Marie Amachouleki, Ama Gloria «Tout est une question de regard»

Il est de ces films qui vous serrent fort le coeur. Ama Gloria est de ceux-là. L’ouverture de la Semaine de la Critique du 76e Festival de Cannes était assurée en mai dernier par le dernier long métrage de Marie Amachouleki. Une énergie folle insufflée par un duo détonnant, une héroïne de six ans à tomber et sa nounou capverdienne. Quel choix judicieux que ce film généreux, ouvert, humain, qui se penche sur un sujet oublié de nos sociétés occidentales. Le rôle des nounous immigrées qui viennent travailler chez nous en laissant leurs familles au pays. Issue de la FEMIS à Paris, Marie Amachouleki est une habituée des réalisations collectives. Lauréat de la Caméra d’or à Cannes en 2014, Party Girl était co-réalisé avec Claire Burger et Samuel Theis. La cinéaste nous dévoile les dessous de son premier film en solo dans un moment sincère et joyeux. Car à l’image de son film, Marie Amachouleki inspire une positivité et une sympathie débordantes.

Stéphanie Lannoy : D’où vient l’idée du film, est-il en partie autobiographique ?
Marie Amachouleki : Le début est autobiographique. J’ai été élevée par une femme, Laurinda qui s’est occupée de moi jusqu’à mes six ans. Un jour elle est repartie dans son pays. Je n’ai pas compris ce qu’il s’est passé ce jour-là et pourquoi cette femme que j’aimais plus que tout partait du jour au lendemain. Ce point de départ me permettait d’explorer un phénomène qui nous entoure et que j’ai l’impression qu’on ne regarde pas trop. Ce sont toutes ces femmes qui s’occupent des enfants des autres alors qu’elles ne peuvent même pas s’occuper des leurs parce qu’elles ont dû quitter leur pays. Une frontière très floue existe, valable pour tous les gens qui prennent soin des autres comme à l’hôpital, les infirmiers, les nounous, entre ce que l’on fait pour l’argent ou pas, parce qu’il s’agit d’un métier. Parfois ce cadre n’est pas bien sécurisé et cela déborde. En l’occurrence cela déborde d’amour. Comme le cadre n’est pas bien défini, plutôt tabou et n’est pas discuté, j’ai voulu essayer de l’interroger. Qu’est-ce que ça fait quand ça déborde ?

Dans votre histoire personnelle l’adieu a-t’il eu lieu? Non pas du tout. Dans la vraie vie Laurinda (Correia ndlr) est partie. Je suis la dernière personne qu’elle voulait voir avant de plier bagages. Enfant, j’ai claqué la porte et j’ai dit :« Je ne dis pas au revoir » et elle est partie. Ce film contient quelques éléments un peu narcissiques et je m’en excuse. Traverser tout ça pour arriver à des « au revoir » qui soient vrais, réconciliateurs même si tragiques. Mais on se l’est dit dans les yeux.

Avez-vous revu Laurinda après cet épisode ? Je la revois, on s’appelle beaucoup. Elle viendra le 29 août à Paris pour l’avant-première. je lui ai caché pendant deux ans que je faisais le film. Je ne l’ai appelée que lorsque j’ai su qu’on faisait l’ouverture de la Semaine de la Critique.

Dans le film on constate que les sentiments entre Cléo et Ama Gloria sont présents malgré l’absence de filiation. Il s’agit d’un amour très marquant des deux côtés, une sorte de rapport fille/mère mais sans les liens du sang. Les liens que l’on choisit peuvent être tout aussi forts que les liens du sang ou prendre une place tout aussi importante. Tout est une question de regard. C’est ce qui fait famille. Cette histoire permet de montrer qu’une petite fille de cinq ans et demi, une femme de plus de quarante ans, l’une qui vient du nord, du sud, etc. A partir du moment où elles se regardent il y a un lien.

A un moment Ama Gloria se trouve dans un conflit de loyauté par rapport à ses enfants qu’elle avait laissés au pays… Ce ne sont que des conflits de loyauté. Quand vous interrogez beaucoup de ces femmes qui sont nounous, elles viennent de Thaïlande, des Philippines, du Mexique du Pérou, de partout et à Paris j’ai rencontré beaucoup de nounous marocaines. Il y a quand même quelque chose de fou qui vous dépasse. Vous vous dites : « Toutes ces femmes qui sont tous les jours dans le parc en bas ! ». Je ne pensais pas que pratiquement toutes avaient des enfants au pays qu’elles ne pouvaient pas élever elles-mêmes. Elles envoyaient de l’argent pour que les grands-parents, les oncles ou les tantes s’en occupent. Mais elles ne pouvaient pas s’offrir de vivre avec eux. Ilça Moreno Zego qui joue Gloria a laissé ses trois enfants à sa mère au Cap-Vert pour venir en France être elle-même nounou. Il y a eu un moment très émouvant dans la reprise à Paris. La maman du petit qui joue César est venue au cinéma et elle n’avait pas vu son fils depuis dix ans. Elles ne peuvent pas se payer des aller-retours comme elles le voudraient. Tout l’argent qu’elles ont elles l’envoient. J’imagine que pour elle ça a été assez étonnant d’être à cet endroit et elle était accompagnée d’un tout petit garçon, le frère de César qu’il n’avait jamais rencontré. Il le voyait pour la première fois via un écran de cinéma. Cette histoire est celle de beaucoup de gens. C’est assez étonnant, alors que nous dans les pays occidentaux employons ces femmes en permanence.

Sans trop de poser de question finalement… Surtout en n’en posant pas parce que c’est très gênant. Dire que ces femmes élèvent nos enfants est tabou. Qu’elles peuvent même avoir un amour débordant pour ces enfants qu’elles élèvent. Mais même ça c’est dérangeant, qu’est ce que cela raconte de ce lien? Elles-mêmes ne peuvent pas dire cet amour pour ces enfants-là. Que vont-elles raconter à leurs propres enfants ?

Votre film dévoile l’absurdité économique du système nord/sud. Il y a un rapport de domination que l’on en peut pas nier. Les migrants économiques viennent aussi parce qu’on a besoin d’eux pour travailler. Auparavant en France les fameuses femmes du Berry élevaient les enfants. Maintenant ces femmes ne vont plus quitter leur région pour s’occuper des parisiennes! A mon époque c’était les portugaises, après il y a eu des flux migratoires avec les marocaines, les philippines encore en ce moment. Quand on est une femme, qu’on émigre sans le sou il y a infirmière, nounou ou prostituée.

Comment trouve-t-on ce casting fabuleux qui permet cette relation si intense à l’écran entre Cléo et Ama Gloria? En rencontrant de nombreuses nounous un jour j’ai rencontré Ilça. Elle avait une faculté de raconter sa vie qui me touchait énormément. J’ai alors réécrit le scénario pour le Cap-Vert en créole et dans son île d’origine. J’ai tout ré-orienté en fonction de ce qu’elle me racontait. Et après, pour la petite, j’ai souhaité ne pas prendre un enfant inscrit dans un fichier de casting de comédiens. J’avais peur de ça.

C’est formaté ? C’est formaté et souvent les parents m’angoissent beaucoup. Ces gens veulent très vite mettre leurs enfants à cette place là, sinon ils ne les mettraient pas dans des fichiers de comédiens. J’éprouvais un certain malaise avec ça. Ma directrice de casting a traversé la rue et est tombée sur Louise (Louise Mauroy-Panzani ndlr). Elle jouait dans le parc à côté et se chamaillait avec son frère.

Elle était visible. Elle castagnait fort, elle avait un petit caractère de Corse ! Ma directrice de casting lui a demandé de venir passer un essai. Ses parents, très sains avec cette situation, ont pris des renseignements sur moi, sur la productrice et ont j’imagine, validé notre sérieux. C’est une des premières enfants que j’ai vues et elle avait un truc que je n’ai pas remarqué chez beaucoup d’autres. Une grande empathie. Elle était concernée, voulait tout comprendre. Dans les premières rencontres avec Ilça elle s’intéressait beaucoup à elle, voulait savoir qui elle était, comprendre l’histoire. Elle a aussi lu le scénario avec sa maman. Elle a posé beaucoup de questions à Ilça comme une petite journaliste. Elle a aussi une grande faculté d’écoute. C’est une enfant qui peut se taire pendant dix minutes pour comprendre ce qu’on est en train de lui raconter.

Elle n’a pas un caractère omniprésent. Elle essaie de comprendre le monde et ce qui la traverse elle aussi. On est ensuite partis au Cap-Vert avec les parents. Ils nous ont fait ce cadeau de télétravailler depuis là-bas ce qui n’était pas évident, c’était la période covid. Comme Louise n’est pas myope, on lui disait : «A partir du moment où tu mets tes lunettes tu deviens Cléo. Au moment où tu les enlèves tu es Loulou et on va jouer au foot». C’était très cadré par la DASS et la prod. Un enfant joue très peu d’heures de tournage par jour ce qui met un peu de pression mais c’est le jeu. Et tant mieux parce que de toute façon un enfant au delà de cinq heures… Elle a appris à devenir comédienne pendant ces cinq semaines.

Voir une gamine avec cette bouille irrésistible face à soi en tant qu’adulte, le lien se crée instantanément ? C’est le casting le plus rapide que j’ai pu faire. J’ai vu deux autres enfants, c’est tout. Elle est de tous les plans, elle porte le film. Ce n’est pas facile pour un enfant. Quand on fait tourner une enfant surtout à cet âge car elle est très petite, le vrai enjeu est de tenir cinq semaines. Après Ilça et elle, c’est la clé, se sont aimées le temps de ce tournage en tant que deux comédiennes professionnelles qui se rencontrent. Et par exemple même si en tant que réalisatrice ce n’était pas facile, la séquence de fin se déroule le dernier jour de tournage et on prend l’avion une heure plus tard. Ilça reste au Cap-Vert et nous tous on repart.

La vérité s’est insérée dans le récit? Oui, quelque-chose se produit et raconte le présent du film, l’affection qu’elles se sont portées et comment elles se sont aidées l’une l’autre pendant la découverte de ce qu’était faire un film.

Cela consiste à se servir de la réalité des choses pour donner des émotions aux acteurs. Pourquoi choisir une vraie nourrice pour jouer Ama Gloria ? Je n’arrive pas à l’expliquer. La codification du jeu n’est pas la même. Ce qui ne veut pas dire que des acteurs ne peuvent pas le faire, mais peut-être que j’ai un petit travers documentariste. Aucune comédienne ne peut avoir les mains de Ilça. Ce sont des mains de travailleur. Pour des soucis de réalisme je tenais aussi à ce que le film soit tourné en Créole parce que c’est la langue capverdienne Je n’allais pas demander à une actrice de je ne sais où de jouer en créole. Ca n’allait pas fonctionner dans la proposition de fiction. C’était trop difficile. Il fallait absolument que je trouve quelqu’un qui ait des talents de comédienne, qui parle Créole et soit dans son environnement. Ilça a été une clé fondamentale au Cap-Vert pour nous. Sans elle on ne rentrait pas dans ce pays, on ne tournait pas. Il n’y avait jamais eu de film au Cap-Vert. On est arrivés avec la caméra, tout le matériel et on a formé la moitié de l’équipe avec des gens de son village.

Il y a une vraie volonté de se baser sur du réel, de chercher de la vérité dans les choses, dans la construction. Ou de reconstruire le réel mais pour peut-être mieux le faire voir. J’ai besoin de quelques moments documentaires qui ne sont pas si longs, pour me motiver à filmer. Filmer le jour du marché quand les bateaux arrivent ou lors de cette cérémonie de baptême d’enfant qui est une vraie cérémonie. J’ai besoin de ça pour trouver du désir.

Quelles sont vos influences documentaires ? Wiseman, Depardon. En Belgique vous avez des documentaires incroyables. Vous avez d’ailleurs une pensée documentaire qui vous fait pas mal défaut. Je ne vais pas citer Strip-tease. Cela ne m’a pas empêchée d’être fascinée par ça quand j’étais petite… j’avais dix ans. Evidemment que cela marchait.

C’est fait pour. Voilà, C’est fait pour ! Après vient effectivement la question de l’éthique. Dans le dispositif que j’essaie de mettre en place en m’inspirant de la vraie vie des gens c’est quand même une fiction. Je ne viens pas voler quoi que ce soit. C’est d’abord un dialogue, une complicité sur un scénario que tout le monde lit. On est là pour jouer ensemble une scène que l’on a accepté de rejouer ensemble. Il y a un contrat moral. Je le vois vraiment comme une discussion entre ces gens dont on ne raconte pas beaucoup l’histoire et qui intéressent peu le cinéma, avec leur complicité, leur regard et leur grain de voix.

Toute une partie plus imaginaire est réalisée en animation. Pourquoi avoir choisi ce médium? Cléo est une enfant qui dessine. L’animation était un vecteur pour rentrer dans son imaginaire, dans des sentiments qu’à cinq ans et demi elle n’arrive pas à formuler autrement. Je n’avais pas envie de rentrer dans le pédopsychiatrique. Je me souvenais enfant de tout ce que je pouvais fantasmer qui était assez décousu, coloré, émotionnellement vivant, qui n’était pas du domaine du réel mais un fantasme. Il s’agit de peinture sur verre animée par une vingtaine de peintres. On peint sur des plaques de verre lues à une vitesse de 6 à 12 image par seconde sur 12 minutes de film. Cela fait énormément d’images. On a tellement peu de temps qu’il est impossible d’effacer. On ne voyait le résultat qu’à la toute fin. C’est un peu comme les débuts du cinéma. On découvre la péloche en salle de projection et on se demande si ça va aller. J’ai vécu ça à travers l’animation. C’est terrorisant. Avec Pierre-Emmanuel (Lyet co-réalisateur de l’animation ndlr) on riait et on se disait :« Ce n’est pas un cinéma du remords ! ».

Les sentiments qui sont exprimés sont très forts, on comprend bien que c’est pour la petite fille la seule manière de les exprimer. C’est doux et violent à la fois. J’ai voulu transmettre là un souvenir de l’enfance. C’est sa première fois de tout. La première fois d’un amour débordant, d’une tristesse affolante, d’avoir envie de sauter d’un rocher parce qu’on n’en peut plus de la vie (rires), première fois où l’on rit aux larmes parce que c’est trop drôle et oui, c’est volcanique. J’ai voulu également le rendre par l’animation.

Le débordement d’amour fonctionne dans le film. Je pars du principe qu’il faut se laisser déborder. Je préfère ça à un truc trop maitrisé ou tout est bien, tout est beau. Je suis pour laisser les choses advenir. Mettre un petit cadre et voir ce qu’il se passe.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2023.