« La joie est politique » Rencontre avec Adèle Haenel, une jeune femme au cerveau bouillonnant.

                                                                                                                Droits Photo ©FIFF_ArnaudBreemans

Adèle Haenel, 27 ans, deux César à son actif (Meilleure actrice dans un second rôle pour Suzanne de Katell Quillévéré et Meilleure actrice pour Les Combattants de Thomas Cailley) se prête volontiers au jeu de l’entretien malgré un agenda chargé au FIFF, après la présentation hier soir de La fille Inconnue, dernière œuvre des frères Dardenne dont elle assume le rôle principal en incarnant Jenny, jeune médecin.

Grande, élancée, pull et jean bleu, chevelure blonde lâchée, Adèle arrive d’un pas sûr,  s’assoit rapidement, demande un verre d’eau qu’elle avale d’un coup et l’entretien est lancé. Elle vous regarde sérieusement avec ses grands yeux bleus qui ne vous lâchent pas tout en expliquant avec ses mains. On sent chez elle un besoin de s’exprimer, de parler vrai en prenant le temps de trouver les mots justes. Bref, une fille intelligente qui essaie de privilégier le sens dans ce qu’elle fait.

S.L : La culpabilité que ressent Jenny est très présente dans l’histoire. Est-ce l’élément déclencheur du récit selon vous?

A.H. : C’est important mais ça n’est pas l’axe du film, l’important c’est la force qu’il faut pour faire dévier le monde de sa marche normale. L’analyse ne se fait pas en terme de morale. J’ai l’impression que Jenny est quelqu’un qui prend ses responsabilités. Ca n’est peut-être pas de la culpabilité, mais plutôt un réveil. Tout d’un coup, on peut se rendre compte du monde dans lequel on vit. Parfois pas. Quand on s’en rend compte cela produit un choc.

Qu’est-ce qui vous a touché dans le personnage de Jenny ?

Ce qui m’intéresse dans ce personnage c’est son côté « grain de sable ». Jenny est opiniâtre et entêtée. Elle est définie selon cette ligne-là. On m’a demandé pourquoi elle est aussi acharnée. Mais dans la société d’aujourd’hui les gens peuvent disparaître comme s’ils n’avaient jamais existé. Le personnage démontre par son opiniâtreté la violence du monde tel qu’il fonctionne.

Pourriez-vous nous parler de la direction d’acteurs des frères Dardenne ?

Je n’ai jamais très bien compris ce terme. C’est comme si l’on relocalisait le surmoi dans quelqu’un d’autre. Pour moi, la direction d’acteur, c’est le fait de confier à quelqu’un ses limites. On change d’énergie en fonction des gens qu’on a en face. On se positionne face à eux.

Pensez-vous que les nombreuses répétitions provoquent quelque-chose dans votre manière de jouer ? – Lors de la conférence de presse au FIFF, les cinéastes ont exprimé le fait que les répétitions serviraient aux comédiens confirmés à essayer de se libérer de leur technique.

Je ne sais pas si j’ai une technique. C’est possible en effet, on gagne des choses en travaillant mais on en perd aussi, puisqu’on largue les amarres en jouant. On perd une forme de virginité.

Jouez-vous différemment avec les frères Dardenne ?

Oui, je pense, j’ai une certaine forme d’énergie, un peu « combattante » pour caricaturer. Tout le monde peut utiliser cette énergie. Quand je me laisse aller, au bout d’un moment je manque de contraintes. La contrainte fait émerger les choses. Pour le film d’Arnaud Des Pallières c’était aussi le cas (Orpheline, également présenté au FIFF). C’est contraignant sur le moment et cela m’est pénible, car je suis plutôt râleuse. C’est vraiment du travail d’essayer de trouver de nouveaux modes d’expression correspondant à de nouvelles raisons de s’exprimer.

Entre les différents rôles que vous avez joués : pour Madeleine dans les Combattants vous occupez tout l’espace, tandis que l’on sent Jenny hyper concentrée, comme si elle ne se déplaçait qu’en ligne droite, c’est intéressant au niveau du jeu. Le langage du corps cela vous parle ?

Je ne suis pas dans une logique psychologisante des choses et je pense qu’on se trimballe corporellement une histoire. Par exemple, quand je suis heurtée dans ma façon de bouger cela raconte quelque-chose, un rapport au monde. J’ai l’impression que l’histoire se ballade avec nous, dans notre corps. Et dans le cas de Jenny, le fait de faire plus attention aux objets, aux gens, de faire une chose après l’autre, ça parle aussi de la place qu’on laisse aux autres au-delà de tout discours. J’ai essayé de faire en sorte de laisser de la place. Je pense qu’il faut donner à voir par l’histoire et donc par le corps.

Vous êtes jeune, déjà deux César, une carrière assez fulgurante, Vous jouez dans des films qui comptent, comment choisissez- vous les scénarii ?

Je ne saurais pas expliquer pourquoi, ou comment, c’est juste que je le ressens à la lecture. Je crois que c’est lié à la liberté des idées par rapport à leur plasticité. Les idées exercent un jeu mécanique avec le réel et tout le travail consiste à les appliquer au réel alors que ces deux composantes ne sont pas tout à fait en adéquation. C’est cela qu’il faut réussir.

Vous défendez un certain cinéma d’auteur. Vous le qualifieriez : de politique, d’engagé ou de « conscientisé par l’humain » ?

Enragé ! (Elle rit).

Par exemple dans Nocturama de Bertrand Bonello, vous faites une très courte apparition mais c’est un personnage clé qui donne la seule explication du film par rapport à ces jeunes dont les actes sont injustifiés : « Ca devait arriver ». Est-ce que pour vous c’est un choix politique par rapport à l’état du monde ? »

La joie est vraiment au centre. J’adore jouer, cela me rend heureuse. Pour moi la joie est politique et l’invention aussi, tout est lié. Je ne vais pas sauver les pandas car ça n’est pas ma façon de m’engager (Rires). Ma façon de m’engager elle est là. Donc oui, c’est un choix politique. Autant il y a des couples d’idées plastiques qu’il faudrait détruire autant il y en a une qu’il faudrait à mon avis appuyer, c’est le fait que la politique, ça n’est pas chiant. La politique c’est la façon dont on se parle, la façon dont on invente les choses ensemble, la mise en commun, ça peut-être super joli aussi en fait.

Je la remercie d’avoir pris le temps de cet entretien en la félicitant pour ce rôle puisqu’elle porte réellement le film en incarnant la médecin Jenny. Elle me remercie également très poliment et me répond en souriant avec une boutade « j’ai eu peur d’être coupée au montage mais finalement je suis dans le film ! ».

Entretien réalisé par Stéphanie LANNOY, 1er octobre 2016, FIFF.

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