
Menant toujours une carrière brillante, Marco Bellocchio, 83 ans, revient sur son passé dans un documentaire étonnant, Marx peut attendre, dans lequel il revient sur son histoire familiale. Et quelle histoire ! L’occasion d’un hommage à son frère jumeau disparu à l’âge de 29 ans.
Marco Bellocchio réunit sa famille autour d’un dîner, pour évoquer son frère jumeau, Camillo, disparu à l’aube de la trentaine. Le cinéaste relie les bribes de témoignages autour de l’absent pour en retracer la personnalité, essayer de comprendre son suicide. Une enquête qui nous emmène dans un récit familial fort et douloureux.
En plaçant Camillo, ce frère disparu, personnage principal du récit, Marco Bellocchio lui rend un vibrant hommage. Il lui donne le premier rôle, place qu’il n’a pas occupé dans la vie, à travers l’histoire intime de sa famille, une fratrie de sept enfants dont deux sévèrement handicapés (l’aîné est fou, pas de diagnostic à l’époque, la petite dernière sourde-muette). Le père, avocat, meurt à la pré-adolescence des jumeaux, élevés dès lors par une mère veuve obsédée par la religion. Le cinéaste expose le récit d’une famille dysfonctionnelle que les drames n’ont pas épargnée et qui n’a pas vu venir l’acte fatal de Camillo. Geste au combien symbolique dans une famille catholique ultra religieuse.
C’est un puzzle aux pièces manquantes que constitue ce documentaire à travers cette fausse enquête où se positionnent et s’accumulent les différentes versions des faits les unes après les autres. Car le cinéaste met en scène une enquête bâclée. Bellocchio interroge ses frères et soeurs, les proches de Camillo, la soeur de sa petite amie de l’époque… Ses choix de mise en scène scindent des témoignages qui ne se recoupent pas. Comme le racontera le prêtre qui y voit la confession des uns et des autres. Les témoignages des témoins diffèrent tant, qu’au final, le spectateur lui-même ne sait pas quelle est la vérité. Bellocchio sépare ainsi ses deux soeurs des frères dont les propos divergent. Giorgino explique ainsi que Tonino a trouvé une lettre de suicide. Côté soeurs, de lettre il n’est pas question, Tonino n’a rien trouvé. Qui cache la vérité à qui ? A-t-on voulu préserver, protéger les plus pieux de la famille et cette mère obsédée par la religion catholique ? Fallait-il cacher ce suicide condamné par la religion ?
Les tabous familiaux surgissent des entretiens. C’est exceptionnel, autour d’un même récit, celui de la famille, le spectateur comme le cinéaste assistent à différentes versions des faits. « Sa petite amie l’aurait quitté » alors que la soeur de l’intéressée affirme qu’ils avaient rendez-vous le lendemain. Comme dans une enquête policière chaque personnage a des raisons de croire à sa propre version des faits. S’il s’était suicidé pour sa petite amie, la faute s’abattrait alors sur elle, mais s’il l’avait fait par mal-être, la faute leur incomberait à tous de ne pas l’avoir vu.
Sous forme d’hommage à Camillo, Marco Bellocchio livre un recueil sur la figure énigmatique de son jumeau, évoquant à demi-mots la culpabilité des vivants à travers les gestes que lui comme ses frères et soeurs auraient pu, ou dû faire. Le cinéaste respecte la version de chacun. Il ne confronte jamais les témoignages opposés. La force du récit est de laisser se heurter ces témoignages, ces ruptures d’un récit commun qui se révèlera éparse. Ces contradictions narratives brutales bousculent le spectateur et l’amènent à la réflexion. On imagine que le film se prolongera hors champ, lorsque tous les protagonistes de cette famille découvriront à la projection les versions différentes de leur histoire familiale.
Cette oeuvre grandiose dépeint une famille dysfonctionnelle au passé douloureux où chacun était comme «Dans un désert dans lequel il devait survivre » confesse le cinéaste. Personne n’a pu sauver son frère. Les imbroglios de cette famille singulière à travers ses tabous, ses témoignages contradictoires sur un même tragique événement touche à l’universel. L’âme humaine est ainsi faite, emplie de contradictions. Besoin psychanalytique, chacun construit sa propre version de l’histoire en « se sauvant » pour survivre à l’inacceptable. Le cinéaste nous montre également comme dans la vie en général et celle de Camillo le prouve, que les plus fragiles ne sont pas toujours ceux que l’on pense. Le film atteint son paroxysme lorsque Marco Bellocchio lie son histoire familiale à son oeuvre. Un parallèle s’impose entre le réel familial et les extraits de ses films. Ce nouvel éclairage sur son oeuvre lui insuffle encore plus de puissance. La profondeur dramatique des films de cet immense cinéaste en est décuplée. Un documentaire décidément exceptionnel.
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Photo de couverture: Camillo et son frère Marco Bellocchio.