Présents au Film Fest Gent 2020 pour faire découvrir leur premier long métrage, GAGARINE, Fanny Liatard et Jeremy Trouilh savaient à l’époque que leur film faisait partie de la fameuse sélection officielle du festival de Cannes 2020. Qui aurait pu prédire, suite à une pandémie mondiale, qu’ils n’iraient pas sur la Croisette car le festival serait annulé? Ce duo signe un drame poignant à multi dimension, empreint de réel et de science fiction, un ovni que l’on devinait favori pour remporter la Caméra d’or, récompense du meilleur premier film. On aime l’enthousiasme de ce duo passionné de réel et de cinéma qui a eu l’ingénieuse idée de passer derrière la caméra.
Stéphanie Lannoy : Qu’est-ce qui vous a amenés dans cette cité qui constitue le coeur du film ?
Fanny Liatard: Nous sommes amis avec Jérémy depuis le début de nos études. On a emprunté des chemins un peu différents et en 2014 nous sommes arrivés à Paris. Des amis architectes travaillaient alors à la démolition de la cité et ils nous ont demandé d’y réaliser des portraits documentaires. On y a découvert cette grande barre de briques rouges, impressionnés par cette architecture mais étonnés de sa démolition. Son histoire était particulière, elle a été inaugurée par un astronaute. Cette ligne générale et toutes ces histoires de vies allaient disparaitre. On s’est dit que ce serait génial de raconter cet endroit par une fiction qui puisse mélanger tous ces éléments-là. Il nous restait alors 3 jours pour écrire et participer à un concours de scénario HLM sur court. On a été sélectionnés pour réaliser un film d’une durée de 15 minutes en 6 mois. On a passé beaucoup de temps dans la cité, à discuter avec les gens, s’inspirer de leurs histoires et ré-écrire un scénario pour faire un court métrage qui racontait déjà la manière dont Youri voyait sa cité. On se sentait frustrés de ne pas avoir raconté un peu plus cette belle communauté. Nous avons commencé à écrire le long, puis on a rencontré des productrices qui ont accepté de nous accompagner. L’écriture a ensuite duré 3 ans jusqu’au tournage du film. A ce moment-là la cité s’était vidée de ses habitants. On l’a vue se vider petit à petit. On avait ce décor fantôme vide pour tourner notre long métrage.
Il est étonnant dans votre fiction que vous empruntiez une démarche documentaire. Vous avez passé du temps sur place, connaissez les habitants. Il y a des acteurs non professionnels, figurants et l’on sent que vous comprenez bien les gens et leur cité. Qu’est ce qui a insufflé cette démarche particulière?
Jeremy Trouilh: C’est vrai que notre démarche est proche du réel, et porte l’envie de s’y inscrire sur du long terme. Nos passés à tous les deux y sont sans doute pour quelque chose. Fanny a étudié l’urbanisme et travaillé au nord de Marseille avec les habitants des quartiers en réaménagement, sur des questions telles que «Comment faire participer les gens aux futures prises de décisions par l’art?». Ca l’a beaucoup inspirée dans la manière de s’inscrire dans un territoire. Pour ma part J’ai fait un master en réalisation de documentaire de création. En arrivant à Paris on savait qu’on voulait faire de la fiction. Cela n’a pas empêché qu’en découvrant Gagarine, on avait humainement très envie de raconter cette histoire avec les gens. Au moment de faire le court on est directement allés rencontrer les habitants. On a été très bien accueillis dans cette cité en fin de vie, mais où les habitants vivaient encore et avaient envie de vivre des choses. On a rencontré des mamans du quartier qui venaient de fonder une association alors que le quartier allait disparaître, Voisines sans Frontières, une asso de jeunes Cap sur Ivry qui se resolidifiait. Ils nous ont raconté leurs histoires, sont devenus des amis. On souhaitait que ce premier court soit un outil de mémoire. En écoutant leurs récits on a alimenté notre fiction. Après 15 minutes on s’est rendus compte que le court ne racontait pas assez la communauté à laquelle était attaché Youri, une question fondamentale puisque c’est sa famille. C’est pour cela qu’on a eu envie d’envisager le long métrage avec la même méthodologie. On a trouvé des pistes, réalisé d’autres courts métrages avec les jeunes pour qu’ils nous racontent leurs rêves et alimenter les personnages annexes du film et même Youri.
On sent dans votre film une mixité entre acteurs non professionnels et confirmés. Qu’en est-il ?
Fanny: Alséni Bathily (Youri ndlr) n’avait jamais joué, il n’est pas du quartier. Il est entouré de comédiens plus confirmés comme Farida Rahouajd, Finnegan Oldfield, Lyna Khoudri ou Jamil Mccraven. Une directrice de casting de figuration s’est s’installée dans la cité deux mois avant le tournage. Elle a expliqué aux habitants l’importance qu’eux, anciens habitants, participent à Gagarine afin que le film leur appartienne un peu. Pour toutes les scènes collectives ce sont majoritairement des gens d’Ivry, anciennement de la cité, l’ancien élu à l’urbanisme, l’ancien gardien de la cité… Certains habitants sont des personnes que l’on a rencontrées dans d’autres quartiers où l’on a tourné nos courts-métrages. C’est un mélange de vrais habitants, d’amis, de gens qui sont liés à cette histoire.
Jérémy: La bande de jeunes est issue de Gagarine ou de la cité Maurice Thorez, sa soeur jumelle –qui ne sera pas démolie- où l’on a tourné les parties de la cité vivante. Cela a bien inspiré les acteurs également, comme Finnegan.
Finnegan Oldfield est utilisé à contre-emploi…
Fanny: C‘était aussi un autre personnage que l’on voulait dévoiler. Le dealer au pied de la cité a une histoire. Lui sait danser les derviches tourneurs. Il est un peu comme Youri, abandonné de tous.
Jérémy: Ils sont alter ego dans le récit. Ils se retrouvent un peu seuls.
Comment avez-vous écrit les personnages ?
Jérémy: A l’écriture on a beaucoup aidé les personnages. Nous n’avons pas laissé beaucoup de place à l’improvisation. Ils sont écrits suivant un arc narratif assez précis parce qu’on avait envie de raconter une histoire proche du réel, mais on avait aussi envie de raconter le vrai parcours d’un héros, d’avoir une direction précise sur ce collectif qui se délite et en même temps les rêves de Youri qui prennent le relai pour quelque part le sauver. Cet imaginaire qui va crescendo dans le film. Tout ça a impacté le chemin des personnages sachant qu’ils gravitent tous autour de Youri. Ils nous aident à le comprendre, l’aident à évoluer. Nous avons beaucoup répété avec les comédiens et essayé quelques improvisations, surtout dans le langage, qui nous ont aidé à réécrire les dialogues pour essayer de les incarner au plus près de ceux qui allaient les interpréter. Pendant ces 6 mois de casting, Alséni Bathily est devenu une évidence. C’est quelqu’un qu’on visualisait plus frêle et plus adolescent. Et il est arrivé avec ce corps de héros et ce regard innocent sur la vie. Il a apporté beaucoup de crédit au personnage qu’on avait fantasmé.
Fanny: Youri est apparu en même temps que le personnage de la cité. On s’est dit que ces deux protagonistes allaient évoluer ensemble et se retrouver seuls au même moment. Diana existe car pendant des années, un grand bidonville rom était situé au pied de Gagarine. Il a été expulsé avant que la cité ne soit démolie. On avait envie de raconter cette précarité de logement, ce qu’est un chez soi quand on vit dans un bidonville.

Gagarine comporte aussi une dimension spatiale. Quelles ont été vos références cinématographiques pour cette partie?
Fanny: On a grandi avec Spielberg, Rencontre du 3eme type, E.T. On a revu 2001 et c’est venu conforter certains plans, certaines idées ou ambiances. On s’est demandé aussi avec la chef déco quelle capsule allait construire Youri. Et là on pense à Solaris et aussi aux vraies images de la station internationale.
Jérémy: Nous avons été en résidence au CNES (Centre National des Etudes Spatiales ndlr) où l’on a assisté à des conférences sur « habiter l’espace ». On s’est un peu alimenté des deux mais finalement beaucoup de la science fiction. Quand on évoque les vaisseaux on a plus en tête ceux qu’on a vus dans des films.
Fanny: Après coup on se dit qu’on a été aussi influencés par des films qui habitent le monde poétiquement. Par une puissance de la mise en scène chez les réalisateurs russes comme Tarkovsky ou Zviaguintsev. Ils parviennent dans leurs films, à rendre un immeuble magistral en le filmant. C’était inspirant. On parle aussi souvent de Léos Carax parce que c’est un réalisateur français qui a une vision tellement poétique et sensible. Il filme des lieux et des corps de manière très particulière. Nous étions très contents que Denis Lavant soit dans le film.
C’était un clin d’œil à Leos Carax…
Jérémy: On adore Mauvais Sang, tous ses films sont magnifiques et c’est vrai qu’il y existe un décalage du réel par le regard des personnages sur le monde qui nous inspire. Et aussi des idées de mise en scène. Ces aplats rouges, bleus, ça a toujours un sens.
Fanny: Une liberté de récit de couleurs, un truc surprenant auquel on ne s’attend pas.
Votre mise en scène est extrêmement précise quand vous passez dans l’espace. Vous filmez des structures, du métal, quelles étaient vos lignes directrices ?
Jérémy: Avec notre chef opérateur, Victor Seguin, avec qui nous travaillons depuis notre premier court, nous faisons de nombreux repérages. On connait bien ces décors que l’on a arpenté pendant des années. On fait beaucoup de photos qui nous permettent de réfléchir à comment décadrer le regard, trouver une manière de voir les choses différemment, transformer une arête en monolithe, un angle en vaisseau spatial. Ca fait déjà partie de l’architecture. Et puis il y a le langage, une caméra flottante quand elle doit l’être parce que le personnage lui-même est dans un moment d’évasion et plus ancrée quand on est dans un dialogue plus simple, où la parole nous fait voyager parce qu’elle nous raconte une histoire de migration. Les scènes très «science fiction», en apesanteur par exemple, ont été storyboardées précisément. Avec des références précises comme Gravity, ou Les lunes de jupiter de Kornél Mundruczó qui filme un personnage en lévitation dans des décors hyper naturalistes. On avait très envie de tourner dans les vrais décors plutôt que sur fond vert, même si on a dû le faire aussi.
Lorsque vous filmez cet immeuble, Gagarine, vous le magnifiez…
Fanny: Ce bâtiment, on l’a vu pendant des années. Qu’est ce qui pouvait faire penser à l’espace, comment filmer? Il ne s’agissait pas de transformer la cité, mais de jouer sur de petites choses sans faire appel aux effets spéciaux. On avait une équipe de tournage plus légère le week-end et on allait tourner des plans de vie, du quartier et aussi chercher des choses de la cité. On s’est mis à filmer les taches de goudron au sol en se disant que ça faisait référence au cosmos. Finalement ce n’est pas dans le film, ce n’était peut-être pas une super idée ! (rires). C’était agréable pour filmer la cité de s’inventer un langage qui pour nous avait du sens. On voit des mouvements rotatifs de caméras pour passer d’une scène à une autre. Ca correspond à un endroit où le temps passe, quand ils réparent la cité et sur les derviches tourneurs. Pour nous cette répétition de mouvements circulaires avait du sens, on imitait la rotation des planètes. Tout cela a été pensé en amont. C’était la même chose pour les couleurs. Avec le chef op on s’était dit, même si ça a un peu dévié ensuite – l’ordinaire chez Youri est bleu/vert. Quand il passe dans son imaginaire on est dans le rouge/orange. C’est un langage qui se noie dans la totalité du film mais qui est là, à la base, pour donner du sens.
Comment avez-vous géré la bande-son, où la progression se fait vers un son neutre, sourd…
Jérémy: Le son devait avoir un sens par rapport à l’histoire. Avec l’ingénieur du son et les monteurs son, on a porté l’attention sur les sons du réel dans la première partie. On voulait que cela soit une tour de Babel où à chaque étage on entende différentes langues. Il y a de la vie partout, on s’entend et on vit ensemble, parfois avec des débuts d’incursion de l’imaginaire de Youri. A mesure que la vie part il ne reste que ces sons très froids métalliques, grinçants du RER qui deviennent des sons du vaisseau. Toute cette dialectique de sons qu’on a gardés et transformés est accompagnée d’une bande musicale qui va dans le même sens. On a demandé aux compositeurs de créer une bande son un peu spatiale, planante, mais qui va chercher des instruments du quotidien. Ils ont utilisé des instruments de musique mais aussi des sons du quotidien pour les rendre musicaux. Le sound design, le son réel et la musique étaient hyper imbriqués pour avancer ensemble jusqu’au final, que l’on désirait à la frontière de la musique et du vertige.
Au-delà de la mixité sociale votre film présente la question du langage. Lorsque Youri et Diana regardent le ciel elle dit : « Quand on ne parle pas le même langage on se tape dessus ».
Fanny: La manière dont on arrive à communiquer est quelque chose qui nous passionne tous les deux. C’est un défi de parvenir à faire passer des émotions dans un film.Dans la cité on avait envie de valoriser ce multiculturalisme. C’est pour cela qu’il y a de nombreuses langues dans le film, une chanson en arabe, ce jeu avec les roms qui traduisent des choses… et on parle aussi de Youri. Le langage n’est pas l’outil qu’il maîtrise le mieux. Il trouve quelqu’un qui lui donne la clé. Ce langage-là est poétique puisque c’est du morse, mais lumineux. C’est Diana qui lui offre cet outil. C’est un peu un SOS de la cité vers le monde : « Prenez soin de nous, immeubles, habitants. ». Oui, on aime explorer le langage.
Il y a une dimension écologique dans votre film, une volonté d’insister sur ce thème…
Jérémy: Le jardin que Youri se construit en autonomie est d’abord un clin d’oeil aux films de science-fiction. Il raconte quelque chose de moderne. Un ancrage dans un territoire local où l’on peut trouver toutes les ressources pour voyager dans son esprit, parce qu’il existe de nombreuses communautés autour de soi et qu’on peut se nourrir de tout ça.
Fanny: La question écologique réside aussi dans le fait qu’aujourd’hui on décide de démolir des ensembles de 400 logements qui sont plus grands que ceux dans le centre de Paris : traversants, assez lumineux et qui représentaient à l’époque la modernité. Les toilettes sont installés dans chaque appartement, l’eau chaude… C’est étonnant qu’on se dise «plutôt que de rénover ce qui existe on va créer tous ces gravats, tout détruire pour reconstruire avec de nouveaux matériaux». La cité a été construite vite avec de mauvais matériaux et s’en trouvait mal isolée donc les habitants en souffraient. Mais c’est une vraie question aujourd’hui de se demander si les nouvelles constructions sont prévues pour durer. D’ailleurs il y a tout un travail de récupération des éléments de Gagarine qui est effectué: gravats, chauffages… Mais cette logique est très étrange même si la ville évolue.
Gagarine fait partie de la Sélection Officielle du festival de Cannes 2020. C’est aussi, bien sûr une année très particulière avec la pandémie…
Jérémy: A la base c’est une joie énorme. C’est notre premier long métrage. Pendant le contexte très particulier du confinement on a reçu un coup de fil de Thierry Frémaux qui nous a dit aimer beaucoup le film et qu’il souhaiterait le sélectionner si le festival avait lieu. Heureux, on sautait au plafond, s’imaginant qu’on irait avec tous les Ivryens à Cannes, ça allait être magnifique. Nous sommes très fiers pour tout le monde. Les choses sont ce qu’elles sont, tant de gens sont affectés par la situation de manière bien plus grave que nous qu’on ne va pas se plaindre. En plus le marché virtuel du film a eu lieu. Le film s’est vendu dans 30 pays en 24 heures. C’est grâce au label cannois. Y compris d’être ici en Belgique, de rencontrer des gens et de savoir que le film va sortir ici et dans de nombreux autres pays. Cannes pour un jeune réalisateur c’est un peu le graal. Là, ça n’a pas existé. Le film est vendu dans de nombreux pays sans qu’on ait le droit d’y aller. On a de la chance d’avoir terminé le film avant la pandémie. On vient de le partager avec les acteurs. On va faire une belle première à Ivry sur Seine dans le cinéma qui se trouve au pied de la cité. Il faut se concentrer sur le positif.
Fanny: C’est un peu comme si le film nous rattrapait. Il faut inventer de nouvelles choses, apprendre à être humble. Tout se passe bien pour le film mais il faut trouver d’autres moyens de le montrer, de le partager. Nous sommes comme Youri : nous devons faire preuve d’imagination pour sortir de chez nous.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Film Fest Gent 2020.