Le belgo-guatémaltèque César Diaz présente son premier long métrage, Nuestras Madres à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes, une oeuvre exceptionnelle et rare. Une fiction qui à travers son récit, en suivant un héros, Ernesto, revient sur le passé du Guatemala et notamment les nombreux disparus de la Guerre civile. Les mères sont les victimes et survivantes qui subissent la douleur de l’absence. Après cet entretien César Diaz a collectionné de nombreux prix, notamment la Caméra d’Or et le Prix SACD à la Semaine de la Critique.
Stéphanie Lannoy : Pourquoi avoir choisi la fiction et pas le documentaire pour traiter de ce sujet ? César Diaz : J’avais besoin d’un parcours émotionnel des personnages mais aussi d’explorer un langage personnel qui soit fictionnel. Même s’il y a une base réelle très solide. En documentaire je ne serais pas parvenu à explorer certaines choses, il me fallait les outils de la fiction pour pouvoir le faire.
Vous avez participé à un atelier de scénario à la FEMIS… Le projet a été écrit pendant 5 ans. Je suis arrivé à l’atelier avec une idée que j’ai développée. Le sujet était très proche de moi et il m’était compliqué de trouver la juste distance. Les personnages progressaient très bien mais pas celui d’Ernesto qui subissait une sorte de blocage. Des consultants m’ont aidé à faire avancer ce protagoniste dans le récit.
Vous avez un lien autobiographique avec Ernesto… Il y a un léger lien, même si je ne souhaitais pas réaliser un film autobiographique car je ne trouve pas ça intéressant. Je voulais aller au-delà, me servir des sentiments que j’aurais pu éprouver pour construire un personnage, ce qui est très différent.
Comment avez-vous choisi les acteurs ? Au début je ne voulais travailler qu’avec des acteurs non professionnels. Très vite je me suis rendu compte que ce que j’avais écrit était trop complexe. Un travail d’incarnation s’imposait pour les rôles principaux dont seul un acteur était capable.
Les autres rôles sont-ils interprétés par des non-professionnels ? Oui, j’ai fait un énorme casting là-bas, j’ai dû voir 500 personnes, mais je n’ai pas trouvé. Je me suis dit qu’il fallait chercher dans un pays qui avait une véritable industrie cinématographique, je suis allé au Mexique. J’ai choisi Armando Espitia. Là je n’ai pas vraiment fait de casting, il s’agissait de rencontres. Je voulais savoir qui ils étaient. Il n’y avait pas de texte et je pense que c’était un peu déstabilisant pour eux.
Parmi les acteurs non professionnels, comment s’est passée la collaboration avec Aurelia Caal qui interprète Nicolasa ? C’était plus compliqué, je ne pouvais pas utiliser un langage technique avec elle. Il fallait refaire des processus dans lesquels elle pouvait être à l’aise et dans lesquels je pouvais me servir de ce qu’elle acceptait de partager de sa vie sans qu’elle soit blessée. Normalement un acteur fait un processus d’aller-retour, il sait en sortir, alors qu’il fallait la protéger. Mais elle comprenait ce qui était en train de se passer.
Au début du film la caméra cadre de manière presque clinique, en plongée quand Ernesto reconstitue le squelette. Comment fait-on pour décider de la manière dont on va filmer des morts ? Avec l’opératrice du film, Virginie Surdej, on voulait avoir du respect face à l’objet filmé. On savait qu’on filmait de vrais morts. L’Histoire aussi nous influençait, on avait l’impression de construire un document historique. On ne souhaitait pas esthétiser quelque chose qui n’avait pas lieu de l’être. Et puis j’ai toujours été fasciné par les moments où l’on reconstruit un corps. On ne voit que des os puis tout à coup, quand on y ajoute un crâne, un être humain surgit. Ce moment-là, me donne toujours des frissons. Filmer d’en haut était une évidence, car je voulais que les spectateurs éprouvent la même sensation que moi j’ai eu quand je faisais des recherches sur la reconstruction du corps.
Ernesto précautionneux pose le crâne en dernier… C’est aussi une question scientifique. Armando a dû passer du temps avec les anthropologues. La façon dont on reconstruit le corps est toujours la même. On commence toujours par les pieds puis on va vers le haut.
Les os sont-ils ceux de personnes disparues ? Ceux que touchent Armando non. On a reconstitué un corps, mais tous les autres sont vrais. Les personnes que l’on voit dans le film sont de vrais anthropologues. On n’avait pas le droit de toucher les ossements s’ils n’étaient pas présents. Tout ce qu’on voit dans le film constitue des pièces à convictions qui peuvent être utilisées dans des jugements.
On comprend que les personnages ne sont jamais en paix… On n’est jamais en paix quand un être cher disparait. Une partie de la stratégie de la dictature était celle-là. Créer une souffrance à très long terme parce que tant qu’on n’a pas retrouvé le corps, qu’on n’a pas de réponses, on a toujours l’espoir qu’un jour la personne revienne. L’important est la manière dont la science permet d’entamer un processus de deuil. A un moment donné, on explique à quelqu’un que ce qui reste, c’est son père son mari, son frère. A partir de cette certitude-là, la personne peut entamer un processus de deuil. Autrement c’est impossible.
Nicolasa, la vieille femme indienne réclame que l’on exhume son mari. Elle prononce cette phrase : « Je veux pouvoir dialoguer avec lui »… Chez les indiens, si les morts ne sont pas enterrés dans de bonnes conditions la lignée se perd, l’histoire s’arrête. On parle toujours des ancêtres d’ailleurs. Pour eux c’est encore plus dur. « Pouvoir dialoguer avec lui » c’est exactement ça, c’est-à-dire que les morts ne sont pas en paix tant qu’on a pas fait une cérémonie et qu’on ne les a pas enterrés comme il le faut.
C’est une double peine pour les indiens… Et ça n’était pas anodin. Les militaires connaissaient les traditions indiennes. 60 % de la population est indienne. Quand on parle de génocide guatémaltèque, il s’agit de 200 000 morts, 45 000 disparus et la plupart sont des indiens.
Les procès des militaires liés à la Guerre Civile ont débuté. Avez-vous le sentiment que le Guatemala commence à faire face à son passé ? On est nulle part. Il existe même un mouvement négationniste. Les faits ne sont pas niés, mais on dit que des guérilleros déguisés en militaires ont commis ces actes. C’est un peu refaire l’histoire. C’est pour cela que le film est important pour assumer l’Histoire. Il y a eu 3 grands procès. Dans l’un d’eux, après sa condamnation, le dictateur a été libéré, suite à « un problème de procédure ». Le procès a ensuite duré tellement longtemps qu’il est mort sans être jugé. Deux autres procès importants ont eu lieu. Mais face à 200 000 morts ce sont des gouttes d’eau. Et surtout on n’a jamais interrogé les véritables causes de la guerre, qui sont le racisme, la pauvreté et le non partage des richesses. C’est un pays extrêmement riche dont les richesses sont détenues par une poignée de personnes. Tant que l’on n’interroge pas ça le pays va encore se retrouver dans des mises en abimes politiques.
Le film va-t-il sortir au Guatelama ? Oui, on ne sait pas encore quand. Il sortira avant en France et en Belgique. A partir de là on verra mais c’est important pour moi qu’il sorte là-bas. Mon objectif est que l’on s’interroge, que l’on se pose des questions sur ce qu’il s’est passé, comment on gère l’après-guerre, les cicatrices, les blessures.
Qu’espérez-vous de la sortie au Guatemala ? Les grandes chaines de distribution sont impitoyables. Elles sortent un film et si au bout de trois jours il ne marche pas, l’enlèvent des cinémas. Il y a un réseau alternatif qui va pouvoir le sortir. J’aimerais bien aussi un réseau à l’intérieur du pays pour que les indiens c’est-à-dire les victimes de la guerre, puissent se regarder et à partir de là pouvoir réfléchir ensemble. Mais tout ça est à construire.
Où en est le cinéma au Guatemala ? Quelques films ont fait de beaux parcours au festival de Berlin par exemple avec de belles sorties etc. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait une industrie à proprement parler. La plupart des réalisateurs, comme moi, vivent ailleurs et reviennent filmer. D’un parce qu’on a eu l’enseignement, et de deux parce qu’on arrive à avoir des fonds et de l’aide pour pouvoir tourner, sinon ce serait impossible.
Avoir voyagé, étudié à Paris et à Bruxelles vous a-t-il aidé à prendre du recul dans la réalisation de cette fiction ? Bien sûr, ça m’a permis d’avoir du recul et j’ai compris comment le cinéma est avant tout un geste artistique. Même si on a la prétention de réaliser un film « politique », si ça ne passe pas par un geste artistique cela ne sert à rien. Ca ne connecte pas avec le spectateur et on n’est pas honnête avec soi-même.
Pourriez-vous définir ce « geste artistique » ? Ce que j’entends par là, c’est comment on construit un personnage qui a un parcours, des objectifs, des obstacles et qui construit une narration…
Une dramaturgie… oui, qui avance. Sinon on s’occupe de l’histoire avec un grand H et on oublie comment est construite la fiction. C’est ce que j’ai compris en étudiant à Bruxelles et à Paris.
Vous créez une séquence particulière dans le film avec une série de portraits muets de vieilles femmes. C’était une volonté de les mettre en avant ? C’était une volonté aussi de parler de ces femmes qui après avoir vécu l’horreur restent debout, viennent aider et sont celles qui gardent la mémoire, qui transmettent aussi le savoir et la connaissance. En plus ce sont de vraies victimes.
C’est un vrai changement de registre cinématographique et le réel à ce moment précis rattrape le spectateur … Le réel nous rattrape et je voulais aussi laisser la place au spectateur pour qu’il puisse être en face d’elles, et le laisser se raconter ce qu’elles ont pu vivre. Cet espace-là était important pour moi car à un moment donné je pense qu’on est quand même tenus par ces personnages qui avancent et nous emmènent. Je voulais un peu lâcher le spectateur face à la réalité et à une histoire qu’il puisse se raconter.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Festival de Cannes, mai 2019