Bertrand Bonello : « Revenir au film de genre pour parler du politique »

Bertrand Bonello est l’un des cinéastes français contemporains les plus doués de sa génération. Musicien, il se passionne ensuite pour le cinéma et réalise une oeuvre profondément singulière et maîtrisée. L’Apollonide : Souvenirs de la Maison close, Nocturama, il manie la fiction avec un fond social et intellectuel qui fait toujours sens. Présent à la Quinzaine des Réalisateurs cannoise cette année, le cinéaste est venu au BRIFF présenter Zombi Child son dernier long métrage, en Compétition Officielle et donner une Master Class aux passionnés.

 Stéphanie Lannoy : Pourquoi tourner entre deux pays, Haïti et la France ? Bertrand Bonnello : Le point de départ est Haïti, j’avais envie d’un ailleurs pour la première fois. Je connaissais cette histoire depuis très longtemps mais la question était de savoir comment je la pouvais raconter, moi, blanc, français. Le film ne pouvait pas uniquement se passer en Haïti. J’ai réfléchi pour savoir quel point de vue adopter. Le point de départ devait être mon endroit, la France. A cette histoire vraie, j’ai inventé une petite fille dont les parents seraient morts dans le tremblement de terre, la légion etc. pour la ramener en France et faire d’elle une sorte de fil rouge. Je lui ai ajouté ensuite un groupe d’amies pour recevoir tout cela. Une fois mon cadre français en place, j’ai travaillé sur ma partie française pour créer une histoire que j’ai aussi souhaitée très ténue. A savoir un chagrin d’amour d’une adolescente. A ce cheminement s’ajoutait l’envie de deux histoires simples, l’histoire de ce zombi (ndlr le mot « zombi » se terminant par un i, désigne le zombi haïtien. On l’écrira zombie par la suite) et le chagrin de cette jeune fille. Et en travaillant des entremêlements, des contrastes, des ruptures, de provoquer des complexités et non pas des complications, mais des ouvertures, des choses que je ne raconte pas mais que le film finit par faire apparaitre.

Quelle part de documentation est à la base du film ? Il y a une énorme part de documentation. C’est un peu ma méthode. Même quand je fais l’Apollonide je passe des semaines à me documenter pour savoir comment les filles se lavent, ce qu’elles mangent et dans Nocturama, comment on rentre dans une tour. Tout est juste. Cette part de documentation un peu obsessionnelle m’aide ensuite étrangement pour l’imaginaire. Cela passait beaucoup par des lectures d’anthropologie, pour essayer de m’approcher de la culture vaudou. Par ailleurs, plus je m’en approchais moins je la comprenais, parce qu’elle implique quelque chose d’assez vertigineux mais ce n’est pas grave. Il fallait surtout arriver chargé de certaines connaissances, comme la recette de la poudre de zombi au début du film qui est la vraie. Et puis il y a beaucoup de documentation sur les jeunes filles, même si c’est un mot un peu fort. Il s’agissait de s’approcher en ayant une forme de justesse avec un accueil. J’avais envie aussi de beaucoup de précisions sur le pensionnat. Le discours de la surintendante est vrai. J’ai juste ajouté une phrase sur Napoléon parce que j’y tenais, mais sinon ce sont des interviews qu’elle a donné et les codes sont ceux-là. Le film est assez précis tout en accueillant l’imaginaire.

Une vérité émerge de ce groupe de jeunes filles. Elles ont toutes un peu des visages d’ingénues et leur discours est très réel, pas mièvre…. Je vais faire une légère analogie avec soit Nocturama, soit L’Apollonide, mais il est certain que d’abord il n’y pas d’improvisation, tout est écrit. Comme je le leur disais, le personnage c’est 50% de ce que moi j’amène, la direction, mes volontés etc. et 50% de qui vous êtes, de ce que vous allez amener. Donc une partie de mon travail est aussi d’accueillir quelque chose, qui elles sont. Et pour cela il faut essayer de trouver la distance à laquelle on se place, c’est essentiel. Surtout ne pas être au-dessus, pas au milieu parce qu’on ne voit plus rien, donc il faut être à côté…

Vous observez et vous mettez en recul par rapport au groupe ? Tout en le dirigeant. Et ça pose même la question de mon rapport à elles dans la vie. C’est à dire que je ne veux pas être un papa, surtout pas un copain ni un oncle, donc il s’agit de savoir comment avoir une autorité tout en aillant un accueil. Ce sont de très belles questions.

C’est tout un travail. Comment avez-vous casté les jeunes filles ? C’est ce qu’on appelle le casting sauvage. Des annonces partout. Une fille fait les premières rencontres et ensuite j’arrive très vite pour les secondes. J’ai rencontré une centaine de filles. Il faut se donner ce temps-là.

Avez-vous fait beaucoup de casting pour dénicher Louise Labèque ? Au départ je ne me suis pas posé la question des rôles. J’ai rencontré des jeunes filles de 15 ans. Tout d’un coup certaines me plaisaient mais ne pouvaient pas être des Fanny, donc je les gardais en mémoire. Après cela s’est distribué petit à petit… L’une a failli être une Fanny mais cela ne fonctionnait pas complètement, c’est devenu une copine… C’est tout un cheminement.

AFFICHE RS- ZOMBI CHILD-Bertrand Bonello

On sent une vraie recherche tant ce groupe semble réel. La figure des jeunes filles est surprenante. On les voit rarement parler aussi franchement au cinéma en ayant une image aussi vraie.  Oui, pourtant c’est moi qui ai tout écrit. Mais, c’est vrai que j’ai une ado. J’ai une fille qui a pile le même âge. Elle a eu 16 ans il y a 10 jours, donc évidemment j’ai cette musicalité proche de moi.

En parlant de musicalité, vous composez les musiques de vos films. Quelle place occupe la musique dans votre travail ? La musique je la vois à de nombreux endroits, ça n’est pas seulement le score. Quand il y a des scènes avec le groupe de filles qui n’ont pas tellement d’intérêt dramaturgiques, qui sont juste des moments où on les regarde, cette musicalité est quelque part aussi importante qu’une musique. Le silence de Clairvius Narcisse en Haïti, cette musicalité est aussi importante que la musique. La musique, je l’entends au sens large.

Le rythme de l’action dans les plans… C’est ça. Le montage pour moi est aussi un rapport à une musicalité.

Et la musique en elle-même participe ici beaucoup comme dans Nocturama, à ajouter de fortes ambiances qui nous emmènent ailleurs. Alors que l’univers de l’école serait sensé être assez « normal » vous nous emmenez par la musique dans une ambiance un peu malsaine, même mystique… J’ai opté pour une musique faite avec des voix de jeunes filles ce qui peut ramener à un certain cinéma des années 70 en effet, entre Morricone et Dario Argento, j’aimais bien cette couleur dans leurs films.

Est-ce un besoin de composer vous-même dans vos films ? Je ne sais pas si c’est un besoin mais c’est une logique. Je ne fais pas la part des choses. C’est le même travail.

Vous écrivez le scénario, vous réalisez, vous êtes au montage, vous composez, peu de gens gèrent toutes ces étapes… Et je produis…

Jusqu’à la musique, vous assumez beaucoup de postes… Plus j’en fais plus j’ai l’impression d’écrire le film. Après je ne vais pas mentir, c’est épuisant. Certaines personnes trouvent que je suis trop « control freak » comme on dit, et c’est épuisant physiquement mais ça n’est pas très grave. Etrangement c’est épuisant aussi sur la solitude que cela implique.

Ressentez-vous le besoin de demander à un moment donné des avis sur le film en cours ? Oui, à très peu de gens. Je questionne, je discute tout le long du projet.

Existe-t-il un lien entre les groupes de personnages de vos différents films, notamment entre le groupe de jeunes filles allongées qui s’ennuient dans un climat presque « suicidaire »… C’est la mélancolie des jeunes filles au pensionnat.

…Et le groupe de Nocturama ? Ces personnages ne ressemblent-ils pas un peu à des « zombies » par leur attitude ?  C’est une lecture aussi un peu évidente. Pour moi Nocturama est beaucoup plus un film de Zombies que zombi Child. Zombi Child est un film de zombies dans le sens où l’on remonte à l’origine et on recontextualise, on redonne vie à quelque chose. Mais Nocturama est beaucoup plus un film de zombies. J’ai revu un film de zombies avant de tourner Nocturama et pas avant de tourner Zombi Child.

Dans Zombi Child vous abordez le sujet du Zombie par son aspect historique… En effet c’est repasser par l’histoire, par l’origine pour recontextualiser et de par ce trajet partir de cette figure très pop, écolo, qu’est le zombie pour retourner à l’une de ses origines. C’est aussi de manière transversale essayer de parler de l’esclavage. Du rapport de la France au colonial, à Haïti et puis des choses me sont apparues même si ce ne sont pas des volontés. On me prête beaucoup plus d’intentions que je n’en n’ai. Je m’intéresse juste à ce type qui marche tête baissée, à cette fille qui pleure.

Dans cet extrait du poème de René Depestre « Cap’tain zombi », qui commence par « Monde blanc », on sent un message lié à la colonisation… Bien sûr mais certaines choses apparaissent tardivement, par exemple l’esclavage apparait en souterrain. Le film est traversé de bout en bout par l’idée de la possession. Evidemment du côté du vaudou c’est assez simple. Le principe étant que l’on appelle les esprits pour qu’ils nous possèdent, mais du côté du chagrin d’amour, Fanny le vit totalement comme une possession. Et finalement un esclave. L’esclavage c’est quoi ? C’est posséder le corps et la vie de quelqu’un d’autre. En rapprochant des éléments, d’un coup des choses apparaissent. Et je ne les cherche pas. J’essaie d’accueillir des intuitions bonnes ou mauvaises et après, une fois que j’ai ces intuitions évidemment je les sur-travaille, mais je refuse de dire je vais faire un film « sur », parce que sinon d’un coup je suis bloqué. Je suis terrorisé par l’intitulé de mon sujet.

Votre film était projeté à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes. Avec le film d’ouverture de Jim Jarmusch « The Dead don’t die », on a annoncé le thème du zombie très présent à Cannes cette année. Que pensez-vous du retour de ce thème au cinéma ? On connait les thèmes que sont les vampires, l’horreur, Frankenstein, les fantômes, bref… Le zombie peut se renouveler sans cesse parce qu’on peut considérer par exemple que parler des zombies c’est aussi parler d’une humanité perdue. C’est quelque chose que l’on peut requestionner très souvent.

Pensez-vous que c’est le moment pour cette recrudescence dans les films ? Je pense oui. Si on fait un très rapide historique du film du zombie, il y a un bouquin dans les années 20 qui s’appelle L’île Magique. Dans lequel un écrivain américain (ndlr William Seabrook), raconte son voyage en Haïti et y écrit un chapitre entier sur les zombis qui s’échappent des plantations, traversent la ville etc. Cinq ans après vous avez le premier film de zombis américains White zombi, mais qui est encore un zombi Haïtien. Ensuite vient le chef d’oeuvre de Tourneur, Vaudou (I walked with a zombie), qui n’est peut-être pas en Haïti mais sur une île voisine. Georges Romero ré-invente alors le zombie. Ce n’est plus le même, c’est quelqu’un qui n’a plus de place en enfer qui revient, on est vraiment sur le mort, la figure du zombie qui marche comme ça et qui bouffe, on la connait, elle est inventée. Mais il s’en sert pour faire des films éminemment politiques, soit sur la société de consommation soit sur des dialectiques quand même assez incroyables, notamment dans son troisième film de Zombies (ndlr : Le Jour des Morts vivants, Day of the dead). En fait les zombies ne sont pas très importants. Il y a d’un côté des médecins, et de l’autre des militaires. Les militaires veulent tuer les zombies, tandis que les médecins défendent l’idée de les éduquer. Ce sont des questions très importantes. Après ça vrille. On tombe sur un zombie proche du divertissement, du gore. Cela correspond au passage des années 90 aux années 2000, où finalement le film de genre n’a plus de fond politique. Tous ces films des années fin 70-80 sont quand même des films politiques qui passent par le genre et peut-être qu’aujourd’hui il y a un besoin de revenir au film de genre pour parler du politique. Convoquer le cinéma de la peur – pour aller vite et ne pas dire cinéma de genre – pour parler de ses propres peurs du monde. Ca a un sens. Quand Romero fait ses films je pense qu’il évoque ses propres peurs du monde, il n’est pas cynique.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, BRIFF 2019