On croirait que la force de son dernier film, Petite Maman, a envahi la cinéaste Céline Sciamma, véritable concentré d’énergie. On la rencontre très en forme après cette pandémie, sans doute grâce à la réouverture des salles et la sortie prochaine de son dernier long métrage. Consciente du privilège d’avoir réussi à réaliser un film durant cette année de pandémie, la cinéaste est impatiente de rencontrer le public lors des avant-premières belges. Celle qui a remporté le prix du scénario au Festival de Cannes 2019 pour Portrait d’une jeune fille en feu entreprend avec plaisir l’accompagnement de son film et le moment en est d’autant plus agréable. Elle nous parle sans ambiguïté de Petite Maman, une fiction fantastique et intime à la fois, autour de l’enfance et de la famille.
Stéphanie Lannoy: Après l’éclatant Portrait de la jeune fille en feu, qu’est-ce qui a provoqué ce retour assez fort à la sobriété dans Petite Maman? Céline Sciamma: L’idée de Petite Maman m’est venue au moment où j’écrivais Portrait de la jeune fille en feu, qui impliquait une écriture très longue de cinq ans. Elle est liée à Ma Vie de Courgette, le film d’animation de Claude Barras, quand j’en faisais la promotion avec lui (dont elle a co-écrit le scénario ndlr). J’étais alors connectée à tout ce que m’avait apporté l’écriture pour enfants. Ce film m’a fait grandir comme scénariste et m’a libérée de certaines conventions. J’avais l’impression qu’il fallait constamment inventer une manière de s’adresser aux enfants. J’ai laissé de côté le projet pendant un certain temps. En y travaillant je considérais bien sûr que le geste était plus léger, plus modeste. Tous les qualificatifs qui pouvaient s’attribuer à ce film étaient : légèreté, fantaisie, fantastique, de la joie, une lumière d’automne. Je ne pensais pas à la sobriété, je me disais c’est plus souple que « Portrait » et très émouvant. Il s’agissait aussi d’offrir le même type d’expérience que Portrait de la jeune fille en feu, mais pour un plus large public incluant les enfants, les familles. On parle de donner du pouvoir dans la fiction aux mères, aux pères, aux grands-mères et j’ai réalisé que tout ce que j’avais appris sur « Portrait » de volonté, d’immersion du spectateur, de révolution intime pour le spectateur, je pouvais l’expérimenter sur un territoire plus commun, celui de nos enfances, nos familles, nos grand-mères, nos défunts. Quand la pandémie est arrivée le film est devenu urgent. J’avais écrit depuis quelque temps la première scène, un au-revoir à des résidentes d’EHPAD, une séquence intime qui appartenait au film. Quand le covid est arrivé dans nos vies cette scène s’est chargée d’un imaginaire collectif. C’est ce qui m’a donné l’envie et l’énergie d’aller très vite.
Avez-vous profité du confinement pour écrire? Au contraire! J’avais les yeux et les oreilles ouvertes sur le monde, je me demandais ce qui allait nous arriver. Je sortais en plus d’un an de tournée mondiale… Par contre en juin dès la réouverture, j’ai recommencé à écrire. Le casting a eu lieu en juillet, les costumes en août et on a tourné en octobre. On est allés à Berlin dans la foulée au mois de mars, ce fut une sorte de continuum de travail. On a tourné le film pendant le deuxième confinement en France.
Avec les nouvelles normes Covid… Le film était compatible avec tous les protocoles. Le tournage a eu lieu dans un studio avec un seul décor, peu de comédiens, peu d’échanges physiques. Grâce à cela le film a pu se faire dans des conditions confortables. En même temps, cela ajoutait une solennité à l’idée même de regarder des visages à laquelle je ne m’attendais pas. Les enfants ont dû mettre des masques après trois jours de tournage, c’est devenu la loi. Elles n’enlevaient leur masque qu’avant « Action ! ». Les seuls visages que l’on voyait était ceux des acteurs et d’un coup cela ajoutait pour nous de l’émotion et rendait au cinéma toute sa nécessité.

Comment avez-vous casté les jeunes comédiennes Joséphine et Gabrielle Sanz ? On a posté une annonce sur les réseaux sociaux disant que l’ont cherchait deux petites filles. Les soeurs étaient bienvenues, y compris les jumelles. Ma directrice de casting a rencontré une vingtaine d’enfants, et puis Joséphine etGabrielle sont entrées dans la pièce… Je n’ai rencontré qu’elles. J’ai la chance d’en être à mon cinquième long métrage et d’avoir déjà tourné avec des enfants. Ils viennent faire partie de l’univers du film. Dès le départ quelque chose de mutuel pré-existe qui change beaucoup par rapport à Tomboy par exemple. Il s’agit d’une aventure commune. Il y a un désir pour ce film et ce cinéma, cela crée des rencontres sans malentendus, c’est magnifique.
Qu’est-ce qu’implique de placer sa caméra à hauteur d’enfant ? Le grand point commun entre mes films est qu’une seule personne regarde. On est toujours dans la tête de quelqu’un. J’applique le même principe au personnage enfantin. Qu’est-ce que la hauteur de regard d’un enfant ? C’est moins une question de hauteur qu’une question de profondeur. Les enfants ont un niveau de curiosité, d’empathie du monde en général. C’est encore plus vrai de leur famille, de leurs parents, l’affect principal au coeur de leur vie. Pour moi le regard d’enfant est un un regard perçant.
Celui de la vérité… C’est un regard engagé et volontaire qui veut voir. Pourquoi à chaque fois qu’un enfant pose une question s’accroche-t-on à la table? (rires). Leur volonté de savoir est gigantesque. C’est pour cela que les enfants sont de supers personnages du cinéma que j’ai envie de faire. Il portent une intensité très commune qui est notre sensation de l’enfance. C’est aussi celle de nos corps, des énergies qu’on ne retrouve plus jamais ensuite. Un certain héroïsme surgit de cette énergie physique, affective et de cette volonté d’apprendre.
Cette énergie se retrouve aussi dans la musique du film, quelles étaient vos lignes directrices ? J’avais envie d’une séquence d’aventure enfantine un peu épique (rires) qui corresponde au désir des enfants, mais poussée au maximum. On reste sur un petit bateau gonflable mais on est seuls.
C’est la liberté. Exactement. J’avais envie d’une chanson comparable à un générique de dessin animé de la période dans laquelle j’ai grandi. Ca existe toujours, les dessins animés restent des lieux d’expérimentation sonore et visuelle incroyables. Une chanson avec des paroles en français et une chorale d’enfants. Une sorte de tube pour enfants (rires), qui soit aussi un hymne d’espoir pour le futur et raconte de nouveaux rêves. C’est la dernière chose que j’ai faite pour le film.
Vous l’avez écrite après la pandémie ? Oui. Souvent la musique vous fait prendre du recul, d’autant plus qu’il s’agit d’une oeuvre créée par un autre artiste. Quand j’ai écrit les paroles : « Le rêve d’être enfant avec toi », j’ai réalisé : « C’est ça le film, maintenant je peux le dire ». Je ne l’aurai jamais énoncé comme cela avant. Comme il a fallu trouver dans ces mélodiques quelque chose en cinq, six temps, ces mots sont une espèce de synthèse absolue de la pensée du film et de sa volonté d’émouvoir dans ce moment musical.

Le conte était-il une manière de parler du deuil par rapport aux enfants ? Cette question des grands-mères et de l’au-revoir touche directement le public enfantin. Alors que dans mes discussions avec les adultes revient toujours cette question du rapport mère-fille, d’un duo. Pour moi il s’agit vraiment un trio. Les deuils qu’ont connus ou redoutent les enfants sont souvent ceux-là. J’avais envie de parler de ça et de ce lien à nos grands-parents qui passe par nos parents. Il est aussi question de la relation qui va continuer à se vivre, avec les parents, la mère de Nelly. Là par contre, je voulais aussi faire gagner un peu de temps aux enfants, c’est ça les contes ! (rires). Quand ce n’est pas sournois – Mignonne allons voir si la rose – lorsque cela ne fait pas gagner du temps à l’auteur mais au personnage ou au spectateur surtout, il faut y aller sans hésiter. La question des enfants qui regardent la tristesse, la mélancolie de leur parents, le mystère. Ce sont des choses dont ils sont témoins, qu’ils voient et ressentent. J’aurais aimé, enfant, qu’on me dise : « Ce n’est pas toi qui invente la tristesse de tes parents ». Ce n’est rien et pourtant c’est énorme.
Ce personnage central de maison est toujours présent dans le temps. Comment avez-vous personnalisé cette maison ? J’ai complètement évolué sur cette maison au cours de la préparation du film. Au départ je me disais : « Je vais construire deux maisons reliées par une pièce et on pourra tourner chez Marion et chez Nelly ». Puis j’ai compris que cela devait être le même espace et qu’il ne devait y avoir aucune différence. Il ne fallait pas que le spectateur joue au jeu des sept erreurs. Il a fallu convaincre l’équipe, qu’on soit tous fort de cette idée, alors qu’on a tous les moyens pour vieillir le décor. J’avais envie de l’exact même espace.
Qu’on reconnaisse la maison. Et que l’on se sente exactement dans le même temps. Sur ce décor, comme le film n’a pas d’époque – il pourrait se passer aujourd’hui comme hier – j’avais envie d’un espace qui crée du commun pour les spectateurs. Comme s’il regroupait cinquante ans d’intérieur français. Pareil sur les costumes, il était important pour moi que les baskets de la petite Marion existent en 1955 et aujourd’hui. Ces détails nous permettent de circonscrire le terrain de jeu de la fiction en allant un peu contre certaines évidences. C’est aussi pour enlever de la cruauté. Lorsque la petite Marion entre dans cette maison du futur qui est identique, on lui laisse son présent. Tout est fluide, ce n’est pas morbide. Quand on vide une maison dans laquelle on a vécu longtemps et qu’en plus, quelqu’un y est parti, au contraire, tous les objets sont vivants, chauds, actuels. Et on ne voit plus la patine, au contraire, on se demande comment on va pouvoir se séparer d’une robe de chambre… Ces objets deviennent tout à coup actuels. J’aime à croire que cette idée va a contrario du deuil. Le film fait beaucoup parler les gens, c’est beau. J’ai reçu de nombreux témoignages de personnes qui vident des maisons, surtout après cette période qui a connu de nombreux de décès. Certains m’ont dit qu’ils ressentaient par un détail ce qu’était que de vider une maison.
Cela fait appel au collectif. Complètement, à l’imaginaire collectif qu’on a.
A la douleur aussi. On ressent la douleur de Marion adulte et on l’excuse quand elle s’enfuit. Cette mélancolie-là aussi et j’avais vraiment envie de montrer une séparation qui soit possible dans le sens de donner du pouvoir aux mères, y compris celui de prendre du recul. Elle s’en va mais ce n’est pas grave, ce n’est pas de l’abandon.
C’est un conte politique… Toujours ! (rires) Philosophique on va dire, mais oui, bien sûr. L’endroit où le film est politique concerne des liens familiaux, concrets et réels. On abolit une forme de hiérarchie de la généalogie. On abolit aussi les ruptures dans nos vies qui font qu’avant on était enfant. Personnellement je ne comprends pas pourquoi d’un coup…
On devient adulte. C’est comme s’il ne s’agissait pas de la même personne. Il s’agit de recréer une temporalité qui n’est pas celle des hiérarchies qu’on nous impose, de remettre un peu d’horizontalité dans nos filiations. Le conte permet de raconter qui est la petite maman. Est-ce sa maman petite ? N’est-ce pas plutôt Nelly ? Comment les enfants prennent soin des parents ? Comment sont-ils en responsabilité affective de leurs parents ? de leurs grands-parents ? C’est une façon pour moi de célébrer la réalité des engagements qu’on a, notamment dans des lignées de femmes.
Je pensais aussi au politique dans le sens où le spectateur voit Marion comme une mère au début et puis comme une enfant. La fonction de mère explose dans le récit. Bien sûr. Des mères de famille m’écrivent en me disant que ça leur donne de l’énergie. C’est proche de ce que l’on voudrait vivre. En tant que femmes aujourd’hui, on est obligées de rencontrer politiquement nos mères. Toutes les questions, les reproches, ce sont des rapports mouvementés et qui durent longtemps. On est obligés de rencontrer nos parents mais nos mères encore plus. Leurs vies dans le passé n’étaient pas tout à fait vécues. Ma grand-mère a vécu deux guerres, pas de chance. Elle a obtenu un carnet de chèques à soixante-dix ans ! Quand je dis « On est obligées de rencontrer politiquement nos mères », c’est ça.
Cela fait du bien de voir un personnage pour lequel on revient à l’essentiel, à sa pureté, sa nature… On sort de la fonction vers le commun. D’ailleurs dans la dernière scène du film elles s’appellent toutes deux par leur prénom. En rencontrant sa mère enfant elle l’a rencontré vraiment, en tant qu’individu à égalité avec elle. C’est vrai que ça m’a fait du bien d’écrire ça.
C’est nouveau aussi. C’est un moment que l’on est en train de vivre. Dans ces périodes-là on n’est jamais tout seul, beaucoup de choses se passent. Des films, des livres, viennent questionner nos organisations familiales, comme le prochain film d’Amandine Gay, Une histoire à soi, sur l’adoption internationale, ou le livre de Fatima Ouassak, La puissance des mères. Dans l’histoire du féminisme une fois que l’on eu accès à la maternité quand on le décidait, c’est à dire qu’on n’avait plus à lutter pour ça, on a décidé de se politiser comme femmes. On a dépolitisé la fonction de mère car on venait de passer des années à lutter pour choisir de faire des enfants. Et on a vu combien les enfants n’étaient pas respectés pendant cette pandémie. Comme citoyens, comme sujets qui allaient dehors alors que les gens restaient dedans, qui pouvaient possiblement avoir peur de la maladie, de la transmettre. C’est un délire ce qu’ils ont vécu dans beaucoup de solitude. C’est à nous adultes, qu’il faut expliquer que les enfants ont compris. Un enfant est bien au courant de ce qu’est l’éducation nationale en temps de Covid parce que les fenêtres sont ouvertes, il a froid. Il est informé des moyens qu’on met pour son bien-être. Il est impossible de protéger un enfant d’une catastrophe comme celle-là. Quand on écoute la radio il est à côté, il entend. Pendant la guerre il y avait des enfants résistants. Le plus jeune résistant de la seconde Guerre Mondiale avait cinq ans. Guy Môquet avait dix-sept ans. Les endroits où la jeunesse est considérée comme passive sont souvent des endroits où les adultes sont pas suffisamment actifs pour respecter profondément les individus.
En revenant au film, cette forêt évoquait-elle quelque-chose de particulier pour vous ? C’est la forêt de mon enfance, j’ai tourné dans la ville de mon enfance. La cantine du tournage était celle de mon école maternelle.
C’est génial, un plongeon dans votre enfance… Incroyable.Et j’ai fait cette cabane « professionnelle » (rires).
Cette inspiration vous a-t-elle guidé depuis l’écriture ? Complètement. J’ai vraiment écrit pour cette ville aussi parce que la petite maison dans les bois… Ce sont des lieux que je connais. Je m’appuie là-dessus. Un conte fantastique nécessitait de créer une cartographie très imaginaire, je suis partie d’un endroit que je connaissais bien pour pouvoir vraiment y croire. La pyramide est aussi située dans ma ville natale où j’ai grandi. Le reste a été tourné en studio, mais j’avais complètement les pieds dans mes décors d’enfant.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2021.
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Photo de couverture: Céline Sciamma est photographiée par (c) Claire Mathon