« Existe-t-il un discours amoureux ? » Jacques Audiard, Les Olympiades

Les films de Jacques Audiard, cinéaste phare du cinéma français, sont toujours attendus avec impatience. D’abord scénariste et monteur, Jacques Audiard enchaîne une filmographie singulière d’une dizaine d’oeuvres en tant que cinéaste, couronnées de multiples prix, du Prix Louis Delluc (Un Prophète en 2009) à la sacro sainte Palme d’or du festival de Cannes en 2015 avec Dheepan ou encore le Lion d’Argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise pour les Frères Sisters en 2018 ainsi que de nombreux Césars. En bref, un cinéaste touché par la grâce. Sa dernière oeuvre, Les Olympiades était en sélection officielle à Cannes. Le film questionne les amours et déboires de trentenaires qui s’entrecroisent au sein de la cité parisienne des Olympiades dans un romantisme drôle, dramatique et furieusement moderne. Après la projection des Olympiades au Film Fest Gent, Jacques Audiard accompagne son long métrage à Bruxelles. « Bienvenue dans la rôtisserie ! », lance Jacques Audiard, les joues rosées, nous accueillant dans un salon cosy un tantinet surchauffé par une superbe (et très performante) cheminée. L’entretien promet d’être percutant, chaleureux et non dépourvu d’humour.

Stéphanie Lannoy : Vous faites souvent référence au film d’Eric Rohmer Ma Nuit chez Maud en évoquant Les Olympiades, pourquoi ?
Jacques Audiard : Le film pose la question aujourd’hui à l’heure des applis, des rencontres immédiates, de ce qu’est un discours amoureux. Existe-t-il ? Quand intervient-il et de quelle nature est-il ? Exactement l’inverse de Ma nuit chez Maud. Jean-Louis Trintignant et Françoise Fabian avaient l’âge de mes protagonistes dans le film de Rohmer. J’y réponds de deux façons. Il y a le coté Emilie-Camille et le coté Nora-Amber qui est plus immédiatement romantique que les deux autres. Qu’ils aient 18, 30 ou 45 ans, la question est intéressante aujourd’hui puisque les procédés sont différents et que c’est un vrai sujet de comédie.

Vous avez co-écrit le scénario avec Céline Sciamma et Léa Mysius à partir de trois bande-dessinées d’Adrian Tomine « Amber Sweet », « Tuer et Mourir », « Escapade hawaïenne ». Comment adapte-t-on la bande-dessinée au cinéma ? On s’est écartés assez vite des originaux de Tomine. On l’a adapté comme on l’aurait fait de nouvelles. Là nous étaient proposées des variations psychologiques assez brutales qui venaient de la BD. C’est vrai que quand je vois le film à l’arrivée, certaines choses relèvent de la bande dessinée. Les splits screen par exemple, je n’en avais jamais utilisé. Je pense que ça vient de Tomine. Je ne peux pas me cacher, la nouvelle avec Emilie, la jeune asiatique, était en noir et blanc. Il y a de nombreux éléments comme ceux-là, mais je ne peux pas dire que c’était une pensée si réfléchie que cela, si projetée.

Comment avez-vous choisi les acteurs ? Christelle Baras qui est directrice de casting s’occupe de chercher les gens, de faire les essais. Je choisis parmi ces essais. A partir de là il peut y avoir deux Camille, deux Nora, on travaille et ensuite il n’en reste qu’un ou une. La seule chose importante après a été de faire un long temps de répétitions avec les comédiens pour de nombreuses raisons, notamment une, il y a un différentiel d’expérience professionnelle entre Noémie (Merlant, Nora ndlr) et Lucie (Zhang, Emilie ndrl). Lucie n’est pas comédienne, elle est étudiante. Puisque tout le monde allait jouer ensemble il fallait que cela soit à niveau. Et ils devaient ensuite se sentir à l’aise sur le tournage.

On sent un grand élan d’énergie dans le film… C’est peut-être grâce à ça. Si vous répétez beaucoup comme on l’a fait avec les comédiens, ils vont être libres. Parce qu’ils savent ce qu’ils doivent faire et peuvent donc dépasser ce savoir-faire. Ils vont introduire du dynamisme, inventer. Ils ne seront pas pétrifiés ! (rires).

Comment travaillez-vous les dialogues ? On les écrit d’abord sur des feuilles de papier, ils sont un peu semblables à du contreplaqué. Après de nombreuses répétitions les comédiens vont s’approprier les textes, les changer, en inventer d’autres. Tout se déroule comme ça. Après interviendra par exemple la façon dont ils marchent. Pas forcément bien, donc je les confie à quelqu’un qui va leur apprendre à marcher, à dessiner des silhouettes. Comment Lucie va-t-elle courir sur la dalle ? Ou Makita marcher très droit ? Ces éléments qui créent le personnage s’apprennent et se travaillent.

Au fond ces personnages sont un peu désappointés… Ils sont flottants.

Emilie est un personnage très intéressant. C’est une fille intelligente qui a étudié à Science Po et qui se contente pourtant d’un petit job. Emilie est issue de ce que j’imagine, de gens qui peut-être sont venus au moment de Tian’anmen, ou avant, je ne sais pas. Et l’éducation de la jeune fille chinoise c’est quelque chose. Elle a fait tout ce que ses parents lui ont dit de faire et maintenant fuck-off ! (rires).

Tous ces protagonistes suivent une trajectoire en évolution… Cela caractérise les trois personnages du film. Pour Nora, Emilie, Camille, le point de départ dramatique est qu’ils se trompent sur eux-mêmes et se racontent des histoires. Ils ne sont pas ce qu’ils croient être. Et le film va leur asséner la leçon. Il n’y a qu’une seule personne qui sait qui elle est, c’est Amber et c’est elle qui décidera du destin des trois autres.

Quel était selon vous le plus gros challenge sur ce film? Dans la réalisation je pense que le plus important concernait le jeu des comédiens. Dans le jeu lui-même et ensuite dans la compréhension des rôles par chacun. Noémie ne pensait pas son rôle comme elle le joue à l’arrivée. Lucie est franco-chinoise de culture mandarine. Elle est vraiment très intelligente mais il faut l’admettre c’est comme ça, il y a des choses qui nous semblent très claires, qui dans la structure de pensée chinoise ne le sont pas. On va utiliser un mot et eux une périphrase. Lucie avait du mal à comprendre l’ironie par exemple, « Enfin Lucie ! » « Enfin Jacques, quoi ? Fais moi comprendre ! ». Sa compréhension va passer par un autre registre. C’est exactement ce que je vous dis, pour nous ce sera un mot pour eux ce sera périphrasé. Si vous ne comprenez pas le sens d’une phrase vous allez l’accentuer n’importe comment. Parfois je sentais qu’elle glissait. J’avais trouvé comme astuce de lui faire traduire le texte en chinois. Elle le jouait en chinois et là elle était comme un petit nuage qui volait dans l’espace ! (rires) alors je disais « Hop maintenant en français ! ». C’est le langage de l’intime le chinois. Et le français celui de la vie, du pratique, « Passe moi le sel ! ». Il faut trouver des stratagèmes pour faire des passerelles. C’est passionnant. Et la petite Lucie cavalait, elle faisait ses petites sauces à elle.

Et les autres comédiens ? Ici c’est singulier car il s’agit de Lucie Zhang. Makita est lui un pur produit du conservatoire Nationale d’Art Dramatique.

Classique… Oui la question est réglée, il y aura d’autres choses à fixer, en terme de compréhension du personnage, de vitesse de jeu, de distance, des choses comme ça. Eugénie quant à elle est comédienne, elle a pas mal joué. En plus elle est chanteuse c’est autre chose, un rapport très intéressant au jeu. Quant à Noémie, c’est Noémie. Elle sait de quoi il retourne.

En regardant le film on ressent quelque chose de très graphique, électronique et moderne à la fois. Les éléments se répondent parfaitement. Comment avez-vous envisagé de filmer cette cité pour y intégrer les personnages ? Pendant longtemps, faire un film m’apparaissait comme une succession d’étapes. On tourne, on a les rushes, ensuite il y a le montage, le montage son, puis interviennent les musiques. Aujourd’hui quand on me parle de musique je dis oui, parlons de musique mais je pense à un ensemble. Je réfléchis aux dialogues, aux bruits de la rue, au bruit des tours, à tous ces éléments-là s’intégrant à la musique. Ce que l’on appelle un peu sommairement la BO. La BO d’un film pour moi c’est tout ça, c’est un ensemble. Ca me ramène à une époque, je ne sais pas ce qui m’avait pris, il y a très longtemps de ça, au temps des magnétoscopes VHS. J’enregistrais le son des films sur des mini-cassettes. Quand j’étais en voiture j’écoutais les films. Et c’était très intéressant. Le film revenait intégralement et parfois en mieux. Je crois que ça vient de là. L’idée que j’ai aujourd’hui c’est cet ensemble-là, dans lequel la musique électronique s’intègre particulièrement bien et devient du sound-design au même titre que le son de la rue. Je fais les choses séparément mais à la fin elles sont complètement unies dans mon esprit. Le film commence ainsi sur des grands panos et cela constitue un ensemble avec la musique. A la fin je ne parviens plus à dissocier les sons qui sortent des fenêtres, tout est probablement faux mais tout constitue la BO et les images avec. Le noir et blanc unifie ça également. Il unifie parce qu’il simplifie l’image.

Justement pourquoi avoir choisi le noir et blanc ? Il y a plusieurs raisons. Le noir et blanc est un fantasme de cinéaste très partagé. A qui n’est pas venue l’idée de faire un film un jour en noir et blanc ? Depuis que la couleur existe je pense ! (rires). Je voulais quelque chose de très stylisé avec beaucoup de contrastes, des aplats. Ensuite cela permettait de sortir du Paris que je connais, que j’ai beaucoup filmé. Un Paris muséal, historique, romantique qui est très connoté. On ne peut pas se placer dans Paris sans savoir qu’on y est. Le noir et blanc me permettait de distancier cela, surtout appliqué au 13ème arrondissement dont toute une partie est très moderne. Et puis il y a aussi autre chose dans le noir et blanc. Je n’y pensais pas forcément sur le moment, je m’en suis rendu compte après, comme il y a vraiment une diversité ethnique dans le film, c’est comme si le noir et blanc l’unifiait, participait à l’unité.

Vous utilisez aussi ponctuellement la couleur dans le récit… A un seul moment.

Comment doit-on traduire ce passage à la couleur? Il correspond à un changement de chapitre. On quitte Emilie-Camille et on passe à Nora. On pourrait l’appeler « Emilie et Camille » puis « histoire de Nora ». Cela marquait la césure visuellement en évitant de mettre un carton, un intertitre, et amenait de manière marquante le thème pornographique. 

Les réseaux sont toujours au coeur du récit… Les réseaux servent ici à autre chose. Entre Nora et Amber cela va permettre tout à coup le développement d’une intimité très particulière qui est de l’amour. J’imagine, c’est un peu ce qui est montré, qu’elles vont parler presque jour et nuit au bout d’un moment. Elles vont se séduire jour et nuit.

Revoir vos films est quelque chose qui vous déplait ? Oui, je n’aime pas ça. Ca ne m’intéresse pas, ou alors de manière ponctuelle pour revoir un comédien, une musique. Ce dont je peux parler, ce dont j’ai été le témoin, c’est le plaisir que je prenais à le faire. J’ai pris du plaisir à le faire, oui. C’est difficile d’avoir fabriqué quelque chose pendant très longtemps et d’en être le spectateur innocent.

En général cela concerne des comédiens qui ne souhaitent pas se voir à l’écran. Adam Driver ne voulait pas rester dans la salle lors de la projection de Annette de Leos Carax car il ne supporte pas de se voir. J’ai du mal à voir mes films en public.Puisque vous parlez de Cannes, la projection Cannoise c’est inouï, c’est extraordinaire. C’est peut-être la plus belle projection du monde, mais je sais que je suis très mal à l’aise.

Montrer son travail en public, c’est aussi intime… Oui bien sûr, je pense que cela a à voir avec ça. Quand c’est fait, c’est fait.

Avez-vous des projets ? Je suis en préparation d’un film que je vais faire l’année prochaine « Emilia Perez ». Ce sera une comédie musicale, chantée en espagnol qui se passera au Mexique.

C’est prometteur. Je ne sais pas. J’ai très peur, je ne sais pas si je vais y arriver.

A quel stade en êtes-vous de ce projet ? On a fait des repérages, j ‘étais la semaine dernière à Mexico. Tout est écrit depuis presque un an. En ce moment a lieu le casting de chanteurs et on est encore loin du compte. Ce sont des gens que je ne connais pas.

Que pensez-vous de la comédie musicale ? Je n’aime pas trop ça. Ca ne veut pas dire grand-chose. Je peux dire qu’il y a des comédies musicales que j’aime comme tout le monde mais je n’ai pas un penchant pour la comédie musicale.

Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce genre-là ? C’est le Mexique. Il se passe des choses terribles au Mexique depuis un moment et je trouve qu’il faut les chanter.

Et les alléger peut-être ? Les enchanter.

On se rend compte actuellement que plusieurs cinéastes ont envie d’aller vers le genre qu’est la comédie musicale. Qu’en pensez-vous ? C’est peut-être que l’on vit dans un état de crise. Le cinéma n’a jamais autant marché que sous l’occupation, les comédies musicales étaient nombreuses pendant la période de la grande crise économique. Peut-être y a-t-il un rapport de système compensatoire, ce n’est pas impossible. Je ne suis personnellement pas très attaché au genre, à vrai dire cela m’est venu sous forme d’opéra. Au début j’ai écrit un livret d’opéra que j’ai adapté ensuite en comédie musicale.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2021.

Portrait de Jacques Audiard par © Eponine Momenceau