« Ce que l’on attend, ce que l’on espère et ce qu’il advient » Entretien avec Mohamed Ben Attia pour Weldi, mon cher enfant

Outre une patte de cinéaste indéniable, Mohamed Ben Attia porte dans ses films un regard extrêmement lucide sur le monde. Rares sont les auteurs qui parviennent dans leurs œuvres à lier l’intime au monde, et le Tunisien est de ceux-là. Avant de se plonger dans le cinéma, Mohamed Ben Attia s’est orienté vers le commerce. Cinq court-métrages plus tard, il nous offrait le très beau Hedi, un vent de liberté, prix du Meilleur Film à la Berlinale. Son second long métrage, Weldi, mon cher enfant, était présenté cette année à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Le cinéaste accompagnait son long métrage au FIFF à Namur, l’occasion d’un entretien avec celui à qui l’on souhaite une immense carrière.

Séphanie Lannoy : Que signifie Weldi ?

Mohamed Ben Attia : Weldi signifie « mon fils », c’est une expression familière très courante en Tunisie. Riadh l’utilise en s’adressant à tous des jeunes qu’il rencontre, le douanier, le médecin, etc. « Weldi » devient comme une représentation de ces jeunes qui deviennent de potentiels djihadistes. Cela devient le lien entre son propre fils et tous ces « Weldi ».

D’où vient l’idée du film ? J’ai entendu à la radio le témoignage très émouvant d’un père qui m’a beaucoup troublé. Ca m’est resté, et petit à petit je me suis retrouvé à écrire sur ce sujet.

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Ce film est-il un constat ? Je me suis posé des questions sans tomber dans le jugement. On ne développe pas les raisons du départ de Sami et c’est aussi pour cela qu’il était primordial de rendre humain le passeur. On l’oublie, mais il y a encore en ce moment des gens qui portent la barbe, qui croient à cette utopie et vivent en ce moment même dans un coin du Moyen-Orient. En écrivant j’avais le souci de rester proche du personnage et de sa réalité, de ne pas en faire un un héros. L’idée a atteint un tel degré d’horreur que l’on est beaucoup plus en train de fantasmer ces gens-là, à travers entre autres les vidéos et les reportages qu’on a pu voir.

C’est de là que vient cette simplicité dans la mise en scène ? J’aime bien les films qui prennent leur temps. Regarder, entendre les détails, quand on prend le temps, forcément on trouve des choses. C’est pour cette raison que j’essaie d’adopter cette simplicité.

L’histoire se déroule principalement en plans-séquences… A l’écriture il était déjà clair que certains moments ne pouvaient se réaliser qu’en plans-séquences. J’ai aussi de plus en plus de mal avec les champ-contrechamps. En tournant les premières scènes on réfléchissait à chaque fois avec mon chef opérateur à leur signification. Même si c’est primaire, il fallait toujours y revenir. Au fur et à mesure on reprenait un peu le même schéma, celui du plan-séquence. Pas pour respecter un dogme un peu rigide, mais parce que ça nous permettait d’avoir une bonne distance, de suivre le récit sans tomber dans une critique des personnages. Il fallait leur être fidèle.

Ce dispositif vous permettait aussi de montrer leur intimité… Sûrement, la difficulté est toujours de trouver la bonne distance. Même le choix de la focale a été pensé dans ce sens. Je voulais qu’on entre tout doucement dans cette histoire et qu’on ne la quitte plus.

Dans toute la première partie du film on rentre dans l’intimité de cette famille, on est avec eux chez eux, dans l’appartement… On a d’abord beaucoup répété, surtout parce que la plupart des comédiens n’était pas professionnels. Les répétitions étaient ensuite filmées pour pouvoir mettre en place cette chorégraphie. Je tenais à ce que tout soit réaliste. Le souci était toujours la justesse et le réalisme par rapport a cette famille-là.

Comment se passe la direction d’acteurs, existe-t-il une marge par rapport au scénario ? La seule marge était la traduction, parce que comme pour Hedi, le scénario, était écrit en français. Je traduis et demande ensuite à chacun d’adapter les phrases par rapport à son personnage. Le scénario était le même, ce n’est pas que je n’accorde pas de liberté aux acteurs, on discute beaucoup, on traduit ensemble et parfois cela dépasse même la traduction de la phrase. En français, un dialogue peut demander trois lignes parce qu’écrit pour que le lecteur ait plus de matière. Mais au final, on voit que l’on se répète en disant la même chose et cela peut être réduit en un petit bout de phrase en tunisien.

Comment s’est passé le casting ? C’est une épreuve que je redoute. Je suis est très excité quand je pars faire des castings, je m’attends à voir une centaine de candidats et au final il y en a cinq ou six. A chaque fois c’est très frustrant. J’envie vraiment les français avec leur tradition du cinéma qui leur offre toute cette marge pour que le scénariste puisse poser des têtes sur le scénario, ils ne mesurent pas leur chance.

Il existe un tel manque de comédiens en Tunisie ? Il y a un vrai problème. Le fossé entre ce que l’on peut espérer et-ce qu’on a est abyssal, mais j’ai eu beaucoup de chance. En lisant le scénario, le directeur de casting a tout de suite pensé à Mohamed Dhrif que je ne connaissais pas et qui n’a pas travaillé depuis les années 90. Il a fait quelques films et de la radio. Je suis tombé amoureux de ce type physiquement, mais quand j’ai commencé à faire des essais je me suis rendu compte que ça ne convenait pas. Il m’a alors proposé autre chose après le casting et ça a été le déclic. Il a traduit lui-même un passage du scénario et m’a envoyé ce texte filmé. J’ai tout de suite compris qu’il allait me permettre d’aller au-delà du possible. il a beaucoup travaillé et m’a fait confiance. Pour Sami (le fils, ndlr) le directeur de casting m’a proposé Zakaria Ben Ayyed, en spécifiant qu’il ne correspondait pas du tout. Mais,tant qu’il était là, il a fait les essais avec le père et j’ai vu immédiatement qu’il possédait une mélancolie innée, il m’intéressait beaucoup. Mouna Mejri qui interprète la mère de Sami est prof d’arabe et a amené tout ce background au rôle. Dans la vraie vie elle est aussi la mère de Majd Mastoura (rôle principal de Hedi ndlr). Concernant la collègue de Riadh c’est une autre histoire. L’idée venait de ma productrice. Imen Cherif est une chanteuse populaire très connue chez nous, j’ai tout de suite dit non, je ne l’imaginais pas du tout dans le rôle. Heureusement, elle a insisté pour que je la voie parce que je me suis trompé. C’est la personne avec qui j’ai eu le moins à travailler. Elle est venue et son personnage était déjà un peu là.

Elle interprète un personnage clé… Elle est aussi remplie de contradictions que le personnage. Elle a un franc-parler, c’est une femme moderne que j’ai connu – j’étais très copain avec elle quand j’ai travaillé chez Renault pendant 12 ans – j’ai gardé d’ailleurs le même prénom, Sameh, et ses blagues. C’était important de montrer que même cette femme vit mal ses propres paradoxes. Elle peut avoir un regard plus lucide sur ce que peut être le couple, le mariage, la sexualité dans le couple. Elle donne des conseils et au final se retrouve coincée dans sa propre vie de couple et a aussi peur que Riadh. Elle rejoint l’idée du film qui est le paradoxe entre ce que l’on attend, ce que l’on espère et ce qu’il advient. On aspire à une vie de couple, à une vie de parents et quand on y est on voudrait être seul, mais on a peur de finir seul. Le personnage de Sameh permet de dresser un peu plus le tableau sur ce plan-là.

Il y a un moment important entre le vieux monsieur turc et Riyad avant qu’il ne franchisse la frontière. On constate alors la fracture entre les idéaux du père, de ces deux messieurs et des jeunes… Même le père se retrouve coincé dans cette vision parce qu’il s’est tout le temps réconforté dans cette idée d’une vie simple et pas prétentieuse. Avoir un bon boulot, être tranquille, avoir des enfants et puis ça s’arrête là. La retraite est déjà quelque chose de très violent pour lui, il la subit comme une rupture : « J’ai donné ma vie à un boulot et au final qu’est-ce qu’il me reste ? ». Quand le fils disparaît il commence à être dans ce même transfert inversé. C’est-à-dire que le fils dont on parle là, c’est finalement aussi le père. Le père aurait pu aussi aller vers Daesh en quelque sorte. On arrive dans le film à se poser des questions et acquérir cette maturité un peu sombre qui permet d’avoir un regard plus cynique sur sa vie. C’est très joyeux tout ça ! (rires).

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Dans weldi comme dans Hedi, derrière l’histoire transparait un état des lieux de la société tunisienne… C’est très important et je me vois mal écrire sur autre chose que ce que je connais.

L’argent est un thème redondant… Cela ne me semble pas particulièrement tunisien, il s’agit plus d’une critique de ce que peut être la société occidentale que l’on est en train de devenir. L’omniprésence de l’argent est tout à fait voulue au sein de la famille.

Cette famille a du mal à joindre les deux bouts… Elle s’en sort malgré tout. Chaque famille dans chaque société a des préoccupations matérielles et c’est plus le sujet. Il s’agit de cette notion de propriété, d’être conditionné du matin au soir. L’idée de l’argent ne nous quitte pas. Travailler pour gagner de l’argent et pouvoir après réfléchir à comment le dépenser. C’est pour ça qu’on les voit dans cet hypermarché, dans cette voiture faire des courses, parler d’argent. Et c’est peut-être un regard un peu cynique que peut porter Sami par rapport à cette conception de la vie. Beaucoup de djihadistes avaient ce dégoût là. Par rapport à l’occident d’abord et par ricochet à nos sociétés, parce qu’on est de moins en moins différents. Ce n’est ni un constat optimiste ni pessimiste, on a de plus en plus les mêmes préoccupations qu’un français ou qu’un allemand, dans cette solitude que l’on peut avoir et dans cet enfermement, même au sein d’une famille.

Ce manque d’avenir pour les jeunes… Ce manque d’avenir, ce désespoir que peuvent avoir les jeunes. Il y a toujours un décalage temporel. Les problèmes que vous connaissiez il y a 20 ans, on est en train de les vivre en Tunisie.

Comment envisagez-vous l’avenir ? Gris ! (rires). Par rapport à ce que je suis en train d’écrire, j’ai de plus en plus de mal avec la scolarité, je crains le moment où je vais emmener mon fils à l’école. Je me dis que peut-être dans un avenir lointain existera un autre système sans école, sans travail, ni famille. La famille est critiquée dans mes deux films. C’est un sujet tabou au cinéma, tout comme l’enfant, la famille est intouchable. On peut la critiquer, mais au final on revient vers cette idée très belle du refuge où l’on se sent bien. Quand je ne vais pas bien c’est vrai que je m’y recroqueville aussi. Mais on observe de plus en plus de divorces par exemple chez nous. Les gens sont très impatients, que ce soit à travers les réseaux sociaux, la télé, le travail, la famille, le couple. il y a ce côté « on a qu’une vie » cette soif de courir vite, de vivre vite sans pour autant apprécier les choses.

La société tunisienne est l’une des premières à avoir été touchée par le terrorisme… On est les premiers dans tout ! (rires).  La toute première fois que j’ai entendu le mot Daesh – en plus ce sont les initiales de toute une région qu’ils veulent s’approprier, qui englobe la Jordanie, la Syrie…, un truc immense comme les mille et une nuits – Je pensais que c’était une blague sur Facebook. A cette époque pas mal de vidéos et de fausses infos circulaient. C’est bien de me rappeler ce moment-là pour comprendre combien l’homme a ce pouvoir d’adaptation. Au fil du temps cela s’est banalisé à tel point que cela fait partie de notre vie d’une façon très docile malgré toute son horreur. Ensuite, comme dans le film, il y a eu des manifestations contre le retour de ces jeunes. On avait tous peur des retours parce qu’on avait des problèmes, on voulait que le tourisme fonctionne à nouveau et c’était mauvais pour la sécurité. Mais quand j’ai essayé de creuser plus en profondeur le scénario, j’ai découvert des dommages collatéraux un peu partout. Certaines familles, des hommes et des femmes n’ont pas demandé à vivre ça et sont complètement perdus. Ce n’est pas simple et le film ne présente aucune vision manichéenne. Dans la résidence où on a tourné, on s’est rendu compte que le père du propriétaire de l’appartement avait déménagé parce qu’il a perdu deux garçons. A l’étage en dessous un autre père est venu assister au tournage. On a compris après qu’il était père d’un djihadiste. Il était très bien habillé, parlait un français parfait et tout comme dans le film, il n’arrêtait pas de dire, dans le déni :« Mon fils n’est pas un terroriste ». Il nous disait de montrer des familles aisées parce qu’elles sont aussi frappées. Il disait « Mon fils était le beau gosse de la résidence, il sortait avec telle fille…» De nombreux éléments se contredisaient, on voyait que ce n’était pas juste un fait d’actualité mais que cela touchait vraiment nos propres repères.

En Tunisie beaucoup de garçons sont partis faire le djihad… Enormément, de tous les milieux, de toutes les villes, de tous les quartiers. Pendant les castings ça m’a encore plus frappé. Des jeunes qui faisaient des one-man-shows, qui ont fait des études en France, m’ont raconté « qu’un ami, qu’un autre qui faisait des études de médecine, ou celui qui était en Amérique a passé un an là-bas avant de repartir en Amérique ».

C’est la promesse d’un ailleurs… Oui c’est comme les sectes, à un moment donné on est tellement perdus, on sent un vide, que ce que l’on est en train de vivre n’est pas bon et on est attirés qu’on le veuille ou pas par les monstres, les extrêmes, et aussi par le fait de se mettre en danger. C’est sexy et à un moment donné, on est tentés. On dit que beaucoup de gens qui sont partis se sont fait arnaquer parce qu’ils voulaient faire de l’humanitaire et se sont retrouvés à faire la guerre. Il y en a, mais très peu. Je ne crois pas que ces jeunes soient dupes.

Il y a l’image du héros véhiculée dans les médias… il y a cette image et puis il existe une fracture entre le monde Arabe, l’Occident et encore plus l’Amérique. De nombreux sujets ont contribué à en arriver là, des injustices, de la frustration… Chez nous par exemple, les jeunes ne peuvent pas voyager. Le principe de visa est instauré de manière tellement violente qu’ un étudiant paisible qui veut découvrir New York ou Paris ne peut pas le faire. De mon temps c’était déjà compliqué, il fallait fournir la fiche de paie des parents etc. mais là, le nombre de documents a triplé. C’est très difficile pour un jeune qui a envie de découvrir le monde. L’enfermement consistant à se dire : « Le monde appartient aux autres et je n’ai pas la possibilité de sortir de chez moi, de découvrir autre chose », c’est comme les réfugiés qui finissent à la mer. On parle avec les jeunes, on leur apprend qu’ils ont 80 % de chances de finir noyés. C’est très bizarre qu’un jeune se laisse entraîner, c’est une forme de suicide. C’est comme partir au djihad. De son point de vue, c’est la seule chose qui lui reste. Il se dit « voilà, je préfère tenter le tout pour le tout » alors qu’il peut déjà avoir un poste, un boulot pas très valorisant, mais il peut avoir un salaire, il peut déjà se nourrir, avoir un foyer où dormir, mais ça ne lui suffit pas, il veut plus.

C’est la valorisation qu’il faudrait… Il faut valoriser ce qu’il est en train de faire. Qu’il soit SDF ou quelqu’un qui a assez d’argent pour manger, je conçois les deux. Je comprends ce type qui aspire à ouvrir, à éclater ses envies et aller au-delà du possible quitte à se mettre en danger.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, octobre 2018, FIFF Namur.

Weldi, mon cher enfant
Hedi, un vent de liberté