Dans Rodin, la démarche cinématographique de Jacques Doillon se reflète comme un miroir avec celle d’Auguste Rodin. On imagine aisément le cinéaste réfléchir à la scène et demander à ses acteurs d’évoluer dans l’espace, rectifier un détail, comme peut le faire le sculpteur avec son modelage. Réaliser un film sur Rodin n’est donc pas un hasard, d’autant plus que commencé sur le mode documentaire, le film s’est mué en fiction.
Jacques Doillon arrive avec une feuille A4 dépliée, avale 2 gorgées de café et explique qu’il a recherché de vieilles notes, s’étant rendu compte qu’il commençait à « radoter » après plusieurs jours de promotion. Délicate attention de ce grand cinéaste que celle de nous offrir de la fraîcheur pour cet entretien sur son Rodin, en Compétition Officielle au Festival de Cannes. Victime de « la malédiction cannoise » Jacques Doillon fait partie du « club » des grands cinéastes nommés à Cannes et jamais primés. Le sort en décidera-t-il autrement cette année ?
Stéphanie Lannoy : Qu’est-ce qui vous a séduit dans le personnage de Rodin ? Jacques Doillon : L’œuvre est tellement considérable… Et puis, Rodin est un sensuel par rapport à beaucoup de sculpteurs de son époque, on y voit tellement de choses mortes et figées. Bien sûr, la sculpture est à l’arrêt, mais il y mettait de la vie, travaillait les chairs pour les mettre en mouvement ou du mouvement dans les chairs, comme on voudra. Quand on se promène dans Paris et que l’on regarde ce qu’il y a sur la place publique, tout est tellement mort, on voudrait qu’il y ait quelques Rodin supplémentaires à Paris, cela ferait le plus grand bien à cette ville.
Le langage du corps, le fait d’insuffler de la vie dans vos films, est-ce votre point commun avec Rodin ? J’ai toujours aimé et de plus en plus, faire en sorte que le corps des comédiens, qui est donc traversé par les sentiments de la scène que l’on tourne, puisse parler et que cela ne passe pas toujours par le langage. Je me retrouve donc en terrain un peu connu avec Rodin. On va d’ailleurs lui reprocher ça plus tard, parce que finalement, des sentiments dans la sculpture il n’y en aura plus beaucoup les siècles suivants. Cela va devenir un art où seule la forme compte. Je pense à Moore par exemple, on peut être tout à fait séduit par ses formes, mais on ne peut pas dire qu’elles expriment un sentiment. Il faut peut-être passer à autre chose, c’est bien, je ne dis pas ça contre, mais Rodin va exprimer tellement de choses, de sentiments. Ce côté sentimental va être en partie combattu au début du siècle suivant et au bout d’un moment cela va se calmer et la plupart des sculpteurs vont reconnaître que le père de la sculpture moderne c’était évidemment lui.
Pourquoi avez-vous choisi d’évoquer cette période-là de sa vie ? Le début c’est évidemment La Porte de l’Enfer parce que c’est sa première commande et il a 40 ans.
La reconnaissance étatique peut-être ? La reconnaissance étatique vous l’avez à partir du moment où vous faites les Beaux-Arts et idéalement vous poursuivez à la Villa Médicis à Rome où vous obtenez un prix. Si vous n’avez pas fait ce parcours, vous n’existez pas. C’est donc assez étonnant qu’à 40 ans il reçoive une commande qui mine de rien, doit servir comme porte pour le musée des Arts et Métiers. Il n’aura pas tant de commandes que cela et elles sont souvent dûes à l’initiative d’une personne. Le Balzac est ainsi une commande de la Société des Gens de Lettres présidée par Zola, qui se rend compte qu’il vaut mieux aller voir Rodin plutôt qu’un autre. Les Bourgeois de Calais a été commandé par la municipalité. A 39 ans il n’avait pas d’atelier, il travaillait pour les autres. A 40 ans, enfin, il travaille pour lui. À 50 ans sa notoriété est grande et à 60, il est devenu une légende.
Vous vous penchez particulièrement sur le Balzac… Cela m’a paru l’œuvre la plus « moderne ». Présentée en 1890, terminée en 1897, montrée peu après, elle est très attaquée. Grâce à la photo que Steichen en a prise en 1907, elle va faire le tour du monde et je m’arrête à ce moment-là, du côté de Meudon, là où habitait Rodin. On termine par un de ses Balzac en fonte qui se trouve à côté d’autres sculptures du XXe siècle. On l’a filmé dans un musée en plein air au Japon, pour montrer à la fois sa place dans le monde et qu’il est entouré d’œuvres modernes, pas du XIXe siècle.
Vous le filmez en contre-plongée sur fond de nuages… Je crois que je n’ai jamais vu des nuages courir aussi vite dans le ciel, on dirait un trucage. On a eu beaucoup de chance d’avoir cet ouragan qui allait nous tomber dessus une heure plus tard, parce qu’en fait cela nous a donné un ciel formidable, avec un soleil qui de temps en temps se reflète sur le bronze du Balzac de Rodin, c’est vraiment magnifique.
Est-ce la vérité que vous cherchez dans vos films ? Je dirais même que parfois il y a un peu plus d’ambition que cela, c’est essayer de trouver quelque chose qui soit du domaine de l’imprévisible. Je ne pense pas qu’avant une scène on puisse savoir absolument ce que l’on va y découvrir. Il faut la travailler, la chercher. Le hasard peut intervenir, un incident peut arriver. On recherche quelque chose qui tient de l’invisible, du domaine de l’inattendu, parce que la vérité est faite de ça aussi. Si tout a été bien réfléchi, enfin réfléchi… Si l’on sait où l’on va, je ne sais pas si on peut inclure beaucoup de surprises dans ce travail à ce moment-là. J’ai peur alors de scènes pas loin des clichés, sans surprise. A quoi bon faire des scènes qui soient moins solides, moins fortes ?
Peut-on vous qualifier de cinéaste instinctif ? L’instinct, l’intuition, est une part absolument primordiale du travail, c’est pour cela que je ne veux pas réfléchir au plan avant d’arriver sur le tournage, que je n’ai pas de découpage. C’est écrit, mais je veux pouvoir improviser la mise en place et les indications que je vais donner au fur et à mesure quand on cherche la scène. S’il s’agit de faire trois prises avec les dialogues tels qu’on les a lus et un peu entendus et donc un peu compris, on va avoir une scène plutôt bien jouée qui à tous les coups va être très emmerdante.
Vous faites de nombreuses prises ? Oui, cela permet la recherche. Quand vous pensez qu’il a fallu sept ans à un type aussi génial que Rodin pour arriver au Balzac ! Quand vous pensez qu’il lui a fallu des semaines et des mois pour arriver à une forme qui lui convienne. Il faut penser que nous, on a une journée dans le meilleur des cas. Si vous ne vous dites pas : « Voilà, j’ai une journée pour profiter pleinement et découvrir ce que cette scène a dans le ventre ou cache, ce que l’on n’a pas vu, ce que l’on ne peut pas voir »… Et ce n’est pas de trop une journée, je vous assure. J’aimerais bien avoir un peu plus de temps ! (Rires)
Vincent Lindon interprète Rodin, était-ce une évidence pour vous ? Une évidence absolue. J’étais même embarrassé, comme je ne pensais qu’à lui je me disais : « Mais s’il me dit que ça ne l’intéresse pas, je fais quoi avec scénario… ». Par chance cela l’a intéressé immédiatement. On s’était dit un jour que travailler ensemble nous irait bien, à l’un et à l’autre. Je pense que pour une part cela a joué et que le fait d’interpréter Rodin l’intéressait rudement parce que chez lui comme chez Rodin il y a beaucoup d’intuition dans la façon de travailler, ça tombait bien. Et il me fallait quelqu’un de costaud.
Il a l’air plus trapu dans le film… On a descendu le centre de gravité pour qu’il ait vraiment les pieds dans le sol, comme une partie de son œuvre. Je vais simplifier à l’extrême mais quand vous regardez l’oeuvre de Rodin, il y a à la fois des figures volantes – il aimerait idéalement qu’elles puissent voler – et puis de L’homme qui marche aux Bourgeois de Calais en passant par des tas d’autres œuvres, vous avez des pieds qui ont pris racine dans la terre. C’était difficile de voir Rodin autrement que comme cela, arc-bouté comme il aime les cathédrales, à quel point elles sont solides et arc-boutées. Ça ne craint pas les tempêtes, ça ne craint rien. Il fallait aussi quelqu’un qui pouvait jouer à la fois avec du texte et sans, encore une fois avec un corps qui parle. La sculpture c’est du modelage et les mains travaillent, mais ce qui compte encore plus, c’est la force de la concentration du regard. Vincent a travaillé longtemps à l’avance pour faire travailler ses mains et que l’on puisse y croire mais il faut aussi qu’il y ait une force dans le regard qui soit d’importance sinon on n’y arrive pas.
Pourquoi avez-vous choisi Séverine Caneele pour interpréter sa compagne de toujours ? Rose telle qu’on la connaît est plus petite et plus frêle mais j’avais besoin de quelqu’un qui nous indique d’où ils viennent l’un et l’autre, d’un milieu plus que modeste. Ils ont connu la misère. L’une ne sait pas écrire le français du tout. A cette époque-là, ce n’est pas rare dans ces milieux, le Français n’est pas obligatoire. Avec Rose on sait mieux d’où vient Rodin, on comprend qu’il est chez lui avec elle. Il va commencer sa vie sentimentale très jeune avec elle et finir sa vie avec elle. Il y aura une passion avec Camille Claudel qui ne cassera pas sa relation avec Rose, parce que Rose est à la fois sa servante, sa domestique, sa femme, son amante. Elle est tout à la fois. Et surtout Rose, un peu comme la Thérèse de Rousseau, qui est aussi analphabète, ne comprend pas l’importance de l’homme avec qui elle vit. Certes de l’argent rentre, il y a des sollicitations etc. mais de là à penser qu’il est le sculpteur majeur de son époque, elle ne l’a jamais saisi. Ce n’est pas par défaut d’intelligence, c’est une paysanne, ce qu’elle veut quand ils sont à Meudon c’est une vache, il y aura une vache.
Pourquoi avez-vous choisi Izia Higelin pour jouer Camille Claudel ? Je voulais quelqu’un de solaire, avec beaucoup de fantaisie et une très jolie façon de bouger, pas quelqu’un de raide. Avec Izia c’était formidable. Rodin a un jour écrit un petit mot à Camille Claudel : « Quand tu arrivais tu étais comme un feu de joie ». Elle lui apportait de la joie, j’en suis intimement persuadé. Et elle travaille admirablement sinon elle ne l’intéresserait pas non plus, mais dans « feu de joie », il y a feu et effectivement elle va se faire brûler, les années passant par sa maladie mentale qui va la stopper dans son élan créateur. Tandis que lui va rebondir après leur séparation. Il va continuer une œuvre magistrale avec encore plus de liberté.
Votre film montre aussi le thème de l’artiste incompris. Existe-t-il un décalage entre l’art et la critique selon vous ? Il est incompris par la majorité de la critique conservatrice qui n’arrive jamais à comprendre la nouveauté mais il l’est parfaitement par une minorité de gens, d’artistes. Monet est dans une admiration profonde devant lui, des gens comme Mirbeau ne font que le défendre dans les journaux et quand son Balzac est refusé par la Société des Gens de Lettres pour en faire une fonte, de nombreux artistes et critiques se mobilisent pour se cotiser. Il va refuser cela, un peu vexé et ennuyé que tous ces gens soient des Dreyfusards et de voir qu’il va être considéré comme tel. Une minorité, y compris des gens de l’extérieur, de l’étranger le célèbrent et jusqu’au bout il va avoir une très grande célébrité… Il n’est pas si incompris qu’on veut bien le dire.
On plonge dans votre film comme dans un tableau avec la profondeur de champ, les ombres et lumières… La profondeur de champ est très démodée aujourd’hui, donc on fait le point et beaucoup trop de plans à mon goût. Si l’on veut des interactions entre les personnages, il faut bien filmer les deux ou les trois personnages et faire le point, c’est-à-dire que les personnages soient nets, sinon on crée une interaction un peu artificielle avec un champ contrechamp un peu grossier. Avec des plans qui sont quasiment des plans séquences avec beaucoup de profondeur de champ, on peut voir le jeu. Ils sont deux ou trois, on peut regarder l’un ou l’autre, on peut passer de l’un à l’autre, mais c’est nous qui faisons le boulot, ce n’est pas celui du cinéaste. J’ai toujours pensé que l’on considérait le spectateur comme bien trop passif, bien trop couillon. J’aime bien que l’on fasse appel à sa curiosité et à son intelligence et qu’on lui demande d’avoir les yeux ouverts sur l’ensemble du champ, du cadre qu’on lui propose et qu’il puisse faire sa petite cuisine personnelle.
Comme la circulation du regard dans un tableau… Dans un tableau il n’y a pas de personnages flous et l’on peut effectivement se promener, rester devant, regarder, essayer de saisir ce qu’il se passe. Je n’ai jamais pu penser le cinéma autrement.
Votre film est en compétition au Festival de Cannes, comment l’appréhendez-vous ?
En compétition signifie que 19 films vont être vus par l’ensemble des acheteurs et distributeurs étrangers, plus que ceux des compétitions parallèles et donc tout d’un coup cela leur donne une visibilité énorme. Cela signifie que le film va être vendu au mieux. Il est actuellement vendu au Brésil, aux États-Unis, au Canada, dans cinq ou six pays de l’Est, mais pas en Argentine, en Pologne, en Italie et en Allemagne. On espère que ces pays vont avoir un œil dessus et que certains vont l’acheter. Cela signifie que ce film là, au lieu d’avoir en salle X millions de spectateurs, va en avoir deux fois plus. J’ai fait tellement de films peu vus, que lorsque mes films le sont je suis plutôt content ! (rires). Après, la compétition ça n’est pas le tout…
De grands cinéastes comme Godard n’ont jamais obtenus de prix conséquents à Cannes… (Prix du Jury ex aequo en 2014 pour Adieu au langage, bien que 8 fois en Compétition) Entre Murnau, Dreyer, Mizoguchi, Bergman, Cassavetes, j’aurais beaucoup de mal à choisir un cinéaste, c’est compliqué. Si on me disait, couteau sous la gorge (il mime) : « Je t’égorge si tu ne me donnes pas un nom », je dirais Mizoguchi. Il a été découvert tardivement, on lui a donné royalement un Lion d’argent, pas d’or, ce qui est insensé quand on voit la beauté de l’œuvre, la force du cadre, de la mise en scène et du jeu des acteurs. C’était un immense cinéaste, pour moi c’est peut-être le plus grand – j’oubliais Wells… – Mais bon, avant que l’on me tranche la gorge, je dis Mizoguchi (rires). Il était présent une fois à Cannes et n’a pas eu la Palme d’Or. Je ne dis pas que j’ai la qualité de Mizoguchi ! (rires). Je dis simplement que de pauvres films comme d’autres, eux, tout à fait intéressants obtiennent des prix. Et souvent, des films très chahutés dans les festivals sont ceux qui finalement tiennent le mieux le coup. Est-ce qu’effectivement, le Balzac ne pouvait pas être reconnu dans la mesure où c’était une œuvre qui était très en avance par rapport à ce que l’on voyait à ce moment-là ?… Comment voulez-vous que l’on ne tourne pas le dos au Balzac, pour la plupart des gens à ce moment-là, c’est trop nouveau… Les plus grands ne sont pas forcément honorés. Posons la question, et après ? Dans le cas de Mizoguchi, immense cinéaste, qu’est-ce qu’on en a à faire qu’il ait obtenu un prix à Venise ou à Cannes ? L’important est que si l’on regarde ses 5 dernières années, il a réalisé, je pense, 9 films sublimes en 5 ans. Le reste est très anecdotique. Un prix là où ici, qu’est-ce qu’on en à faire ! (rires).
L’important c’est que votre film soit vu… Oui, c’est que le film soit vu. Mizoguchi a été découvert très tard et aujourd’hui on a du mal à voir ses films pour des problèmes de droits. On ne peut plus les sortir en DVD depuis un ou deux ans, j’espère que ce cela va se résoudre, c’est tellement puissant, tellement admirable. Si j’avais des sous, j’achèterais tous les droits des films de Mizoguchi pour pouvoir les répandre dans le monde entier, la bonne parole est toujours à répandre !
Sélection Officielle & Compétition, Festival de #Cannes2017
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, mai 2017.