Après plusieurs court métrages tournés au Tchad, son pays natal, le cinéaste franco-tchadien Mahamat-Saleh Haroun a réalisé de nombreuses fictions primées dans les plus grands festivals. Son premier long métrage, Bye-Bye Africa était sacré prix du meilleur premier film à la Mostra de Venise en 1999. Un Homme qui crie remportait le Prix du Jury en 2006 au Festival de Cannes. En 2010 il recevait le Prix Robert Bresson pour l’ensemble de son oeuvre à la Mostra. Hissein Habre, une tragédie tchadienne sélectionné à Cannes en 2016 marque alors son envie de documentaire. Ce chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres se lance ensuite dans l’écriture avec un premier roman, Djibril ou les ombres portées. En 2018 il réalise Une saison en France, premier tournage sur le sol français. Avec Lingui, les liens sacrés, le cinéaste revient au Tchad pour y raconter une histoire de femmes émouvante et réaliste. Ce long métrage figurait en sélection officielle au 74ème festival de Cannes.
Stephanie Lannoy : Qu’est-ce qui a généré l’envie de réaliser ce film de fiction ?
Mahamat-Saleh Haroun : L’envie de faire ce film est partie d’un fait divers que j’ai lu dans un journal au Tchad. Une jeune femme avait étouffé un nouveau né que l’on a retrouvé dans une décharge publique. Ca m’a rappelé un fait semblable qui avait eu lieu quand j’avais 7 ou 8 ans. J’ai entendu ma mère discuter avec des femmes du quartier, un nouveau né avait été jeté dans une fosse septique. Depuis la lecture de ce fait divers, cela devient un phénomène récurrent, la presse en parle chaque mois. Le dernier a eu lieu le 3 décembre. Voilà ce qui m’a poussé à réaliser ce film.
Cela ne provoque-t-il pas un questionnement de la part des autorités ? J’espère qu’avec la sortie du film qui a été montré là-bas début novembre les choses vont bouger. On a eu un bon coup de pouce car l’Assemblée Nationale du Burkina Faso a décerné son prix au film. Les députés d’un pays qui a fait la révolution, chassé un dictateur, organisé des élections libres et transparentes qui remet ce prix, symboliquement c’est très fort. Ces élus estiment qu’il est de leur devoir de prendre en charge ce genre de question. J’espère qu’au Tchad aussi les choses avanceront dans ce sens. Pour le moment le pays est dans une période transitoire, il n’y a pas de parlement élu. J’espère que le jour où ce sera le cas cette question sera posée sur la table.
Où en est le réseau de salle de cinéma au Tchad ? Il y a peu de salles de cinéma, on en a une seule. Il existe des vidéoclubs, des lieux qui peuvent être des cours ou des pièces qui permettent des projections sur un petit mur, sur un écran de télévision. Mais on a sorti le film dans deux salles, dont l’Institut français et les réactions étaient excellentes. Avant ça au mois de septembre, j’avais fait deux projections privées et la Ministre de la Culture a organisé une projection à des femmes pour susciter des discussions. Un Ministre d’état, un homme cette fois, a également demandé à organiser une projection pour montrer le film au gouvernement. Il n’y a pas d’apathie, il y a une prise de conscience de ce problème, du fait qu’il faudrait y apporter une réponse.
« Lingui » ce sont les liens sacrés qui concernent, si je comprends bien, toute la population. Dans le cas de votre film ne s’agit-il pas de la sororité entre femmes ? C’est le même nom. Le lingui n’est pas un mot français. Sororité a été inventé par les américains au départ, puis le mot s’est francisé. Les mots diffèrent mais tout cela entre dans le cadre du lingui. Il n’est pas lié à toute la population, mais à des gens qui à un moment donné partagent une expérience commune. Ils estiment qu’ils appartiennent à une même communauté et que du fait du partage d’un même destin, d’une même histoire, ils se doivent entraide, bienveillance entre eux pour une cohésion dans la communauté. Cela peut s’appliquer dès lors qu’on est dans un quartier parce que l’on se connait les uns les autres. Dans Lingui en effet il s’agit d’une sororité, mais très franchement si j’avais choisi comme titre « Sororité » , ça ne le faisait pas! (rires).
C’est donc une forme de solidarité. On voit dans le film que le lingui concerne à la fois Ibrahim le voisin et l’Imam. Tous deux sont concernés par le lingui tout en n’étant pas des personnages très positifs. C’est le revers de la médaille. Le lingui dépend de ce que l’on veut bien en faire. Il suppose une éthique de la part de chacun. Il est issu d’un fait concret et réel au Tchad : l’importance de votre voisin. Tout commence par lui. On nous apprend qu’à notre mort, la première question qu’on nous pose en arrivant au ciel concerne les voisins. Comment vont vos voisins ? Si vous dites que vous ne les connaissez pas on vous invite à prendre la file de gauche. Et ce n’est pas la gauche du coeur ! Dans le voisinage il s’agit d’avoir ce rapport-là et cette attention à l’autre. Ce lingui peut être brisé et dès qu’il est rompu survient le conflit, le drame. Dans le film ces liens existent mais à un moment donné ils sont cassés. Le voisin les rompt. Quant à l’imam, on ne sait pas trop s’il est honnête. Quand il dit : « Dis-moi ce que tu as comme problème, on va t’aider», est-il sincère ou non ? Si Amina explique réellement ce qu’il se passe, va-t-il la bannir ? Dans le tableau que je brosse, le lingui qui tient la route est celui des femmes. Cette sororité se reconnait dans une histoire similaire. Elle est porteuse d’une même mémoire, les corps sont semblables. D’où cette solidarité, ce secret à garder entre soi qui est beaucoup plus fort, souterrain et basé sur le long terme. Une gamine qui a été sauvée va peut-être répéter la même action plus tard et sauver à son tour. A la fin le lingui concerne la sororité, il n’empêche que je montre d’autres choses, il y a une évolution.

Vos personnages sont de vraies héroïnes de cinéma. Les avez-vous écrites comme tel ? Je voulais des héroïnes du quotidien qui soient aussi des héroïnes de cinéma parce qu’il me semblait que cela manquait. Des figures que l’on n’oublie pas comme dans des histoires littéraires. Ou comme dans un certain type de cinéma américain parfois – je ne parle pas du mauvais cinéma américain – ce que l’on appelle des héros, que l’on n’oublie pas et que l’on comprend parce que de leur complexité, de leur parcours, émane quelque chose de grandiose. Donner ce rôle à une femme était essentiel quand j’ai découvert ce fait divers. Je connais beaucoup de femmes vraiment courageuses, qui se battent au quotidien dans des situations incroyables et qui survivent uniquement parce que toute leur vie est dévolue à leur progéniture. Je voulais incarner à l’écran cette maternité, ce devoir et cette responsabilité liés fatalement dans le film à cette tendresse de la mère. Cette tendresse lui permet de se défaire de tous les liens qui la maintiennent soumise à certaines choses.
Tout est contre Amina. La société, la religion, les hommes l’écrasent. On la perçoit comme une warrior. Cette femme survit et se débrouille finalement plutôt bien en récupérant des pneus qu’elle démembre et tisse pour en faire des objets… On appelle cela des kanouns, c’est une sorte de réchaud où l’on met du charbon de bois. Cela sert à faire du thé, de la cuisine rapide du quotidien. C’est un objet qui se vend tous les jours car les gens en ont vraiment besoin.
Vous avez une manière singulière de filmer les gestes du travail. On sent que ces moments sont importants et très documentés. Une personne dont c’est le travail a coaché Achouackh Abakar (Amina ndlr). Je voulais que l’on entre dans son univers dès le début. Que l’on comprenne d’où elle vient, son parcours, son combat et sa détermination, que l’on soit avec elle et que cela soit incarné. L’effort physique qu’elle fait dès le début nous informe déjà sur elle et comme vous dites, c’est une warrior. Je désirais justement ce que j’appelle moi au théâtre « une actante », une femme qui agit et qui essaie d’avancer, sans pleurnicher sur son sort. Un petit bout de femme qui ne se laisse pas faire.
Dans votre film vous laissez les actions se dérouler en utilisant subtilement les ellipses. Qu’attendez-vous du spectateur et quelle est sa place selon vous ? J’attends qu’il construise à un moment donné parce que je lui laisse une place et je souhaite qu’il ne soit pas dupe par rapport à ce que je filme. Dans le cadre dans lequel j’inscris cette histoire, existe un hors-champ qui participe aussi au récit et que le spectateur peut remplir. Cela lui crée une mémoire personnelle qui l’enrichit encore beaucoup plus que le film. Dans la scène où la mère gifle sa fille par exemple, elles pleurent et sortent du champ. A ce moment-là, je me dis qu’un spectateur projette une image mentale dans sa tête en se demandant : « Dans quel état sont-elles ? ». C’est ce que j’appelle faire place au spectateur. Il s’agit aussi d’ellipses qui accélèrent le récit, mais en même temps sont un cadeau au moment où le spectateur comprend ce qu’il se passe. Les ellipses sont pour moi une sorte d’épiphanie. C’est comme si vous aviez été télétransporté et vous comprenez tout. On est ici, et boum, d’un coup on est à Los Angeles. Au moment où vous vous asseyez vous comprenez que vous êtes à Los Angeles sans problème, c’est jouissif. Cette écriture participe au respect de la place du spectateur. C’est aussi lui donner ce temps pour lui permettre de comprendre le récit. A l’inverse des films qui relèvent du spectacle et ne lui laissent aucune place. Le spectacle vous prend comme deux yeux qui regardent et vous balance le truc, vous impressionne. Après, vous vous dites : « C’est superbe, on s’est bien amusés ! ». Ce n’est pas ce que je veux faire.
Comment s’est déroulé le casting ? C’est très simple, il n’y a pas de comédiens vraiment professionnels. Quelqu’un m’a parlé de Rihane Khalil Alio qui interprète Maria, la fille, car sa grande soeur avait joué dans Abouna, mon deuxième film. J’ai vu ce regard étincelant, ce front avenant, il y a quelque chose en elle. J’étais satisfait des essais. Je me suis dit que je n’avais pas les moyens de rassembler mille personnes, je ne saurais d’ailleurs pas choisir ! Quand il y a trop de possibilités je perds les pédales. Achouackh avait travaillé avec moi sur Grigris. A l’époque elle s’occupait des costumes mais je sais qu’elle voulait faire du cinéma. Je me suis souvenu d’elle et on a fait les essais. Elle désirait tellement ce rôle ! Je me suis dit « Tant de désir ne peut pas mentir ». Elle venait en voiture avec la nourrice de ses enfants. Je pensais que sa fille avait 3 ans. J’ai su lors d’un voyage aux États-Unis que sa fille avait alors un an et demi et son fils deux mois. Elle les laissait dans la voiture avec la clim parce qu’il faisait chaud, elle répétait, faisait des essais et ensuite me demandait « Je peux aller donner le sein à mon bébé ? » et partait dans la voiture. C’est comme les histoires d’amour, quand c’est sincère comme ça, ça ne peut pas mentir.
Dans ce drame vous n’oubliez pas la beauté, vous filmez des paysages splendides. C’est important pour vous ? C’est important parce que certains ont une idée romantique de la pauvreté. Ils pensent que la pauvreté c’est crade, c’est sale et que cela ne mérite pas une lumière. Non, la lumière et la beauté sont là, tout simplement. La poésie est présente dans les choses les plus banales. Ce qui importe pour moi c’est le contraste entre cette lutte de survie et cette beauté qui crée une forme de tristesse. Tout découle de ce contraste. On se dit que c’est beau parce que cette réalité existe et cette tragédie en est d’autant plus violente. il y a un côté lumineux dans ces filles, non seulement leurs visages, mais aussi dans le film en général. Je voulais que les gens sortent du film avec un sentiment de lumière.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2021.
Portrait de Mahamat-Saleh Haroun © Dana Farzanehpour