« La violence c’est l’absence de mots » Nabil Ben Yadir, Animals

Plaidoyer contre l’homophobie et contre la violence gratuite face à la différence, Nabil Ben Yadir signe son plus grand film, Animals. Un coup de maître. Le cinéaste des Barons, La Marche et Dode Hoek réalise une oeuvre radicale, forte et inoubliable. Radicale à tous point de vue, par son sujet, l’histoire d’Ihsane Jarfi, tué pour homophobie et par son objectif affirmé de viser l’éducation à travers le ressenti de cette expérience de cinéma au plus grand nombre. Il est nécessaire de voir ce film, de le montrer à tous car oui, Animals est un film populaire. La violence n’y est jamais gratuite, chaque plan se justifie par une grammaire cinématographique extrêmement réfléchie et maitrisée. Une manière de réinventer le cinéma pour une cause juste. Faire bouger les mentalités pour que jamais plus la violence ne se déverse gratuitement envers les minorités. A voir en salle évidemment. Rencontre avec un grand cinéaste, surprenant, qui frappe juste et fort là où on ne l’attend pas.

Animals constitue une fois de plus un changement de genre dans votre filmographie. Il y a un total changement oui, encore un ! L’histoire a pris le dessus sur le coté réaliste et radical, mais en plus, Animals ne ressemble vraiment à aucun autre de mes films. C’est presque une parenthèse. La manière de filmer, le format, la violence, ce que cela raconte.

Visualisez-vous ce film réellement comme une parenthèse ou pensez-vous qu’il puisse changer votre manière d’appréhender le cinéma par la suite ? Il a en grande partie changé ma manière de faire du cinéma. C’est là où je suis allé le plus loin dans la mise en scène. Je me posais des questions peut-être un peu moins présentes sur les films précédents. Dode Hoek était un thriller avec les codes que le genre supposait. Ici j’ai essayé de ne pas m’en imposer, de tout déverrouiller et d’aller au bout de l’exercice.

Cette méthode s’est-elle imposée dès le scénario co-écrit avec Antoine Cuypers? Dès le départ. Le format, la forme, le basculement, les trois parties sont apparues avant même d’écrire le scénario. On savait déjà ce qu’on allait faire.

Le point de départ du film est une discussion dans un bar avec l’un de vos amis. Vous lisiez un article sur le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi et il vous a dit « C’est juste un pédé qui crève ». Avec un pote plutôt. Ca m’avait touché. Je me suis dit « Quelqu’un est mort parce qu’il est différent… ». J’ai été comme happé par cette histoire. C’est devenu un moteur et j’ai suivi le procès, ce qui a confirmé mon envie de faire ce film.

Cet article parlait d’homophobie et non de racisme ? On savait qu’il s’agissait d’un crime homophobe. Je me demandais : « La sexualité prend-elle le dessus sur l’identité ? Elle en fait partie, pourquoi n’est-ce pas un crime raciste mais homophobe ? ». Je me suis posé ces questions, puis ça a mûri, j’ai abandonné l’idée. La rencontre avec le père d’Ihsane (Hassan Jarfi ndlr), mais surtout avec l’histoire ont été déterminantes. Le tribunal, les meurtriers dans ce qu’il disaient… Je me suis dit qu’il fallait raconter cette histoire. C’est très compliqué de vivre un procès pareil, c’est très intense. J’étais présent dans les moments clés. C’était nécessaire pour savoir si j’allais aller au bout de l’histoire. Ce film n’est pas simple, il s’est construit par étapes. Il est compliqué à financer, on sait qu’il sera complexe à réaliser et à faire exister, on se pose des questions.

Le sujet du film est extrêmement délicat pour le père d’Ihsane, Hassan Jarfi. Comment avez-vous géré le fait d’envisager la réalisation d’une fiction sur l’histoire de son fils ? Hassan avait aimé Les Barons. Il est cinéphile. Il a écrit des livres, c’est quelqu’un à l’esprit un peu artistique. Il sait que le cinéma peut changer les choses. Au festival de Gand où les quatre acteurs qui jouaient les meurtriers étaient présents, il a dit devant toute la salle : « Le cinéma permet des choses impossibles. Comme là, je suis à côté des meurtriers de mon fils». C’est très intense. Pour lui le cinéma doit servir à créer le débat.

A-t-il vu le film ? Non, il ne peut pas le voir. La bande-annonce l’a traumatisé, ce n’est pas possible.

Il a accepté pour la mémoire… C’est son combat de tous les jours, la mémoire d’Ihsane, les crimes homophobes. Il a créé une fondation, a ouvert un refuge et va en ouvrir un deuxième. Le cinéma est un médium qui doit servir à continuer à faire exister la cause. Le cinéma est différent des mots, il véhicule quelque chose d’universel et rassembleur.

Votre objectif est de montrer le film à un public le plus large possible ? Le plus large possible. Mon public cible ce sont les jeunes. C’est fou à dire, ce film est le plus dur et alors qu’aucun jeune dit qu’il ne veut pas le regarder, de nombreux adultes affirment qu’ils ne doivent pas le faire. C’est compréhensible d’une certaine manière. Mais le rapport à la violence, à la radicalité est perçu de manière totalement différente entre des personnes de quarante ans face à des jeunes d’une vingtaine d’années.

Ils souhaitent peut-être les protéger de la violence ? Oui mais alors commençons dès le début, ne les protégeons pas à mi-temps. Vous allez sur internet, je ne parle pas des parents je parle de l’état, du système, du monde dans lequel on vit. Vous entrez dans n’importe quel site le plus trash. La première question est : « Avez-vous 18 ans » « Oui ». « Vous êtes sur ? » « Oui ». Et vous avez accès à toute la folie du monde. Mais ce n’est pas pour cela que l’on ne doit pas réglementer les choses. C’est un film qui doit parler aux jeunes. Qui leur parlera.

Côté casting Soufiane Chilah était déjà présent sur Dode Hoek (Angle mort). Comment s’est-il imposé dans le rôle de Brahim ? Animals est un film différent, il faut oser et le rôle n’est pas évident. Il y a d’abord eu un casting. Soufiane est un acteur assez extraordinaire, il est très introverti. Il réfléchit beaucoup. C’est un mec qui a sa place aux USA ou en Angleterre, un performer, un acteur qui prend les choses à l’intérieur, qui les triture et fonctionne à son propre rythme. C’est super de mélanger les choses, un professionnel comme Soufiane face à des gens qui n’ont jamais joué. C’est intéressant de voir comment l’acteur va s’adapter à eux, comment eux vont essayer d’être comme lui.

Qui sont les non professionnels ? Les quatre meurtriers Gianni Guettaf, Vincent Overath, Serkan Sancak, Lionel Maisin. C’est leur première fois au cinéma. Il me semble que l’un d’eux a été figurant dans un film.

Dont Loïc, interprété par Gianni Guettaf ? Surtout Loïc. Son job c’était couper des arbres avec des jardiniers indépendants. En plus, lui ne voulait pas jouer, il trouvait le cinéma chiant. C’est son père qui l’a ramené. Mais c’était très intéressant, il n’a pas de codes. C’est super. C’est ce qui donne le coté réaliste. Par exemple sur la scène du GSM vous dites : « Vous allez fouiller, toi tu vas trouver le téléphone. Toi tu veux le téléphone parce que c’est ton anniv’, et toi tu dis « je l’ai promis à ma femme ». Et toi tu ne veux pas lui donner » et ça part sur des impros.

Travailler avec des acteurs non professionnels était nécessaire selon vous ? J’ai essayé de travailler avec des professionnels, vous n’obtenez pas un tel réalisme. Ce qui vous a dérangé dans le film c’est l’impression de réel, parce que c’est mal filmé, en tous cas avec les GSM. C’est parce qu’ils sont là ils rigolent, ils n’ont pas le code, ils se mangent les dialogues entre eux, ils n’attendent pas que l’autre termine, ils bégaient, ils n’en ont rien à foutre. C’est ça qui ramène un truc où vous dites : « Oh, aidez moi ! ». On a la même chose dans la bagnole au début quand ils discutent entre eux. Je ne voulais pas que l’on sente le jeu d’acteur. Soufiane ne joue pas quelqu’un qui joue, il est tellement dedans, mais lui c’est une ligne. La ligne elle est là. Je fais ci je fais ça. Eux, c’est horrible à dire, il fallait qu’ils ramènent de la vie dans la mort. C’est ça qui rend le truc insoutenable. C’est la légèreté avec laquelle ils jouent. On a l’impression que c’est eux, alors qu’à chaque fois que l’on coupait au tournage, ils ramenaient une couverture à Soufiane et s’excusaient. Mais pour en arriver là il faut préparer sans préparer.

Dès le début du film votre dispositif de mise en scène pose les choses.Les pose et impose la radicalité d’être concentré uniquement sur Brahim, de ne pas être distrait par ce qui pourrait se passer à gauche ou à droite. Le format 4/3 triangle impose une vision très précise. C’était très important pour moi. C’est une expérience. Le travail du son est aussi essentiel dans ce film.

Il existe dès le départ une tension dans le son et on plonge. On n’a pas le choix. Ensuite on se pose des questions évidemment.

« Chaque plan était un choix »

Il y a aussi cette scène de violence filmée avec les GSM. C’est très complexe de filmer la violence. Cette question nous suit depuis le début du projet. On s’est mis d’accord avec le père d’Ihsane, la chose la plus importante pour lui était que les gens puissent vivre à minima ce qu’Ihsane a pu vivre. On ne touchera jamais la réalité, même avec des GSM ou tout autre dispositif. La manière de filmer a été un procédé qui s’est nourri au jour le jour. Pourquoi filmer tel élément et pas tel autre ? Chaque plan était un choix.

Vous avez donné des GSM aux acteurs pour qu’ils filment… Ils filmaient avec nos téléphones. A ce moment-là, nous on est à 50 mètres. Il n’y a plus de réal, plus de chef op. Il s’agit d’une impro préparée avec un cascadeur qui règle les éléments. Ce sont à chaque fois des moments précis d’une minute trente. Ensuite vous avez quatre téléphones à regarder et au montage on décide ce que l’on prend ou pas.

En terme de montage cette séquence filmée au GSM est très structurée. Au début du film tout est en plan-séquence, on remarque au contraire un évitement de la coupe, du montage. Il s’agissait d’éviter le cut inutile et en même temps de garder un rythme, ce qui est compliqué quand vous faites des plans séquences. Le rythme ne se crée pas après, il vient du mouvement. Il y avait ce silence et cette précipitation avec le personnage de Brahim qui bouge un peu partout, un peu comme un coq sans tête. C’était un autre exercice, très intéressant parce qu’on a beaucoup répété. On a aussi tourné dans l’ordre du récit.

En quoi cela vous a-t-il aidé vous et les acteurs, de tourner les plans dans l’ordre de l’histoire ? Ca aidait tout le monde. Chaque chose qu’on voulait ajouter ou enlever n’avait aucune conséquence puisque la suite n’avait pas encore été tournée. Quand vous ne tournez pas dans l’ordre c’est trop tard. Ca me donnait une liberté. Ca coûte cher parce que ça prend plus de temps. Je me rappellerai toujours le premier plan séquence qui commence d’en haut jusqu’en bas de la maison parce que Brahim descend voir sa mère, il reçoit un coup de fil à l’extérieur, croise sa soeur, ils vont prendre des tables et revenir. C’est un plan qui faisait plus de sept minutes et à chaque fois qu’on le répétait il y avait un problème, un figurant qui regardait la caméra, qui la bousculait, une hésitation… Et ma première assistante, Sophie, m’a dit : « Nabil, ce plan-là c’est quinze pages du scénario. Si tu le découpes maintenant ça va te prendre une semaine. Là on va le tourner en un plan ». Finalement il y a une espèce de liberté et vous ne vous posez pas de questions. Ma mise en scène consistait à être proche de Brahim en permanence. J’avais dit à Frank Van Den Eeden le chef op., « Tu es accroché à Brahim par un élastique. Quand il regarde à gauche tu peux regarder une fois à gauche. Mais tu reviens en permanence ».

Une caméra mouvante… Toujours liée, collée au personnage. « Tu ne peux pas le laisser partir sinon l’élastique craque et on est foutus ». C’est vraiment ça. Il bougeait mais on le suivait. Quand il regarde à gauche la caméra est à gauche pour une réponse et ensuite il revient. On n’essayait pas de chercher la parole. Peu importe, on l’entendra en off. C’est un choix de mise en scène radical.

Dans le scénario on suit un personnage jusqu’à un certain moment de l’histoire puis on change de personnage principal. Ce procédé n’est pas inédit mais dans un film c’est en général impossible pour le spectateur d’envisager de changer de personnage principal. C’est surtout compliqué de rester avec le personnage que l’on suit (Loïc ndlr) qui est d’une banalité normale, une inconscience.

Quand il revient, Loïc met la table, il aide. C’est le gentil. Mais on ne peut pas oublier ce qu’il vient de faire. C’est pour cela que la radicalité amène quelque chose de pas évident. Il vient de se passer ça. Dans un film classique il serait gentil en train de ranger la table et on aurait des flash-backs de ce qu’il venait de faire.

Le spectateur se fixe sur ce deuxième personnage qu’il parvient à suivre. Il ne le rejette pas complètement. Vous amenez le spectateur à comprendre qui il est. Le coté non manichéen était essentiel. J’aurais pu prendre un mec édenté, une salle gueule qui allait rentrer chez lui dormir ou rejoindre sa copine. Ce qui est intéressant c’est l’après, on filme la naissance des monstres. Ce qu’il a fait est monstrueux, mais dans une vie banale. Vous auriez un pneu crevé il serait capable de vous changer le pneu sans rien vous demander en vous rendant service. Ce n’est pas lui donner de l’humanité qui est compliqué c’est de lui enlever. La question qui se pose est comment une personne comme ça avec un casier vierge peut du jour au lendemain en arriver là ? Tout bascule et revient à la normale après.

Dans ce film le spectateur est confronté à la violence de certaines situations.Certains tiennent jusqu’au bout, d’autres pas. Je l’ai vu en projection, en étant derrière la porte, attendant que ça se termine. Des gens sont sortis parce que c’est devenu pour eux très vite insupportable. D’autres fermaient les yeux ou bouchaient leurs oreilles, parce qu’il ne sert à rien de fermer les yeux, c’est pire d’entendre le son. C’était très intéressant car des personnes résistent encore, trouvent que la violence ne les dérange pas. Les gens sont totalement différents dans leur rapport à la violence, dans le lien au monde qui les entoure. Parfois les GSM s’allument pendant les scènes de violence. Les gens se demandent ce qui est arrivé, cherchent des informations sur l’affaire. Ces mecs sont-ils en prison ? En même temps c’est aussi une manière de se protéger.

Il y a surtout cette scène dans le coffre de la voiture, qui est très forte avec cette notion du temps qui passe… C’est très rare les silences au cinéma. Je m’en suis rendu compte lors de la projection en salle. Les gens n’osent ni tousser ni bouger sur leur siège de peur qu’on les entende. C’est là où l’on se met à la place de Brahim, on se dit, il y a deux heures il était chez sa mère avec son père, là il est dans un coffre, il n’a rien demandé. A quoi pense-t-il ? Sortir ou pas ? Tu sors ? Tu sors pas ? Tu sors, t’as peur  parce que t’as eu un avertissement. Tu ne bouges pas. Qu’est-ce que tu fais ? Tous ces moments-là le rendent dingue. La prestation de Soufiane était magnifique. On a tourné en temps réel. Le cadreur est dans la voiture en permanence, les autres comédiens sont à l’extérieur, je leur donne le point de départ. C’est moi qui gère le temps. Le montage et le rythme se font sur le tournage. Je n’ai pas le choix c’est un seul plan, je n’ai aucun contre-champ.

« Le cinéma c’est les GSM, le cinéma 2.0, de la rue, des réseaux sociaux »

Ce temps-là dans l’obscurité est millimétré. Au moment où on ne l’attend pas on est saisi. Et en fait on n’a plus le choix. Ils le prennent comme ils prennent le spectateur. On les suit, mais à un moment donné on s’arrête. Ils partent et puis les GSM arrivent. C’est comme si on stoppait en disant « le cinéma s’arrête là ». Là c’est le réel, mais je vous assure que le cinéma c’est les GSM, le cinéma 2.0, de la rue, des réseaux sociaux. Ils font du cinéma, mettent en scène eux-mêmes. Ils jouent, sont des réals, acteurs, des protagonistes, des antagonistes, ils font tout.

Comment réagit le public après les projections ? Le débat est toujours très intense. Les spectateurs ramènent ça à leur propre expérience. Ils disent que c’est important mais très dur. C’est toujours compliqué les débats avec ce film parce qu’il mûrit après quelques jours, il reste en tête. Quelqu’un m’a dit : « C’est un film très important il faut que les gens aillent le voir, mais c’est un film insoutenable ». J’ai répondu qu’il était impossible pour moi de raconter l’histoire d’Ihsane Jarfi en faisant un film soutenable.

Pour raconter cette histoire à tout le monde, le seul moyen c’est la radicalité. C’est le seul moyen.

Si on imagine des jeunes venus voir ce film sous une forme plus légère, on comprend bien que cela ne fonctionnerait pas. Alors il n’y aurait pas de débat, ce ne serait pas clivant. Il n’y a pas de pour et de contre, ni de réaction radicale. Après le film vous iriez boire un verre ou au restau et vous parleriez d’autres choses. Ici vous ne pouvez pas aller au bowling après le film. J’ai monté le film et mon monteur, le pauvre, est presque tombé en dépression. Il m’a demandé d’arrêter une semaine ou deux. J’ai tout à fait compris. La première chose dont on a envie est de sortir et respirer. L’air est cher. L’air est essentiel. Mais c’est la seule manière de créer un débat. Je ne pose pas ma caméra n’importe où et n’importe comment. C’est un concept, une manière réfléchie de parler de la violence, on la déconstruit, on la construit. On raconte ce qu’il s’est passé avant un acte violent et aussi ce qui va arriver ensuite. Ce n’est pas un événement sorti de son contexte. C’est très important. En Belgique on n’a pas l’habitude de faire des films aussi violents. Je crois que c’est le premier aussi radicalement violent. Ce sont des thématiques que moi, nous, on doit s’approprier. Raconter ces thématiques d’homophobie dans les villes etc. On ne va pas laisser les autres raconter ce film-là. Sur ce thème il y a des années de retard. Je ne vais pas attendre que quelqu’un le fasse, j’ai été bouleversé par l’histoire d’Ihsane Jarfi. C’est une personne différente dans un lieu commun. C’aurait pu être une femme à côté de quatre gros connards fous, ou un black aux Etats-Unis. On est tous à un moment donné différents. Si je me retrouve face à des connards, je suis le seul rebeu je vais me faire défoncer la gueule. Il ne s’agit pas de faire partie d’une communauté ou d’une autre, c’est être une minorité dans un moment précis. Une minorité. C’est ça qui est hyper important. Que les gens se disent « Brahim ça aurait pu être moi ». En tant que femme, homme, black, étranger…

La violence gratuite se banalise dans le monde actuel comme ces gens qui ont récemment forcé des piétons à courir en roulant en voiture à côté d’eux en banlieue parisienne… En rigolant, c’est horrible ! Ce qui dérange dans la violence avec les GSM au-delà de la longueur, du temps, c’est aussi la légèreté avec laquelle ils l’accomplissent. C’est à dire le second degré, l’humour.

L’inconséquence… Exactement. Dans la scène où ils trouvent le GSM de Brahim par exemple, ils se le partage entre eux et on a l’impression qu’ils sortent d’un ciné, que tout va bien. Alors que le mec est là, à l’extérieur. Ils ne le considèrent pas, Il n’est pas comme eux, ce n’est pas un être humain. A partir de là ce n’est plus une âme, pour eux c’est un bout de viande. C’est le processus. Pour moi la violence commence bien avant la séquence des GSM. La violence c’est l’absence de mots, de vocabulaire. « Animals » c’est une faute d’orthographe. L’un des meurtriers avait dit au tribunal « On est pas des animals ». Quand on voit ça on se dit ok…

Est-ce qu’après avoir fait ce film vous avez l’impression d’avoir modifié votre vision de l’humain, de l’homme ? Oui mais elle ne va pas dans le bon sens. On a tourné le film il y a deux ans et demi et le monde est de plus en plus fou. La pandémie n’a pas aidé. Les gens sont restés enfermés chez eux donc l’extérieur c’est déjà l’étranger, la jungle. Si c’est la jungle, c’est la guerre. En faisant ce film je suis allé au plus sombre de l’âme humaine.

Il faut beaucoup de courage pour mener un tel projet… Et le porter pendant aussi longtemps. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de mon film, le sujet est important. Si ça ne l’était pas j’aurais très facilement fait autre chose et abandonné. Ca a été très dur, on n’a pas trouvé les financements qu’on voulait… Ce qui est logique, ce film est un peu clivant mais c’est mon meilleur film. Sur l’aspect cinématographique aussi. Ce sont des choix radicaux. Je me pose la question, je me mets à la place du spectateur dans une salle de cinéma. J’ai toujours dit que faire un film c’est faire la guerre, même quand il s’agit d’une comédie. Ramasser des refus avec un sujet particulier, ou un film qui ne sort pas… C’est faire la guerre. A chaque fois vous êtes entouré de producteurs qui vont vous dire : « Oui mais enlève ça ! » ou « Prend cet acteur-ci, cette actrice là ! ».

Votre équipe devait être solide pour aller dans ce bon sens de la radicalité du film. Bien sûr, pour ce sujet aussi. Il faut bien s’entourer de personnes qui savent pourquoi vous faites le film, qui ne vont pas cachetonner et partir. J’étais aussi producteur de mon film. J’ai ouvert ma boite 10.80, le code postal de Molenbeek, c’est moi qui donne le La. Je suis content de l’avoir fait. Ca permet d’avoir la liberté, de se dire en tant que producteur qu’on ne va pas toucher l’argent parce qu’il n’y en a pas assez. Personne ne va vous dire quelque chose car on n’est pas payé contrairement aux collaborateurs. Le rapport est direct.

Que peut-on souhaiter au film ? Qu’il soit vu et compris.Certains ne comprendront pas de toute manière. La question est pour qui vous le faites. Je fais le film pour tout le monde mais j’ai confiance en un public intelligent, qui réfléchit. Les prix je m’en fous.

Que le film soit populaire. C’est un film radicalement populaire et j’aimerais que les jeunes aillent le voir.

Et c’est un film-témoignage. Voilà. Ces deux lignes dans un article, on en a fait un film d’une heure et demie. Ce sont des images. C’est la leçon. Très peu de gens n’ont jamais vu de films. J’en connais beaucoup qui n’ont pas lu de livres. Il faut parler à tout le monde.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2022.