Photo ©JeanPolSedran
Après Michael Blanco et Le monde nous appartient, Stephan Streker signe un film puissant qui relate la vie d’une jeune belgo-pakistanaise aux prises avec un mariage forcé. Le film est bouleversant par l’histoire qu’il relate, celle de Zahira, mais aussi par son respect du point de vue intime de chacun des personnages.
Journaliste, Chroniqueur sportif à ses heures pour la RTBF, Stephan Streker est un cinéaste en recherche qui explore et questionne la matière cinématographique. Le film déjà sorti en France fait l’unanimité, bien accueilli par la presse et par le public. Le cinéaste accepte aimablement de nous éclairer sur Noces.
Stéphanie Lannoy : Qu’est-ce qui vous a décidé à réaliser Noces, le fait divers vous a-t’il marqué (L’affaire Sadiah Sheikh) ?
Stephan Streker : Quelqu’un m’a expliqué que le frère adorait sa sœur. A partir du moment où j’ai su que les membres de cette famille s’aimaient, cela devenait une histoire extraordinaire à raconter parce qu’ils allaient tous être le siège d’enjeux moraux incroyablement puissants. Le fait divers ne m’intéressait pas tellement. Je ne voulais pas tant raconter un sujet mais une histoire, réaliser une œuvre cinématographique susceptible de toucher, d’émouvoir, d’intéresser.
Comment vous êtes-vous documenté ?
J’ai beaucoup travaillé. J’ai rencontré de nombreux belgo-pakistanais avec qui j’ai passé de longues soirées de discussions. On avait une consultante pakistanaise en permanence sur le plateau et le film a été co-produit par le Pakistan. Tout était relu. Je voulais garder ma liberté créatrice, il était donc hors de question de rencontrer des gens qui ont réellement vécu ça comme la famille de Sadia. En revanche, il fallait être irréprochable de ce point de vue. Dans le film, un vrai Imam pakistanais, a constaté après la journée de fin de tournage que certains de nos acteurs n’étaient pas pakistanais. C’était la preuve qu’on avait bien travaillé.
Le film respecte le point de vue intime de chacun des personnages, cet enjeu se situait-il à l’écriture ?
C’était l’enjeu absolu. Certains actes sont condamnables mais il est plus intéressant de se pencher sur les motivations de chacun. Zahira est victime d’une situation monstrueuse, plus que de monstres. C’est très important comme distinguo, cela me permet de dire que je comprends l’écartèlement de chacun des personnages. Cette histoire est digne d’une tragédie grecque.
C’était l’objectif du récit, dès le début ?
Et tout le temps. Je crois en la notion de point de vue. Si le scénariste n’a pas de point de vue c’est une catastrophe. Mon point de vue s’exprime par exemple par le fait de commencer chacune des scènes par Zahira et de terminer par elle. Si elle n’est pas là, de commencer par Amir et de terminer par lui. Si ni l’un ni l’autre n’est là, de supprimer la scène.
Lina El Arabi joue magistralement son premier rôle sur un long-métrage, comment avez-vous su qu’elle serait capable de porter le film ?
J’avais un cahier des charges de dingue pour elle : Une actrice débutante, inconnue, de 18 ans, crédible en pakistanaise et qui parle parfaitement le français. C’est ce que j’avais écrit. Je voulais quelqu’un qui ait un port de tête haut, je suis un grand fan d’Elizabeth Taylor, c’est une immense actrice. Je n’ avais pas participé au casting de Lina mais j’étais attiré par elle et par son port de tête. En travaillant ensemble c’est devenu comme une évidence.
C’était un pari…
Je n’ai commencé à bien dormir qu’après le premier jour de tournage. J’avais décidé contre l’avis de mon assistant de commencer par deux scènes très difficiles pour Lina dès le premier jour. Réussir ça était une façon de communiquer à toute l’équipe qu’on allait faire un grand film car on avait une grande actrice.
Vous travaillez en amont avec les acteurs?
Enormément. Sauf avec Zahira parce qu’on l’a rencontrée beaucoup trop tard pour ça, mais avec les autres c’est le cas.
Pouvez-vous nous expliquer votre direction d’acteur ?
Elle m’est un peu spécifique, j’adore diriger pendant les prises. C’est une sorte de bulle qui nous appartient aux comédiens et à moi, entre « moteur » et « coupé ». Je leur parle en accord avec mon preneur de son. Je connais très bien les dialogues, donc je les évite. C’est pour cela que l’on refait toujours les scènes sans dialogue.
Les comédiens peuvent-ils vous faire des propositions ?
Ils peuvent proposer des choses mais je veux qu’ils connaissent le texte et qu’ils y reviennent si jamais je ne suis pas satisfait par leurs suggestions.
Votre ingénieur du son, Olivier Ronval enregistre de bonnes ambiances ?
Au départ je lui disais qu’il était chef de plateau et s’il n’était pas content on ne bougeait pas. Il a tellement bien travaillé qu’on n’a pas fait de post-synchro du tout sauf pour des respirations.
Vous avez trouvé rapidement Sébastien Houbani…
Une amie commune avait lu le scénario et était persuadée que Sébastien serait parfait pour le rôle. J’ai appris ensuite que cette amie lui avait envoyé le scénario sans que je ne le sache. Il savait déjà tout et était très motivé. Dès qu’on a commencé à travailler ensemble j’étais sûr que ce serait lui. Mais je ne lui ai pas dit tout de suite, c’est une telle responsabilité, on ne peut pas revenir en arrière…
Il interprète un rôle pivot dans le film…
Il y a plus de belles scènes à jouer pour Zahira que pour Amir. Son rôle est très compliqué parce qu’il est dans l’inhibition de l’action et il l’interprète formidablement bien.
On est très souvent en intérieur dans le film, vous cherchez à isoler de l’extérieur le drame que vit cette famille ?
J’ai décidé – ça faisait partie de ma charte personnelle – de ne filmer que ce qui m’intéressait. Si je montre l’extérieur c’est uniquement que ça a vraiment beaucoup de sens. A un moment, je m’adresse à quelqu’un d’autre, en dehors, qui est le proviseur. Il fallait que l’on comprenne à quel point Zahira ne voulait pas qu’il appelle la police. Dans la scène ou Amir est présent entre les deux pères il est quasiment le personnage le plus important alors qu’il ne dit rien. Ce qui m’intéresse c’est la tragédie intra-familiale filmée à hauteur d’homme avec l’intimité de chacun des personnages.
Dans les deux séquences situées à l’hôpital vous filmez Zahira en gros plans, on entend la femme médecin en off…
C’est un personnage qui n’est jamais visible, dont on avait que la voix. C’était écrit comme ça. On n’a pas filmé l’autre côté.
Afin d’ être proche de Zahira?
C’est une proposition de cinéma très forte. La première scène était une façon de dire : « Regardez cette jeune fille vous allez la suivre durant tout le film. Le film c’est elle ».
Et on revient à une scène similaire plus tard…
Evidemment ! Je tourne ça de nouveau dans un but purement cinématographique. J’étais heureux d’avoir trouvé cette idée de montage. Dans la scène ou la grande sœur parle à Zahira, elle l’hypnotise pendant 1 minute 45. C’est très intéressant de mettre dans sa bouche des arguments auxquels je crois pour défendre une théorie à laquelle je ne crois pas. On utilise des arguments qui séparés du contexte sont justes, mais qui dans le contexte deviennent faux parce que c’est de la manipulation.
Vous guidez les acteurs jusqu’au bout, n’hésitez pas à remettre en cause le montage, vous considérez-vous un peu comme un chercheur ?
J’élargirai ma réponse à la vie. C’est la seule chose qui est vraiment intéressante dans l’existence. Si j’ai appris quelque-chose aujourd’hui, c’était une belle journée. Le plus souhaitable pour un être humain c’est qu’il évolue vers quelque chose de meilleur pour lui et ça passera par une remise en question. C’est vraiment une des forces qu’il faut le plus souhaiter aux gens qu’on aime.
L’originalité de votre film est de montrer que ce qui pose problème à l’intégration n’est pas la religion mais la tradition…
Avant de m’y intéresser j’ai cru que la problématique était religieuse, puis j’ai compris que non. Zahira n’est pas en rupture avec sa foi ni avec la religion mais uniquement avec la tradition.
Elle est en paix avec sa religion, c’est même beau…
Elle continue de prier même quand elle est en rupture totale avec sa famille et avec des valeurs qui lui sont imposées. En m’y intéressant j’ai appris qu’au-dessus de la religion il y a la tradition et au-dessus il y a l’honneur. J’étais persuadé d’avoir compris que c’était ça. Une femme pakistanaise m’a dit « Je vous ai écouté, je suis d’accord avec ce que vous dites, l’honneur est au-dessus de tout mais en fait, au-dessus de l’honneur, il y a le fait de sauver les apparences ». Et je suis sûr qu’elle a raison. Parce que quand on sauve les apparences on protège l’honneur, si on protège l’honneur, on préserve la tradition. J’ai bien sûr un point de vue, mais le jugement moral appartient au spectateur.
Que cherchiez-vous en choisissant pour incarner les personnages d’Aurore et son père André, Alice de Lencquesaing et Olivier Gourmet ?
Sur les 8 acteurs principaux, ce sont les seuls pour lesquels je n’ai pas fait de casting. Olivier est le meilleur acteur du monde et c’est mon ami. J’ai écrit en pensant à lui. Il y a un deal moral entre nous. Alice de Lencquesaing est pour moi la meilleure actrice de sa génération. Chaque fois que je la vois je suis très impressionné. C’est une chance de rencontrer de grands acteurs.
Ce duo forme un couple stable par rapport aux événements, André essaie d’arranger les choses avec le père de Zahira…
Ce qui définit le personnage d’Olivier c’est précisément qu’il essaie d’arranger les choses. Sa légitimité est qu’il était ami de la famille, qu’il a vu Zahira grandir. Il les aime. Je n’aurais jamais voulu que cette scène soit incarnée par un représentant d’une autorité morale par exemple, Un professeur d’école, quelque chose de ce genre…
Vous avez un projet avec Olivier Gourmet en premier rôle ?
J’en ai deux, je ne sais pas lequel je ferai en premier. Celui dont je peux déjà vous parler est un peu le projet de ma vie, c’est une adaptation de l’affaire Michel Graindorge. Olivier tiendra le rôle de cet avocat qui a fait de la prison parce qu’il était accusé d’avoir été complice de l’évasion de son client, « le roi de l’évasion », François Besse. C’est une très grande histoire sur le rapport de cet avocat libertaire et de ce prisonnier exceptionnel.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, février 2017.
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