« Ce microcosme est presque une façon de regarder une partie pour décrire le tout » Entretien avec Laurent Cantet pour L’Atelier

                                                                                                                        Photo © Jérôme Prébois

Laurent Cantet crevait le grand écran en 2000 avec Ressources humaines, qui questionnait les rapports complexes d’un fils directeur et de son père ouvrier dans la même usine. Palme d’or du Festival de Cannes 2008 pour Entre Les murs, le cinéaste continue à analyser son époque et les rapports sociaux, ses films traitant toujours d’un profond sujet sociétal. Dans L’Atelier, il confronte deux mondes entre une écrivaine parisienne qui vient animer un atelier d’écriture à la Ciotat et des jeunes gens coincés dans leur ville dont le passé glorieux s’estompe.

Stéphanie Lannoy : Qu’est-ce qui vous plaît dans le portrait de groupe ?
Laurent Cantet 
: Négocier sa place dans un groupe est une question qui se pose à beaucoup de gens. J’ai besoin des autres pour me sentir plus fort, pour mettre à l’épreuve mes idées, me sentir membre d’une communauté. C’est une place que l’on négocie parfois chèrement, on peut être obligé d’évoluer dans le sens où l’attend le groupe. On y est à la fois moins libre et plus fort. C’est aussi souvent un microcosme qui nous décrit plus largement les rapports sociaux du monde dans lequel on vit. Parmi sept personnes on peut déjà avoir à peu près les mêmes enjeux de pouvoir, de séduction, de politique qui s’expriment. Ce microcosme est presque une façon de regarder une partie pour décrire le tout.

Vous avez de nouveau écrit votre scénario avec Romain Campillo, comment écrivez-vous à 4 mains ? On passe beaucoup de temps à bavarder. Progressivement des idées nous intéressent tous les deux, on les note et d’un seul coup l’un de nous propose un début de dialogue et on continue. On souhaite éviter d’avoir une vision très précise du film que l’on est en train d’écrire. J’aime bien que cela soit un fil que l’on tire qui nous amène ailleurs et de là qu’on aille vers autre chose. Cela se ressent un peu dans la construction du film où peuvent cohabiter des préoccupations assez multiples, sans avoir le sentiment que l’on oublie une piste.

L’Atelier décrit la confrontation de deux mondes, pourquoi avoir choisi Marina Foïs pour interpréter l’écrivaine ? J’ai senti qu’elle avait la présence et la vitalité nécessaires pour exister face un groupe comme celui que j’avais constitué. Elle avait vis-à-vis des jeunes gens qui allaient travailler avec elle un peu le même statut que celui d’Olivia face au groupe des stagiaires. Ils l’avaient vue dans de nombreux films et étaient impressionnés à l’idée de travailler avec elle. La distance que je voulais ressentir dans le film entre ces deux mondes qui se font face devait préexister au tournage. Je m’étais un peu trompé parce que Marina a témoigné tout de suite énormément d’intérêt aux jeunes qu’elle a rencontrés. Elle avait envie de les comprendre, de les connaître et  ils lui ont parlé, ont posé des questions et une espèce d’intimité s’est très vite installée entre eux, ce qui nous a obligé à recréer cette distance par la suite. La force d’Olivia quand elle écoute, cette attention qu’elle a à l’écran ressemble à celle que Marina avait dans la vraie vie, et là je me dis que je ne me suis pas planté.

Vous avez sélectionné votre groupe de jeunes par des castings sauvages, comment avez-vous découvert Mathieu Lucci ? On l’a découvert le premier jour du casting. Il discutait en fumant une cigarette devant le lycée où il préparait son bac. La directrice de casting l’a rencontré 2 jours plus tard et m’a appelé en me disant qu’elle avait trouvé Antoine. J’ai un peu rigolé en lui disant de continuer un peu à chercher. J’ai revu à nouveau Mathieu et très vite j’ai senti qu’il avait la solidité pour incarner le personnage principal. C’est une décision angoissante, il fallait qu’il tienne le film sur ses épaules pendant huit semaines de tournage. Mais le travail que l’on a fait avant, les préparations, les répétitions m’ont très vite rassuré sur son immense talent.

Pourquoi travaillez-vous souvent avec des non professionnels ? J’aime bien voir des visages que je n’ai jamais vus dans un film. Quand j’écris, j’ai aussi besoin de vérifier mes hypothèses auprès de ceux dont les vies peuvent s’approcher de ce que raconte le film. Là, il me semblait que cela valait le coup d’écouter ce que les jeunes gens de la Ciotat avaient à me dire de leur rapport à leur ville, à leur passé, au présent de notre monde. C’est un travail que j’adore faire parce que ça me permet parfois de revisiter le scénario que j’ai écrit, de le modifier, de le compléter et j’ai l’impression que chaque fois je fais appel à une expertise de vie de mes acteurs pour renforcer ce que le film raconte.

Vous faites presque des repérages documentaires pour vos fictions… Oui, sauf que je cherche des acteurs, je ne leur demande pas d’être eux-mêmes devant une caméra. Par contre ce que j’évalue quand on fait les répétitions c’est d’abord peut-être un profil qui peut correspondre à celui dont j’ai besoin pour la fiction que j’ai écrit. J’essaie aussi de détecter le plaisir qu’ils ont à incarner un personnage, à jouer la comédie et de voir comment le petit groupe qui se crée progressivement fonctionne. Ca ne sert à rien d’avoir des personnalités très fortes si elles n’arrivent pas à discuter ensemble. Il y a une alchimie à vérifier régulièrement pour être sûr de ne pas être bloqué au moment du tournage.

Quelle est votre méthode de travail avec les acteurs ? Nous avons fait une répétition pendant trois semaines avant le tournage. On discutait des enjeux de chaque scène. Je leur demandais parfois d’en développer certains aspects parce que j’avais le sentiment qu’ils étaient plus à même d’en parler que moi. Cela a donné lieu à des ajouts dans le scénario et puis surtout, je leur demandais de reformuler les dialogues à leur manière. Je ne sais pas écrire comme parle un jeune homme de 18 ans dans une petite ville du sud de la France et j’avais besoin de leur expertise.

Vous tournez avec plusieurs caméras…. J’ai tourné avec deux caméras l’ensemble du film en ne découpant surtout pas les scènes. Je tourne des plans-séquences en ayant en tête un découpage qui interviendra seulement au montage. J’ai l’impression que les acteurs sont beaucoup plus justes quand ils sont portés par l’énergie de la scène que quand on leur demande de juste dire la phrase qu’ils vont jouer en contrechamp de tel autre acteur.

Vous privilégiez le jeu… De la même manière que j’essaie au maximum de libérer les acteurs de toute contrainte technique. Je ne leur demande pas des positions très précises. Il est plus important de leur laisser cette liberté vis-à-vis de l’espace et de ce qu’il se passe dans la scène.

Cherchez-vous les incidents ? Des choses que l’on n’avait pas prévues se produisent parfois. Quand elles peuvent trouver leur place dans le récit, ça m’intéresse beaucoup. Mais il faut alors réagir à leur suite presque en temps réel. C’est une gymnastique de l’esprit que l’on fait sur le plateau et qui me plaît beaucoup.

Que cherchez-vous en confrontant une actrice confirmée, Marina Foïs à des jeunes novices? Une des raisons pour lesquelles Marina Foïs a eu envie de faire le film était de se confronter à ces jeunes gens et à ma manière de travailler. Cela crée une attention chez elle beaucoup plus grande à ce qui se déroule sur le plateau. On le ressent à certains moments du film, j’ai l’impression aussi que cela la déstabilise un peu. Et puis les jeunes me disent tous qu’ils ont l’impression d’avoir commencé à jouer quand Marina est arrivée, la troisième semaine. Cela rajoutait un enjeu énorme de travailler avec une actrice professionnelle qui pour eux, était en plus très connue. Ils l’avaient vu dans beaucoup de films. Ca vient si l’on veut, « dé-professionnaliser les professionnels et professionnaliser les non professionnels ».

La ville de la Ciotat est un personnage à part entière du film, dans le discours, dans les images d’archives, les décors… C’est une ville où j’ai toujours eu envie de tourner des films depuis la fin de l’IDHEC. Le premier court-métrage que j’ai commencé à écrire devait s’y dérouler. J’ai un attachement au lieu, à la lumière, à l’histoire de cette ville aussi parce que j’ai vu des chantiers fermer quand j’étais à Marseille. Cela a joué un rôle important pour moi. La ville incarne aussi très bien une fracture que l’on peut éprouver aujourd’hui entre les jeunes gens et les plus âgés dont Marina et moi faisons partie. Une génération qui a envie de faire référence au passé, aux luttes passées pour expliquer et comprendre le monde dans lequel on vit. En face il y a des jeunes qui ont un rapport beaucoup plus immédiat à la réalité. Parce qu’ils sont aussi confrontés à des problèmes très directs. La ville porte cette fracture en elle. A la fois très nostalgique de ce moment de gloire qu’a été le chantier, mais en même temps elle est toujours remise face aux stigmates de cette période-là à travers les décors, ces énormes grues, ces portiques qui sont maintenant classés comme monuments historiques et qui ramènent toujours le présent de cette histoire en mémoire des gens qui y vivent.

De l’atelier le film glisse vers le thriller sans que l’on s’y attende… J’ai eu l’impression de trouver le film quand j’ai senti que le film entier pouvait être contaminé par l’histoire qu’ils écrivent et par l’envie de fiction que manifeste Antoine. Il la met en scène dans sa propre vie. Il réfléchit à la violence qu’on a le droit d’écrire ou pas, qu’on a le droit de vivre pas. Et de fait, le roman policier qu’ils écrivent contamine aussi le film pour en faire ce que j’espère être un thriller dans la deuxième partie. Que l’atelier lui-même génère cette fiction-là me semblait très important.

Pourquoi ce mélange d’images, de supports comme les jeux vidéos ? C’est une façon de décrire l’univers de ces jeunes gens qui passent du temps devant leurs écrans. Cela donne forcément une vision du monde différente de celle que je peux avoir, mais que j’ai envie de restituer. J’aimais bien l’idée de commencer par cette scène de jeu vidéo, d’abord parce qu’elle est surprenante et surtout parce que l’on est déjà en train de tracer le portrait du personnage d’Antoine à travers ce chevalier. Je reconnais l’errance d’Antoine dans cette violence qui tourne à vide, puisque le chevalier va fouetter l’air avec son épée et tirer contre le soleil.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, Octobre 2017

L’Atelier, Critique!