilleur acteur dans un second rôle pour Un coeur en Hiver, 1993
César du Meilleur acteur pour On connaît la chanson, 1998
César du Meilleur acteur dans un second rôle pour La Chambre des officiers
Molière du comédien dans un spectacle de théâtre public pour Novecento.