Issu du monde agricole, fils d’agriculteur, Edouard Bergeon est journaliste, auteur de reportages et de documentaires. Il réalise aujourd’hui son premier long métrage de fiction « Au Nom de la terre » avec Guillaume Canet, inspiré de son histoire familiale. Présenté au FIFF à Namur catégorie « Pépites », le film sortira dans nos salles le 9 octobre.
Stéphanie Lannoy : « Au Nom de la Terre » fait suite à votre film « Les fils de la terre ». Le documentaire était-il un passage obligé avant d’envisager une fiction ?
Edouard Bergeon : Aller jusqu’à la fiction n’était pas prévu ! C’est un cadeau du ciel que Christophe Rossignon, producteur magnifique, 40 films en France, engagé, La Haine, Welcome, La loi du marché et nombre d’autres, m’ait contacté. Fils et frère d’agriculteur, il a été touché par le documentaire. De notre rencontre est née l’envie de réaliser un film de cinéma.
A quel moment Guillaume Canet est-il intervenu dans le déroulement du projet ? Après avoir vu le documentaire Guillaume Canet a souhaité en faire un film de cinéma en tant que cinéaste. Il tournait alors son cinquième film avec Christophe Rossignon et lui a proposé de réaliser l’adaptation des Fils de la terre. Christophe lui a alors appris que le film était écrit – on écrivait depuis un an et demi – et que le réalisateur du documentaire allait le réaliser. Guillaume a insisté pour que ce film se fasse et s’est proposé comme comédien principal, nous n’en avions pas encore.
Envisagiez-vous un comédien lors de l’écriture pour interpréter le rôle du père ? En écrivant non. Avec mes co-auteurs on s’est d’abord attelés à inventer un récit qui évoque le mieux possible ce que je voulais raconter, inspiré de l’histoire de ma famille, mais qui parle aussi d’agriculture. Ce n’est pas un sujet simple à vulgariser. Avec du recul le rôle du père ne pouvait pas être joué par quelqu’un d’autre que Guillaume. Il a grandi avec les chevaux, s’occupait des boxes et sait mener une fourche. Et il ne parvient même pas à sortir du rôle. Pour lui comme pour moi c’est plus qu’un film. On a tous une assiette devant nous qui est remplie par les agriculteurs. Cette assiette, c’est notre santé. Comment va-t-on la remplir à l’avenir si on ne fait rien ?
Vous avez écrit le film avec Bruno Ulmer et Emmanuel Courcol. Le scénario était-il une étape compliquée ? Nous avons d’abord écrit le scénario avec avec Bruno Ulmer qui vient aussi du documentaire pendant un an et demi. On a donné tout le souffle à ce film. Nous sommes partis vers la fiction en s’éloignant au maximum de mon histoire, c’était une étape importante. Une fois arrivés au bout de l’histoire il nous fallait le regard neuf d’un scénariste de fiction (Emmanuel Courcol ndlr), avec lequel on a épuré le scénario. Mon salut a été de tourner le film en deux fois, en été puis en hiver. J’ai ainsi pu monter, enlever des séquences et beaucoup réécrire entre les deux périodes.
L’histoire se déroule dans sa chronologie. Ce parti-pris était-il nécessaire pour montrer l’évolution de l’agriculture ? On ne pouvait pas créer l’histoire que je voulais raconter autrement. Il y a cette tension qui monte et qui s’accumule. Même si on a toute la bonne volonté du monde tel qu’au début du film, qu’on y croit et qu’il y a de la passion, si le contexte autour intervient, le système écrase nos amis paysans. Cette histoire est très simple et très chronologique. On en connaît la fin, ce qui est intéressant c’est comment on y parvient. C’est ça qui met le spectateur sous-tension très vite.
Est-ce un film militant ? Il l’est oui. Je ne juge aucun syndicat, mais un système global. Je raconte le destin d’une famille qui est celui de la France agricole et peut-être au-delà. C’est important pour moi de ne pas opposer les agricultures, les conventionnelles, les bios, les syndicats, ça n’était pas le but de ce film. L’objectif était la cellule familiale, me concentrer sur les émotions, les enjeux, les relations père-grand-père, père-fils, enfants, couples, décisions ensemble et ce que ça génère. Le tout avec du sous-texte. La souffrance au travail, les consommateurs, la chimie dans les médicaments…
Il y a d’ailleurs ce moment où Jacques, le père, découvre que les poussins grossissent trop rapidement… Alors qu’il a fait la même chose ! On le voit au début piquer ses moutons, il faisait partie du même système. Il y a un décalage total de générations. Celle du patriarche a travaillé beaucoup mais a gagné de l’argent. Tandis que cette génération-ci travaille encore plus et n’en gagne pas. Elle perd de l’argent, d’où cette incompréhension entre les deux.
On découvre aujourd’hui des films de fiction au cinéma qui s’intéressent à l’agriculture, comme Petit Paysan d’Hubert Charuel… C’est plus un film de genre, même s’il apporte une pierre à l’édifice. Mélanie (Mélanie Auffret ndlr) qui a réalisé Roxane est, elle aussi fille d’agriculteurs. Du sérail on est très peu. On parle enfin du monde agricole qui est un vrai sujet aux thèmes multiples. En tout cas ce film est politique. Il croise de nombreux débats de la société actuelle. Il y a un formidable démarrage en France parce qu’on a tous une assiette devant soi, on se pose aussi beaucoup de questions. La planète brûle, elle se réchauffe. Et pourquoi brûle-t-elle ? Toujours pour produire plus de soja, d’OGM, de glyphosate, pour nourrir des poulets aux hormones trempés dans l’eau de Javel qui vont arriver chez nous si on signe certains accords. Il faut se questionner là-dessus. Nos enfants vont à la cantine scolaire, accepte-t-on qu’ils mangent de la merde ou est ce qu’on raccourcit le circuit avec les producteurs locaux, avec les magasins fermiers pour pas plus cher ? Il faut réapprendre à consommer, prendre le temps de cuisiner, de s’interroger, de manger. Tout n’est pas qu’une question de pouvoir d’achat, c’est une question d’éducation. Et je pense que cela viendra des jeunes générations. Une génération qui a vu que nous les plus vieux, avons brûlé la terre, alors qu’eux y habitent. Ce film raconte tout ça.
Pour revenir à la fiction, comment avez-vous envisagé de filmer la campagne ? Dans mes documentaires je filmais moi-même. Ici je voulais ce format scope qui ressemble un peu à un western.
Les personnages sont souvent filmés dans des plans d’ensembles aux espaces immenses… J’étais inspiré par les westerns que je regardais avec mon père. Il y a ce côté un peu country avec la musique de Thomas Dappelo mon compositeur, qui rappelle ces paysages américains avec une très belle lumière. C’est important de sentir la terre, ce film est aussi une ode à la terre.
Comment avez-vous choisi les lieux de tournage ? Ce fut très compliqué et très long. J’ai trouvé la ferme tardivement, six semaines avant le début du tournage, mais c’est elle, le personnage principal.
Correspondait-elle à ce que vous imaginiez pendant l’écriture ? À 200 %, ainsi que le bâtiment à faire brûler. Il fallait qu’on puisse la filmer de tous les côtés, qu’on voie au loin, qu’il y ait des perspectives. Je ne voulais pas d’une ferme « image d’Épinal », engoncée comme on pourrait l’imaginer, avec des pierres apparentes, mais une ferme assez moderne avec du souffle. Elle ressemble beaucoup à celle dans laquelle j’ai grandi. Une ferme propre avec de grands espaces. Je souhaitais qu’elle raconte cette agriculture de chef d’exploitation.
C’est au moment où Pierre se déclare entrepreneur que tout dérape… Oui, mais le grand-père l’était déjà. On leur a appris comme ça à l’école, sauf qu’il faut l’être encore d’avantage, parce qu’on est dans une économie de marché. Les années 92 sont marquées par la réforme de la PAC, on travaille toujours plus mais on ne facture pas à la fin du mois. C’est ce qui est dur dans l’agriculture, on peut travailler à perte. La variable d’ajustement de tout ça est l’homme. Il investit dans un grand poulailler par exemple, on lui apporte les animaux, des volailles, des porcs, des veaux, c’est pareil. À la fin on lui reprend, mais il ne sait pas combien il va gagner, c’est terrible. Tant qu’il n’y aura pas de minimum garanti et que le consommateur ne se prendra pas en charge pour peut-être manger moins de viande mais mieux, Ça ne marchera pas. `
Auriez-vous des solutions à proposer ? Il faut garantir un prix minimum au producteur. Les agro-industriels et les grandes surfaces, eux gagnent de l’argent. Je crois que sur un litre de lait il s’agirait d’un ou deux euros en plus par consommateur. Ce n’est rien du tout. On sauverait nos paysans pour quatre ou cinq euros supplémentaires.
Comment avez-vous casté vos personnages ? J’avais vu Anthony Bajon dans La Prière de Cédric Kahn, comme Veerle que j’ai vue dans Alabama Monroe (titre en Belgique : The Broken Circle Breakdown de Felix Van Groeningen ndlr). Rufus, Anthony, Veerle, j’ai la chance de n’avoir que mes premiers choix. Ils ont lu le scénario et ont été pris par l’histoire. Aussi bien devant la caméra que derrière, l’équipe technique, tout le monde voulait défendre ce scénario.
Quelles sont les réactions des spectateurs ? Les gens sont au rendez-vous. On a fait 80 débats avec le public et 400 avant-premières. Les agriculteurs, leurs fils ou filles, ou encore ceux qui ont perdu un être proche me disent : « Merci, c’est ça. C’est un film sur nous ». C’est assez bouleversant. Je reçois aussi beaucoup de messages de personnes qui n’arrivent pas à dormir, travaillées par ce film depuis des jours et qui se posent des questions de consommateurs. Des urbains, tout le monde, les gens se disent que cette situation n’est pas normale.
Le film provoque la réflexion… Je reçois des dizaines de mails par jour, on sent que le film est utile. On l’a projeté au Président Macron il y a deux semaines. On le montre aux députés mardi prochain, au Ministre de l’agriculture jeudi. On est en train de monter une projection au Parlement Européen à Bruxelles.
Quel a été la réaction d’Emmanuel Macron ? Lui aussi été bouleversé. Il a passé cinq heures avec nous sans décrocher son téléphone. On a fait un vrai dîner de travail avec des agriculteurs que j’avais amenés. Il a pris quelques engagements, on verra. En tous cas c’est lui qui m’a sollicité. Il m’a certifié qu’il ne signerait pas le Mercosur. Je ne sais pas s’il va s’y tenir mais j’espère. Il est brillant et connaît les dossiers mais ce n’est pas simple. On lui a demandé de soutenir Solidarité Paysans comme on le fait, parce que ce sont eux qui essaient d’éteindre l’incendie. Autant de suicides par jour n’est pas acceptable. Un agriculteur se suicide chaque jour en France. C’est le dernier chiffre de la MSA (mutualité sociale agricole ndlr) datant du mois de juillet. Un par jour.
C’est fou que ce soit une fiction qui finalement fasse bouger les choses… C’est le pouvoir de la salle de cinéma, l’histoire vraie aussi. Ce n’est pas un chiffre parmi tant d’autres dans un JT. Ici il est incarné. Quand on se prend une claque on réfléchit. Il met une claque ce film. C’est pour ça que je l’ai fini de cette manière. La fin n’était pas écrite comme ça au début. En fin de tournage et au montage je me suis rendu compte que je ne pouvais pas finir autrement que par une certaine violence. Il y avait une fin plus fictionnée, un pardon… Les héros meurent dans les séries maintenant, il n’y a plus de happy end (rires).
Quels sont vos projets ? Mon deuxième film s’appuie sur des grands enjeux de préservation de la planète. J’y parle des militants activistes écologistes. Ce ne sera pas mon histoire mais quatre militants disparaissent ou meurent chaque semaine dans le monde, au Brésil, en Argentine, en Indonésie… C’est beaucoup. Mon ADN est celui-ci. Je suis journaliste, documentariste, je veux continuer avec ce naturalisme-là. Ce chiffre m’a alerté, quatre par semaine.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, FIFF Namur, Septembre 2019