« Bouli » c’est un peu le pote du cinéma belge. Derrière une image hautement sympathique la carrière du monsieur impressionne. Bouli Lanners enchaîne les tournages à une vitesse folle se muant en acteur ou en réalisateur selon les films et a probablement une cheminée trop étroite pour y aligner tous ses prix. En tant que réalisateur, ses récompenses constituent une véritable collection. Les géants Prix SACD 2011, Eldorado Prix Fipresci et Cavens, sélectionnés à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, Les Géants et Les Premiers, les Derniers, auréolés chacun aux Magritte du cinéma. En tant qu’acteur il recevait le Magritte du Meilleur second rôle en 2013 pour le très bon De Rouille et d’os de Jacques Audiard. On attend les inévitables prix pour son interprétation exceptionnellement juste de ce père et mari largué dans C’est ça l’Amour de Claire Burger, qu’il a découvert sans filet avec une équipe en larmes à la Mostra de Venise.
Stéphanie Lannoy : Comment s’est passée la rencontre avec le personnage de Mario ?
Bouli Lanners : J’ai été séduit par le rôle et aussi par la force des dialogues très bien écrits. La rencontre avec Claire Burger a ensuite été déterminante. On s’est vus à Forbach, sa ville d’origine où elle voulait tourner le film.
Vous êtes allés directement sur les lieux du tournage… Sur les lieux, dans cette ville, j’ai tout de suite rencontré tout le monde et la connexion a été immédiate. Claire s’est beaucoup inspirée de son papa. D’abord dans son côté boulimique de culture qui n’en fait pas grand-chose. Comme Mario, il a été quitté par sa femme qui a laissé les enfants. Claire s’inspire de son vécu mais pas pour en faire une fiction-exutoire, elle a du recul sur ce sujet et s’en sert. On a tourné dans la maison du papa et j’ai compris ce qu’elle voulait et ce qu’elle cherchait chez moi à travers ce que j’ai vu de lui, qui ne me ressemble pas du tout physiquement.
Que cherchait-elle en vous pour ce rôle ? Elle trouvait quelque chose de l’ordre de l’enfance dans mon regard. Il lui fallait quelqu’un capable de jouer un homme hyper fragilisé par la situation, qui n’a pas peur de mettre en scène sa fragilité. Ca me convenait très bien, j’aime bien cet éclairage féminin dans le personnage masculin dans une configuration que l’on ne connaît que rarement au cinéma. Au cinéma comme dans la vie, nous les hommes, sommes un peu figés dans des stéréotypes que l’on nous a imposé socialement. Ici on passe à un autre regard et je trouvais ça très intéressant.
Pensez-vous que c’est le moment pour ce genre de sujet au cinéma ? Nos batailles était à Cannes cette année et raconte un père resté seul avec ses enfants… C’est une autre version du père. On parle depuis peu des « nouveaux papas ». C’est l’expression publique que l’on puisse être un père de famille, s’occuper de ses enfants et être quelqu’un. Etre un homme sans perdre sa virilité, en affirmant sa fragilité en public. Et heureusement qu’on peut le faire. On a fait beaucoup d’avant-premières en France et on a reçu des témoignages de gens extrêmement émus qui voyaient enfin un homme qui leur ressemblait mis en scène au cinéma. C’est important parce qu’on intègre ces stéréotypes presque inconsciemment. Entre hommes on a beaucoup de difficultés à exprimer nos failles, on n’a pas la même intimité que les femmes ont sur certains sujets. Ce ne sont pas des conversations de mecs au bar de parler de leurs failles. C’est quelque chose que l’on masque un peu à travers des blagues, mais une réelle souffrance a parfois du mal à s’exprimer.
Cela correspond à l’image virile que l’homme se doit de renvoyer à la société… Oui, ce stéréotype est toujours là, et moins dans nos sociétés occidentales que dans d’autres pays où il est extrêmement ancré. D’ailleurs le film a été projeté au festival à Marrakech et les réactions sont très différentes là-bas.
Quelles étaient les réactions ? Je n’étais pas présent mais Sarah et Claire étaient là-bas. Lorsque la petite drogue Mario, les spectateurs se sont mis à la détester. On ne fait pas ça à son papa. Et quand il pleure, les spectateurs ne comprennent pas très bien non plus. Il y a vraiment quelque chose à propos de la force paternelle qui doit rester très « pilier de la famille », on ne déroge pas à cette situation-là.
Comment avez-vous préparé ce rôle ? On a fait une immersion en famille. Les petites sont venues à la maison avec Claire et son assistante. On a vécu le quotidien ensemble plusieurs jours. Faire à manger, les courses, prendre sa douche l’un après l’autre… Des situations qui créent l’intimité, parce que dans le film on est très proches, on est même dans quelque chose de très tactile. Il y avait beaucoup d’amour sur le plateau et les liens du film sont devenus réels. Les deux filles et moi on est vraiment très proches d’une relation père-filles.
Après cette prise de contact avec les filles, comment s’est passé le tournage ? On ne répétait pratiquement jamais, on tournait directement. Il fallait ensuite que la chorégraphie se crée tout en tournant et que l’équipe trouve sa place. Il n’y avait pas d’éclairage qui nous imposait des places parce que Claire tournait en 8K, avec des caméras très basse lumière qui ne nécessitent que peu d’éclairage. Le son était aussi extrêmement mobile avec plusieurs perchmans. Une fois que la chorégraphie était en place on continuait à jouer jusqu’à ce que l’on trouve la justesse que Claire voulait. Tout était constamment axé sur le jeu.
Cela signifie plusieurs prises… Des prises à n’en plus finir. On tournait parfois pendant une heure sans couper la caméra, on enchaînait les séquences.
Et la production suivait financièrement… C’était prévu dans le processus de travail de Claire qui est monteuse. Elle s’est retrouvée avec énormément de rushes, 120 heures. Il y a eu ensuite un vrai travail d’artisan. Elle travaille au montage avec Laurent Sénéchal et c’est génial, à deux ils réinventent encore une façon différente de faire du cinéma.
Cette méthode demande beaucoup d’énergie aux acteurs… En même temps c’est exaltant parce que l’immersion est totale, on ne sort pas du jeu. On avait des horaires très compliqués mais on s’arrêtait le week-end ce qui imposait une vraie césure. Les décalages horaires des heures de tournages jour/nuit nous propulsaient dans une espèce de Jetlag permanent qui ajoutait de la fatigue réelle qui nous aidait pour le jeu.
Claire Burger est issue de la FEMIS et crée sa propre méthode de travail… Elle a 2 ou 3 principes de base, jamais de caméra frontale mais toujours sur le côté, jamais de face-à-face avec les comédiens, des petites choses qui donnent une forme intéressante, on n’est pas juste dans la caméra épaule. C’est bien d’avoir quelques principes permettant d’avoir une cohérence dans la mise en forme. Pour le reste, son seul souci était la véracité dans le jeu. C’est plutôt intéressant de travailler avec quelqu’un qui sait comment il faut mettre en forme son film et surtout où les enjeux principaux se situent. Filmer quelqu’un de la Middle class ce n’est quand même pas ce qu’il y a de plus sexy. Ce n’est pas la grande noblesse où l’on peut partir dans des fantasmes, où l’on peut donner aux acteurs des obstacles de vie à devoir franchir. Il n’y a pas non plus de césure dramaturgique énorme, ni de coups d’éclats dans le scénario. Dans ce schéma plutôt classique et pas extravagant, il fallait parvenir à bouleverser d’émotion, donc tout l’enjeu était dans le jeu. « L’enjeu était dans le jeu ! » Ca pourrait être le titre de l’article, non ? (rires).
Mario s’impose un vrai défi, il se lance dans une démarche artistique où il doit puiser en lui-même, c’est complètement fou dans son état… Dans un premier temps il s’inscrit chez Atlas pour des mauvaises raisons, parce que sa femme éclaire le spectacle. Au début ça le saoule un peu, on doit juste parler dans un micro et lui imaginait plutôt de la musique, des décors, des costumes, et finalement il y trouve quand même quelque chose. Même s’il a beaucoup d’empathie pour les personnes qu’il sert en tant que fonctionnaire, on ne le voit jamais avec des potes, ni au bistrot, il est seul. À partir de là il recrée un tissu social, se prend au jeu, y trouve un intérêt et son corps se libère.
Quel sera votre prochain projet en tant qu’acteur ? Je vais bientôt tourner le film de Benchetrit où je retrouve Vanessa Paradis mais aussi François Damiens, Vincent Macaigne et Gustave Kervern. On tourne cet été-ci et puis il y aura le film de Jérôme Bonnell qui va se tourner en fonction des dates du mien. On joue un peu à Tetris ! (rires). Ensuite il y aura le film d’Élodie Lélu un long-métrage belge qui se tournera l’année prochaine.
Ecrivez-vous pendant les tournages ? Sur certains tournages il m’est arrivé de m’ennuyer, j’ai écrit un scénario. Ca donne aussi du temps libre, ou alors le tournage m’a permis de me retrouver dans un rythme assez régulier. Je viens de terminer le film de Valérie Donzelli et ces fréquents allers-retours entre Paris et Liège m’ont redonné un cadre de vie avec des horaires stricts qui m’ont permis de refaire la dernière passe sur mon scénario. Je n’arrivais plus à rentrer dans cette rigueur qui me permet d’écrire.
Quel sera votre prochain long métrage ? Ce sera un film d’amour qui se passe en Écosse, avec des comédiens anglais. L’histoire se passe sur l’île presbytérienne de Lewis où l’on va suivre l’histoire d’Emilie, une femme de 60 ans presbytérienne qui va faire un pas de côté dans sa morale, à notre époque mais avec quelque chose qui rappelle la peinture romantique du 19e. Là-bas les femmes s’habillent en noir avec des chapeaux pour aller à la messe – j’ai fait toutes les messes presbytériennes qu’on puisse faire – et elle va mettre un pas de côté dans sa morale elle va mentir une fois dans sa vie pour une fois dans sa vie se faire aimer par un type qui est plus jeune qu’elle et qui n’est pas de là qui est italien. Sans être une couguar ça je le tiens à le dire ! (rires).
Comment se nourrissent le jeu d’acteur et votre carrière de réalisateur à travers les différents tournages qui se succèdent ? Mon protocole à moi – je vais appeler ça comme ça – s’est construit petit à petit sur mon inexpérience, je suis autodidacte. Tourner des films m’a permis de comprendre que l’essentiel réside dans le fait qu’il n’y a pas de règles. Chacun travaille différemment. Je n’arriverais jamais à faire un film comme ceux de Claire, ce n’est pas du tout dans mon envie de cinéma, j’aime bien les choses plus posées avec des axes bien déterminés, une culture de l’image, des plans larges qui rappellent la peinture, c’est aussi pour cela que je vais en Écosse.
Avoir réalisé des films vous aide-t-il pour le métier de comédien ? Non parce qu’il faut s’oublier totalement. Si vous amenez votre casquette de réalisateur sur un plateau ça peut embêter le réalisateur. J’ai déjà vu des comédiens réalisateurs se mêler de la mise en scène, c’est insupportable.
Ca n’aide pas a comprendre les choses ? Non, ça permet d’avoir des signaux d’alertes quand un tournage va mal se passer, ça oui. Par contre dans un film comme celui de Claire ou de Benchetrit, je sais qu’ils ont leur façon de faire, ou avec Delépine et Kerven où les plans séquences se succèdent je me laisse aller, je fais confiance. Mais le tout est vraiment d’arriver à s’oublier. Le fait d’être réalisateur permet de comprendre quand on va avoir des pauses, de pouvoir économiser son énergie, ou quand il n’y en aura pas du tout. On comprend un peu aussi tout ce qui peut donner un peu de confort sur le plateau, soyons francs ! (rires). Ca sert aussi à des choses comme ça sur les plans de travail, sur les axes, savoir combien de temps il reste.
Affectionnez-vous autant les deux facettes du métier que sont la réalisation et le jeu ? Je prends beaucoup de plaisir aux deux et je pense que l’alternance des deux m’amène beaucoup de plaisir. Pour le moment je ne peux basculer ni vers l’un ou l’autre. Quand je suis réalisateur je me réjouis de jouer et quand je joue je me réjouis de réaliser c’est cette alternance-là qui me fait du bien.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, mars 2019.