« Un film sur l’émancipation féminine et masculine », Mehdi M. Barsaoui, Un Fils

Mehdi M. Barsaoui signe Un Fils, un premier long métrage réussi, un thriller intense qui se déroule sur fond politique. Il s’ancre dans un courant captivant du cinéma tunisien qui établit en filigranes un état du pays par la fiction, règle des comptes et panse les plaies d’une société en constante évolution. Projeté en avant-première mondiale à la Mostra de Venise Un Fils a offert à Sami Bouajila le Prix de la Meilleure interprétation masculine. Après 4 courts métrages dont We Are Just Fine Like This lauréat du Muhr d’or du Meilleur court métrage au Festival international du cinéma de Dubaï, Un Fils a largement conquis le public dans tous les festivals où il a été présenté. Mehdi M. barsaoui a ainsi obtenu une Mention Spéciale du Jury au FIFF à Namur. Entretien.

Pourquoi placer l’histoire du film en 2011 ? 2011 est une année charnière en Tunisie et dans tout le monde arabe. Il était important pour moi de situer le film à cette période de changements importants, que ce soit sur le plan social, culturel, politique, sociétal, de décrire les changements de mentalité chez le Tunisien et d’avoir ainsi des répercussions de la vie politique, de ces soulèvements sur une famille à la vie ordinaire. Sauf qu’on apprendra durant le film qu’elle ne l’est pas.

En évoquant 2011 faites-vous également référence au premier des attentats islamistes qui a eu lieu en Tunisie ? Non, le film commence sept mois après la révolution. On est en septembre 2011 et la révolution a eu lieu en janvier. Les premières élections démocratiques en Tunisie auront lieu le 23 octobre 2011 c’est-à-dire six semaines après les événements que l’on découvre au début du film. Il s’agissait surtout d’évoquer depuis la mort de Kadhafi, cet espèce de no man’s land entre la Tunisie et la Libye où se passent énormément de choses. Kadhafi est alors en lutte contre des miliciens et de fait l’institution sécuritaire est en train de s’écrouler. Le film se situe durant toute cette période-là.

C’est aussi le moment de l’arrivée au pouvoir du parti islamiste Ennahdha… Je l’évoque dans la première scène du film. Le groupe d’amis est un peu « à côté de la plaque ». Les islamistes sont crédités de plus de 40% aux élections et eux sont dans leur petit cocon. Il y a même cette femme qui raconte une blague et ajoute : « Les islamistes au pouvoir ça n’arrivera jamais en Tunisie, donne-moi plutôt une bière ! ». Or en octobre 2011 ils ont gagné avec 45 % des voix. J’ai d’abord voulu montrer cette famille dans la sphère intime, dans la voiture, ensuite dans la sphère sociale avec leurs amis, Ils sont toujours confinés et évoluent d’une bulle à l’autre. Cette famille s’est protégée inconsciemment de la réalité car son statut social lui permettait de le faire. Avec cette vitre qui éclate cette bulle aussi par la même occasion. Ils sont alors confrontés à une réalité qu’ils ont inconsciemment occultée.

Ces personnages occupent une fonction sociale importante… Meriem vient d’être nommée directrice des ressources humaines d’une très grande boîte. Fares est chef d’entreprise. Il possède plusieurs entreprises dans le nord et dans le sud du pays. Il part dans le sud parce qu’il y a là-bas des contestations sociales. Il décide d’y aller pour essayer de trouver une solution. C’est la raison du voyage dans le sud de cette famille.

Votre film montre que tout était en place pour que les islamistes s’installent… En 2011 ça été un choc pour nous tous. Le premier Président de la république tunisienne Habib Bourguiba était très éloigné des islamistes. Il était profondément laïque convaincu et lorsqu’on a découvert que le parti islamiste avait gagné les élections ça a été une peur bleue immédiate de revivre ce qu’avait vécu l’Algérie au début des années 90, L’Iran à la fin des années 70… Cela été un électrochoc pour toute la population. Il y a eu énormément de manifestations, la société civile s’est vraiment imposée et je pense que ça a scellé quelque chose de très profond en nous. C’est pour ça que même maintenant, en pleine période électorale et alors que ce sera très probablement un ultraconservateur qui prendra le pouvoir nous n’avons pas peur. On sait que la société civile sera là, on s’en est sortis en 2011 il n’y a aucune raison que l’on se s’en sorte pas maintenant. Quant à la question de savoir si le film est un peu visionnaire je ne suis pas très objectif. C’est un film qui pour moi raconte un peu notre réalité, celle du pays, que ce soit par rapport au dons d’organes ou par rapport à la situation de l’homme ou de la femme.

Qu’en est-il aujourd’hui en Tunisie ? Le passé est très proche, il n’y a pas eu de profondes mutations pour vraiment parler d’un renouveau, mais on a énormément gagné par rapport à l’ère dictatoriale de Ben Ali (Président de 1987 à 2011, ndlr) en ce qui concerne la liberté d’expression. On peut vraiment tout critiquer. La parole s’est franchement libérée.

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Comment s’est déroulé le casting ? Le casting s’est passé différemment pour les personnages de Fares et Meriem. Sami (Bouajila ndlr) s’est imposé par lui-même pour le rôle de Fares car durant les dernières étapes de la finalisation du scénario je commençais à craindre un peu le casting. On est alors entrés directement en contact avec lui. Il a adoré le scénario et s’est installé un mois avant le tournage à Tunis. On a énormément répété, mis en place les dialogues et on a même réécrit certaines choses ensemble. Meriem est interprétée par Najla Ben Abdallah dont c’est le premier grand rôle au cinéma. Elle est très connue en Tunisie pour avoir joué des rôles dans des séries télés. Je n’aime pas du tout les castings conventionnels, alors j’ai inventé une scène qui n’existait pas dans le scénario. Je lui ai raconté le film et le background du personnage. Une fois que tout a été mis à plat, je lui ai dit : « Vous vous retrouvez dans les toilettes de l’hôpital, tu as envie de lui parler sauf qu’il n’a pas envie de t’entendre, il claque la porte, la poignée se casse et vous êtes tous les deux coincés dans les toilettes. on va improviser cette scène-là ». Cette improvisation a duré 17 minutes et là j’ai vu toutes les facettes de ce personnage. Je l’ai vu crier, hurler, pleurer, rire, je l’ai vu complètement terrassée. C’est comme ça qu’elle s’est imposée parce que c’est la seule qui m’ait cloué le bec. Je voyais mon personnage, Meriem.

Les protagonistes passent aisément d’une langue à l’autre. Le bilinguisme symbolise-t-il une des libertés du film ? Ça fait partie de notre ADN linguistique. Le dialecte tunisien est fait d’arabe et de français. Ils parlent naturellement comme ça et surtout leur niveau social le leur permet. J’étais à la recherche d’une certaine authenticité avec les acteurs. C’était inné chez eux. Moi-même je parle comme ça. On a beaucoup de français dans notre dialecte c’était très naturel.

Monter un premier long-métrage en Tunisie, est-ce compliqué ? C’est un peu compliqué à monter parce qu’il s’agit d’un premier long-métrage en tunisien, en langue arabe. Et les organismes de financement deviennent malheureusement de plus en plus frileux. Chaque film en soi est difficile à monter et un premier encore plus. J’ai eu la chance d’être entouré de superbes producteurs Habib Attia de Cinétéléfilms, Marc Irmer de Dolce Vita Films mon coproducteur français, Chantal Fischer ma coproductrice française de 13 productions à Marseille. Ils ont réussi à fédérer autour d’eux plusieurs personnes, plusieurs coproducteurs et le film est une coproduction entre la Tunisie, la France, le Qatar et le Liban. Le financement a pris quatre ans mais on est contents que tout le monde est pu s’embarquer et croire en ce film.

Combien de temps vous a t-il fallu pour réaliser ce film ? Cinq ans de ma vie. Entre-temps j’ai aussi réalisé des courts-métrages pour ne pas me lasser. J’ai commencé l’écriture, on s’est ensuite lancés dans la pré-production. J’ai ré-écrit entre temps et ça s’est étalé sur cinq ans.

Le cinéma d’Afrique du Nord est très intéressant il s’y passe beaucoup de choses et l’on sent que les auteurs veulent montrer leur société à travers leurs histoires. Les cinéastes qu’ils soient tunisiens, algériens, marocains, même libanais de toute la région arabe sont maintenant plus proches de la réalité de ce que vivent leur peuple. Ce n’est plus un cinéma élitiste, un cinéma politique dans le sens de la dénonciation parce qu’on vivait sous des régimes totalitaires. Il fallait arriver à trouver des subterfuges pour dénoncer. Comme je le disais, l’énorme acquis est la liberté d’expression.

Ils dénoncent sans qu’il ne s’agisse d’un cinéma militant affirmé… C’est ça, nous ne sommes plus dans un cinéma militant a 100 %. On est dans un cinéma qui milite, qui dénonce des problèmes sociétaux, une réalité, qu’on le veuille ou pas. Je voulais par exemple parler de l’émancipation de la femme parce que c’est important, même si la femme tunisienne jouit de beaucoup de droits dans le monde arabe, cela n’est pas acquis. Nous vivons dans une société complètement démocratique où la liberté est institutionnalisée, Il est aberrant qu’en 2019 et jusqu’à aujourd’hui un adultère soit passible de cinq ans de prison ferme. C’est un film sur l’émancipation féminine mais aussi masculine.

Mohamed Ben Attia (entretien) présentait l’année dernière son film « Weldi, mon cher enfant » ici même à Namur et disait : « En Tunisie on est les premiers en tout. » alors que l’on évoquait notamment les attentats. Etes-vous d’accord ? Oui je suis d’accord, si on entre dans l’histoire avec un grand H. On a été les premiers à abroger l’esclavage, à avoir une constitution – je parle du monde arabe – à permettre le vote des femmes. On a aussi été les premiers à permettre que la femme accède au code du statut personnel qui lui permettait d’avorter, d’accoucher sous X. On a été les premiers à faire une révolution, à destituer un président en fonction. Je suis parfaitement d’accord mais je n’aime pas le côté compétitif.

Il parlait de cela par rapport à son film dans lequel les premiers jeunes disparaissaient. Ils partaient se battre en Syrie, puisqu’il s’agit d’un père qui recherche son fils qui a disparu. Il montrait aussi dans son film les premières manifestations en Tunisie contre les djihadistes… On est souvent les premiers dans le sens positif mais aussi négatif. Ce sont aussi ces expériences horribles que sont les attentats du Bardo, de Souze, la même année que les attentats en France. Ca a créé un émoi chez les Tunisiens. On a tous été effarés, horrifiés mais on en est sortis grandis. Je ne dis pas que c’est un acte positif au contraire, mais cela a créé un sentiment de patriotisme, parce qu’en Tunisie nous sommes très déchirés. On apprend le langage démocratique et parfois ce n’est pas évident de s’écouter, de s’accepter. Même la tolérance on est en train de l’apprivoiser et ce genre d’événement effroyable a provoqué une certaine cohésion sociale.

Sami Bouajila a remporté la coupe Volpi du meilleur acteur à la Mostra de Venise. Qu’est-ce que cela vous a inspiré ? Venise a été une expérience extraordinaire, on a eu un retour de la salle extrêmement palpable, avec plus de 10 minutes de standing ovation, c’est un moment très fort. Je suis très reconnaissant au festival de Venise parce qu’ils ont cru au film, ça a été un vrai coup de cœur pour eux et cela nous a donné une énorme exposition. Le fait d’y être était déjà une immense reconnaissance en soi, mais en plus avoir un prix a été la cerise sur le gâteau. En donnant le prix à Sami c’est un peu moi qui suis aussi récompensé dans ma direction d’acteur donc je suis très fier et heureux.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, FIFF 2019.  (Photo de couverture: Sami Bouajila et Mehdi M. Barsaoui Photocall FIFF Namur)