« C’est la légende d’horreur absolue en Amérique latine » Jayro Bustamante, La Llorona

Fer de lance du cinéma guatémaltèque Jayro Bustamante défrayait la chronique en 2015 avec Ixcanul, ovni venu du Guatemala mêlant habilement réel et fiction. Le film remportera la même année le Grand Prix du meilleur film au Film Fest Gent et L’Ours d’Argent « Prix Alfred Bauer » à la Berlinale. Il représentera également le pays aux Oscars. Producteur, scénariste et cinéaste, Jayro Bustamante défriche le terrain d’une industrie du cinéma balbutiante et dresse à travers des fictions palpitantes un état des lieux de son pays. Tout en s’affirmant comme un film de genre, La Llorona ne déroge pas à la règle. Jayro Bustamante présente son surprenant dernier long métrage au Film Fest Gent.

Stéphanie Lannoy : Après Ixcanul et Temblores (Tremblements), La llorana est le troisième épisode d’un triptyque inspiré par 3 insultes…
Jayro Bustamante : La première « indigène », parle de cette auto-discrimination, ce refus d’accepter qui l’on est. Je l’ai abordé dans Ixcanul à propos de la discrimination de la femme. La deuxième insulte est « pédé » je voulais parler de l’homophobie qui existe dans mon pays. L’insulte y est encore plus grave car elle est plus machiste que simplement homophobe. Dans l’idée elle fait croire que les hommes homosexuels veulent se féminiser et en se féminisant se rabaissent alors qu’en tant qu’hommes ils étaient nés « sacrés ». Il existe une pression très forte envers les homosexuels et les femmes. Dans le troisième film l’insulte est « communiste ». Vous êtes communiste si vous êtes pro-droits de l’homme, pro-droits sociaux, en d’autres termes dès que vous êtes pour les droits d’autrui. L’intérêt individuel passe avant l’intérêt du groupe, ou social. Quand il n’y a pas de respect du droit de l’autre l’impunité règne et finit par provoquer des génocides. C’est l’horreur que l’on peut imaginer dans une société et qui s’est déroulée comme si de rien n’était. Cela continue à exister et personne n’en parle. Les gens sont devenus insensibles.

Vous avez écrit ce triptyque au fil du temps… Pour Ixcanul j’ai rencontré une femme qui m’a raconté son histoire, un véritable témoignage de la discrimination chez les indigènes. D’autant plus si l’on est indigène et femme. C’est parti de là. Et lorsque je terminais le tournage d’Ixcanul, j’ai rencontré le premier Pablo, qui lui aussi m’a raconté sa vie, en me demandant de rester discret parce que personne n’était au courant de sa situation…

C’est l’histoire de Temblores. C’est l’histoire de Temblores. Je me suis demandé s’il s’agissait d’un cas isolé. Mais en deux semaines j’ai réuni 22 Pablos qui vivaient aussi dans le secret absolu. C’était pourtant très simple de les retrouver.

Ils vivent cachés mais les gens les connaissent… Cela relève du secret, mais ce sont plutôt des choses dont on ne veut pas parler que des choses qu’on ne sait pas. Et les seuls à réellement ne pas savoir étaient les femmes et les enfants.

Les deux premiers films sont plutôt réalistes, comment est venue l’idée d’interpréter la légende de la Llorona dans ce troisième opus ? Dans la Llorona le challenge était d’aborder un sujet très singulier. Si l’on ne veut pas parler de discriminations envers les Indiens parce que c’est normal, c’est une chose. Si l’on ne souhaite pas parler d’homosexualité parce que c’est péché, c’est autre chose. Mais concernant le génocide c’est pire, parce que même si la paix a été signée la guerre n’est pas finie. Les gens sont dans la négation de ce qu’il s’est passé.

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La guerre n’est pas finie parce qu’il n’y a pas eu de réflexion sur le passé ? Exactement, les résidus sont là. Les gens responsables des massacres sont encore au pouvoir. C’est encore très récent, ça date des années 80 et personne ne veut parler. Si l’on commence à vouloir parler de ce qu’il s’est passé et qu’on cite des coupables on vous traite de communiste et l’on pense que vous voulez prendre les armes à nouveau… Tout part dans les extrêmes. Le challenge était : comment aborder un sujet auquel les gens allaient d’emblée être opposés ? Je voulais traiter dans le film de trois générations dont l’une est déjà condamnée. Celle-là ne va pas changer de façon de penser, Il faut juste attendre qu’elle meure. Ce sont les autres générations qui m’intéressaient, surtout la nouvelle. J’ai commencé par étudier tous les dictateurs de l’Amérique latine, pour me rendre compte que c’était comme s’il y avait eu une école qui apprenait à faire des massacres. On partait de cette base de travail dans toutes les références qu’on cherchait avec mon équipe, avec l’idée que l’Amérique Latine est une mère-terre qui pleure ses enfants disparus. On a ensuite réalisé une étude sur le genre de cinéma que la jeune génération regardait dans le pays. Je désirais que le film soit universel mais je souhaitais aussi que le pays le voie, surtout la nouvelle génération. On s’est rendus compte que les jeunes ne consomment que du super héros et des films d’horreur.

Et ce sont des films américains je suppose… Oui ce sont des films américains et ce n’est pas que de leur faute, c’est le seul cinéma à l’affiche. À partir de là, on s’est dit qu’on allait utiliser l’horreur comme mode narratif.

Tout était réfléchi en amont. Tout était réfléchi, ce n’est pas démagogique mais presque. Nous avons monté ce film de manière très stratégique.

Et pourtant vous glissez pour ce volet du triptyque vers le film de genre qui est ici à la fois politique et fantastique, c’est très rare au cinéma… C’était le résultat d’une réflexion et la recherche de cette stratégie pour toucher ces gens-là. Je ne sais pas encore si j’ai réussi parce que le film n’est pas encore sorti.

Quand sortira-t-il sur les écrans ? L’année prochaine j’espère, nous n’avons pas encore de date. Une fois que j’avais une vision claire du film que la nouvelle génération attendait avec l’hypothèse d’une mère-terre qui pleure ses enfants, la Llorona s’est imposée un peu par elle-même, parce que c’est la légende d’horreur absolue en Amérique latine en général, mais surtout dans notre pays. C’était tellement logique. Parler du génocide à travers l’horreur coulait de source également. Utiliser le fantastique pour fuir l’horreur est tellement proche de ce que l’on fait avec le réalisme magique et la psychomagie… Si la justice n’existe pas, on fait appel à d’autres esprits pour rendre justice à notre place. Tous les wagons du petit train se sont alignés assez facilement. Un autre facteur qui a toujours été important pour moi est le rôle de la femme. Ça me permettait de réinventer la légende tellement misogyne de la Llorona. Il s’agit de l’histoire d’une femme abandonnée par un homme qui pour se venger tue ses enfants. Dieu descend et la condamne à pleurer pour l’éternité. On a voulu faire d’elle une justicière. Elle n’est pas une tueuse d’enfants et elle ne pleure pas parce qu’un homme l’a abandonnée, elle pleure pour des choses bien plus pertinentes. Ça nous a donné cette opportunité. Mais il y a aussi dans l’histoire de l’humanité, un rôle hyper important que les femmes prennent lors des guerres. Quand la guerre est finie, l’homme revient et on la replace à son « poste » de femme. On a voulu se demander ce qu’il se passerait si on ne l’y replaçait pas, si disons, elle restait là lorsque les hommes reviennent. Peut-être la paix après la guerre serait-elle plus simple ou une prochaine guerre n’aurait-elle pas lieu ? Et je ne pense pas que la femme soit non violente, je la considère comme un être humain normal. Mais le fait d’avoir vécu la guerre d’un autre angle lui a donné une autre façon de la comprendre. C’est tout simplement ça. Et aussi le fait de venir dans ma société d’une position d’infériorité historique et qui ne voit pas encore un espoir de changement.

Les comédiens viennent-ils du Guatemala ? Ils sont tous du Guatemala. À chaque film on essaie de former de nouveaux comédiens et de les accompagner pour qu’ils puissent continuer. Il est très important que des voix représentent la culture dans une société. Nous avons tout intérêt à créer des icônes que nous n’avons pas.

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Vous êtes pratiquement à la base de l’industrie du cinéma de votre pays… Oui mais d’une industrie toute petite ! (rires). L’art permet d’aborder des sujets encore lourds à porter. Au Guatemala il existe cette idée qu’il ne faut pas regarder vers le passé, si tu te retournes tu deviens une statue de sel. Go ahead et regarde vers le futur. Tous les problèmes sont mis sous le tapis. Mais ce sont des cadavres que l’on met sous le tapis ! Comment marcher sur ce tapis après ça?

Dans la Llorona le personnage de la fille du général Natalia est ambivalent, vous évoquiez cette génération qu’on laisse tomber… Le problème de la génération du général et de sa femme est qu’il n’existe chez eux aucune empathie. Celle de Natalia est un peu ma génération, celle du milieu, qui commence à se poser des questions mais qui est aussi une enfant de la guerre, née sous la peur. On se questionne mais on est tièdes. C’est ça le grand problème, on est hyper tièdes. Les gens tièdes ne regardent pas, n’agissent pas. On est lâches dans ce sens. Au final les gens qui défendent les droits de l’homme ont plus à voir avec le dictateur lui-même que les tièdes au milieu. Parce que quelque part ces caractères ont des objectifs clairs. Je ne crois pas qu’un dictateur se lève un jour et dise qu’il veuille en finir avec l’humanité. Pour moi il avait vraiment d’une façon maladive un objectif qu’il pensait bon pour l’humanité. Mais si l’on commence à se poser ces questions c’est déjà bien, et cela permet d’ouvrir la porte à cette nouvelle génération qui est celle de la petite-fille. En parallèle, Valériana appartient à une autre génération encore plus complexe car confrontée à l’esclavagisme moderne. Les filles comme elles doivent non seulement être heureuses qu’on les regarde mais elles doivent aussi aimer la famille qui les emploie.

Le syndrome de Stockholm. Oui et c’était aussi une manière de dire que les blancs ne sont pas forcément les mauvais et les indiens les bons. Dans le génocide au Guatemala, oui les indiens ont directement été attaqués, mais beaucoup d’entre eux sont aussi du côté des militaires. On est partis de cette carte là pour construire l’histoire.

Qu’en est-il des Oscars pour le Guatemala ? Nous n’avons pas de films classifiés. Mon film (Temblores ndlr) n’a pas été pris en compte parce qu’on devait le sortir au Guatemala et j’ai planifié de le sortir dans ma salle de cinéma qui pour certaines raisons n’a pas pu être ouverte à temps. Une ligne aérienne à sorti le film avant qu’on puisse le sortir en salles dans le pays et ça nous laisse hors compétition. Mais peut-être l’année prochaine avec la Llorona.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2019.