« Pour que l’on vous laisse tranquilles il va falloir se battre très fort et faire beaucoup de bruit » Hubert Charuel, Petit Paysan

C’est une destinée particulière que celle d’Hubert Charuel. Fils de paysans, engagé dans des études de vétérinaires, le cinéaste a longuement hésité avant d’entamer des études de cinéma à la FEMIS, abandonnant définitivement l’idée de reprise de la ferme familiale. Avec Petit Paysan son premier long métrage, remarqué à la Semaine de la Critique à Cannes, le cinéaste réussi un coup double. Il met en lumière les problèmes du monde paysan en France aujourd’hui, et réunit dans cette œuvre profondément humaine sa famille qui joue dans le film, les reliant au milieu du cinéma. Hubert Charuel est un personnage attachant à l’humour cinglant. En témoigne son message vidéo hilarant pour remercier le Jury Junior du 32e FIFF qui lui a décerné son prix.

Stéphanie Lannoy : Petit Paysan est-il un témoignage ?
Hubert Charuel
: Le témoignage est là sur un rapport à la vie, aux animaux et à un métier très particulier qui se rapproche d’un mode de vie. Je suis fils de paysan et je crois que j’avais très envie de parler de mes parents, de cet univers dont je n’ai fait que de m’enfuir, mais finalement on y est toujours rattaché. J’avais besoin de raconter dans le monde dans lequel j’évolue aujourd’hui ce qu’était ma vie d’avant.

Vos parents ont survécu dans le domaine de l’élevage laitier sans trop d’investissements. Pierre possède le même genre d’exploitation. Serait-ce possible aujourd’hui de survivre de cette manière?  L’idée du film remonte à environ 7 ans. A ce moment-là, vivre avec un troupeau de 30 vaches devenait de moins en moins envisageable et aujourd’hui cela n’existe plus. Un petit paysan possède au moins 50 vaches. L’exploitation de mes parents a en effet tenu parce qu’ils ont limité les investissements et étaient en fin de carrière. Pierre est quelqu’un qui survit parce qu’il n’a pas du tout fait d’investissements et a peu de vaches, peu de frais. Si l’on prend la question de mes parents, même si ce n’est pas la question centrale du film, ils ont fait beaucoup d’économies mais finalement ont compensé par une usure physique. Mon père a des problèmes de cervicales, ils ont des problèmes de santé.

Le système européen donne des aides mais demande sans cesse des réinvestissements c’est peut-être la cause de la disparition de ces exploitations…
Le schéma que l’on propose aujourd’hui aux jeunes agriculteurs c’est souvent, comme dans le film : « Si tu veux survivre il faut grossir ». Ma mère est partie avec ses vaches grossir une exploitation parce qu’un jeune la reprend, à qui l’on n’explique pas qu’il existe peut-être d’autres alternatives. Je vois aussi d’autres personnes, des jeunes, qui ne viennent pas forcément de cet univers-là, qui se mettent à faire pousser des anciennes variétés de blé dans une certaine région de France pour faire des pâtes. Il y a un vrai retour à la philosophie paysanne, c’est-à-dire sortir du productivisme et renouer avec la fierté de ce que l’on produit et ça me redonne un petit peu d’espoir. Je ne sais pas ce que cela donnera dans quelques années au niveau de l’industrie alimentaire parce qu’on parle quand même de gens qui nourrissent la planète. C’est par le consommateur que les choses peuvent changer.

Comment avez-vous collaboré avec Claude Le Pape pour écrire le scénario ? Avec Claude on a un système particulier, on se connait très bien. Il y avait un vrai enjeu à créer une tension, quelque chose de très cadenassé. On a travaillé ensemble le plan du film pendant un an et demi. Ensuite on a écrit 3 versions dialoguées. Puis on s’est partagé le travail de manière très arbitraire. L’un prend les 20 premières pages, l’autre les 20 suivantes et ainsi de suite. On se repasse ensuite les séquences « en briques ». On revoit chacun les séquences et ensuite on assemble, on « lisse », on fait des finitions.

Comment avez-vous conçu l’évolution du personnage de Pierre qui plonge dans un véritable thriller ? La bascule dans le genre s’est faite naturellement parce qu’on s’est dit que Pierre est quelqu’un qui va se battre pour ne pas tout perdre. Sachant que c’est le point de départ, il y a de gros enjeux de vie et de mort sur ses animaux, donc liés à lui. La dimension du thriller arrive puisqu’on parle de quelqu’un qui s’enferme de plus en plus. Il y avait aussi l’idée que dans les petits villages tout se sait et c’est la plus grosse menace. Pierre est quelqu’un qui cache et on joue avec des codes qui sont du type « comment cacher lorsque tout le monde se demande ce que vous faites ? ». A partir de ce moment-là il y a de la fiction. L’histoire de quelqu’un qui se cloitre de plus en plus avec son problème. La famille, les amis, tout ce qui était un soutien, comment transformer tout ça en menace ? Le personnage de sa sœur Pascale est à la fois adjuvant et opposant. A tout moment elle peut devenir opposant c’est quelqu’un qui est censé l’aider. Il s’agit de raconter comment d’un coup tout se retourne. Il est brutalement touché par la maladie, elle est censée le dénoncer et ne le fait pas.

Elle représente son double…. Il y a le double bien sûr, mais aussi la passion et la raison. C’est un schéma narratif traditionnel dans la fiction, qui existe déjà dans les mythes fondateurs. La raison est toujours un peu ambigüe. Finalement la trajectoire de Pierre est très claire, il faut sauver les vaches. La position du personnage de Pascale est beaucoup plus ambigüe puisqu’elle doit à la fois le ramener dans le droit chemin, et en même temps une dimension familiale la fait dévier. Vétérinaire, elle est responsable de la sécurité nationale d’une certaine manière et encourt un risque plus grand que lui. Elle est son miroir, sa sœur. Il y a à la fois quelque chose de l’ordre du soutien parce qu’intime et famille, et d’ennemi parce que d’un coup ça va bouleverser ce qui le fait lui, tenir debout.

Comment avez-vous choisi Swann Arlaud pour le rôle Pierre ? Judith Chalier ma directrice de casting est la première qui m’a parlé de Swann. Pour moi ce n’était pas évident. J’adorais l’acteur que j’avais vu dans Une vie de Stéphane brisé ou dans Les anarchistes d’Elie Wajeman, mais je n’arrivais pas à le projeter en paysan. Elle m’a conseillé de le rencontrer et cela a été déterminant. J’avais dit à Judith :« Tu peux me présenter les meilleurs si je n’ai pas un contact humain avec eux je ne vais pas y aller ».

C’est l’humain qui a primé… Oui et finalement les choses se sont enchaînées. Il est venu passer ses essais et il était le seul qui avait compris à ce point le personnage. On a discuté et il m’a directement dit : « il faut que j’aille apprendre à traire des vaches, faire du sport, que j’aille prendre du muscle ».

Il s’est complètement investit dans le rôle… Ce qui rapproche Swann et Pierre c’est la dévotion. Pendant 6 mois Swann s’est consacré à ça. Du sport 5 jours par semaine voire 7, il mangeait 8 fois par jour pour prendre du poids. Il est allé faire son stage pendant 2 semaines, vivait chez mes parents, mangeait avec eux le midi. Il partait à 6h du matin, allait traire les vaches et rentrait à 21h. Ses maîtres de stage m’ont dit « C’est le meilleur stagiaire qu’on a eu ». Il a eu un investissement total qui devient obsessionnel je pense et c’est le vrai point commun entre Swann et Pierre.

Filmer les gestes du travail c’était important… C’est quelque chose qu’on a beaucoup travaillé avec le chef opérateur et cela touche les éleveurs qui disent « On sait quand nos vaches ne vont pas bien parce qu’on les regarde, parce qu’on les touche ». C’est un métier que je connais très bien, je savais que cela devait en passer par là. On a vraiment travaillé sur ce regard, pour ne pas être dans un point de vue subjectif du personnage. Comment être justement dans son attachement au toucher ? Comment être dans le regard du personnage sans y être factuellement ? Le travail du monde réel il est là. Evidemment il y a un côté sacerdotal à ce travail. A la limite on est presque plus proche du film Des hommes et des dieux dans le fait de montrer le rituel de se lever tous les matins comme si on allait à la messe avec des gestes précis auprès des vaches. Et surtout, comment on les regarde avec amour évidemment, mais comment on les regarde pour savoir si tout va bien ?

Et comment on les filme aussi ? C’est aussi un vrai personnage ce troupeau de vaches…  Je voulais une esthétique où l’on se disait qu’à un moment donné les vaches prenaient toute la place pour lui. Au départ pour ce côté attentionné et au fur et à mesure que le film avance elles s’imposent et deviennent presque un poids.

Comment s’est faite la collaboration avec Sara Giraudeau ?  Notre personnage était décrit de manière assez froide, très droit dans ses bottes et Sara est arrivée avec une espèce de douceur et de délicatesse. J’ai lu une interview d’elle où elle disait qu’elle croyait vraiment à cette force de persuasion par une capacité d’écoute. C’est exactement ce qu’elle a fait. Je ne m’y attendais pas, elle a vraiment bousculé le personnage. Elle s’est aussi battue pour le rôle parce que je ne savais tellement pas ce que je recherchais qu’elle est venue 3 fois passer des essais.

Concernant la direction d’acteur vous travaillez avec des professionnels et non professionnels, dont ta famille, pourquoi ce mélange ? J’ai commencé à travailler avec des non professionnels au départ parce que j’avais peur de parler à de vrais acteurs. Dans mes court-métrages je limitais le nombre de professionnels parce que je me suis dit qu’ils allaient me prendre pour un abruti, je n’avais pas de formation etc. Finalement tourner avec des non professionnels et ma famille est devenu un peu mon univers. Ici c’était très important parce que c’était un film sur la famille. Ils avaient déjà eu de l’entraînement mes parents, mes cousins. Il y a juste eu à faire une rencontre avec Swann et Sara, les acteurs et ça s’est très bien passé. Swann et Sara sont aussi des gens qui plongent jusqu’au bout. Au-delà du jeu ils sont venus faire partie de la famille.

C’était important pour vous de tourner dans l’exploitation de tes parents ?  Souvent je dis que ce film est ma manière de reprendre cette ferme et en même temps de lui dire au revoir. C’est aussi une façon d’essayer de me débarrasser un petit peu de cette culpabilité plus ou moins consciente du fait que je ne l’ai pas reprise.

C’est aussi un moyen de ramener votre famille dans le monde du cinéma… Exactement, c’est un peu la problématique de ma vie. Je viens de milieux très différents l’un de l’autre. Je pense que je vais passer ma vie à créer des ponts, et à me dire que c’est possible.

Jamy (Bouli Lanners) est celui qui représente le drame de l’union européenne, l’agriculteur qui a tout perdu…  Le personnage de Bouli c’est l’espèce de terroriste agricole. Il représente l’extrême et aussi le point de non-retour. Si Pierre va avec Jamie, il est perdu. Ce qui est intéressant dans ce personnage c’est qu’il a un désespoir profond mais aussi l’extrémisme. On parle beaucoup d’extrémisme religieux, idéologique. Il y a aussi une idéologie paysanne et je me dis que l’extrémisme est partout. Et dans le monde rural c’est sûr qu’il y a ce désespoir-là qui existe, évidemment Jamy traduit ça. C’est le moment où Pierre se dit qu’il ne veut pas finir comme ça. Une manière de ne pas se laisser mourir non plus. D’accepter non la mort en soi, mais une certaine mort et de ne pas complètement sombrer dans l’enfermement et la folie. Pour moi, la séquence qui représente le mieux la problématique du monde paysan actuel elle est là. Quand Jamy dit « il faut qu’on parle de nous » de l’autre côté il y a quelqu’un qui refuse. Des gens qui ont besoin que l’on parle d’eux, qui ne le font pas assez parce qu’ils ne sont pas habitués à sortir dans la rue et à se battre contre les autres. Souvent j’entends : « mais on voudrait qu’on nous laisse tranquilles » mais parfois il n’y a pas la notion de se dire : oui, mais pour que l’on vous laisse tranquilles il va falloir se battre très fort et faire beaucoup de bruit.

Propos recueillis par stéphanie Lannoy, FIFF Namur, octobre 2017

Carte Blanche à Hubert Charuel                                         Petit Paysan, la critique !