Quatrième long métrage de Mikaël Hers, Les passagers de la nuit met en scène des personnages complexes multifacettes, fragiles et forts à travers une cellule familiale protéiforme magnifiée par Charlotte Gainsbourg. Le cinéaste aime les histoires profondément humaines dont émane une sensibilité troublante de réalisme liée à la pureté des émotions. C’était le cas dans son précédent long métrage Amanda, une superbe chronique parisienne autour des attentats. Le cinéaste porte un regard neuf sur Paris et ses habitants, à la fois désuet et rafraîchissant. Il efface celui d’une génération de cinéastes passée par la Fémis (comme lui) à la vision plutôt intimiste, intellectuelle et autocentrée de personnages enfermés dans de grands appartements haussmanniens. Ici l’émotion l’emporte pour celui qui voudrait « que l’on reçoive ses films comme des chansons ». Bonnet beige vissé sur la tête, T-shirt noir des Stones roses annonçant un petit côté rock. Terrien et rêveur Mikaël Hers ? Interview.
Stéphanie Lannoy : D’où vient l’idée de cette chronique familiale ?
Mikaël Hers : L’idée émane de plusieurs envies, comme filmer ce quartier de Paris qui me fascine depuis très longtemps, Beaugrenelle avec des grandes tours sorties de terre dans les années 70-80. Avec la Seine en contrebas, la banlieue qui s’étend au loin depuis ces fenêtres élevées. Il y a aussi le désir de filmer le milieu de la radio de nuit. Faire le portrait d’une mère, d’une femme après une séparation. Un récit qui se déroulerait sur plusieurs années. Jusqu’à présent les films que j’ai réalisés étaient plutôt des chroniques resserrées sur des temps assez courts. Ce sont des choses très concrètes. La nécessité vient toujours de quelque chose d’un peu plus profond et plus abstrait, en l’occurrence ici le désir de me replonger dans les années 80 qui sont les années de mon enfance. Non dans une perspective nostalgique de paradis perdu mais parce que je me sens profondément constitué par ces années-là. Saint- Exupéry disait « On est de son enfance comme on est d’un pays ». C’est vraiment quelque-chose que j’éprouve très fortement. L’envie de m’y replonger et d’essayer de saisir, de capturer les sensations que m’inspirent cette époque, ces couleurs.
Au moment où arrivent les années Mitterrand en France, les gens attendaient la gauche depuis longtemps. C’est aussi un renouveau possible pour vos personnages, une mère et ses enfants. Tout à fait. Au début du film qui correspond au début du septennat, les personnages, en tout cas celui de cette femme ne va pas très bien. C’est plutôt un trajet d’émancipation qui va vers la lumière pendant que le septennat de Mitterrand lui commence à se nourrir d’un certain nombre de désillusions, il y a presque un trajet contraire.
Pourquoi avoir choisi Charlotte Gainsbourg pour incarner Elisabeth ? J’écris rarement en pensant à des acteurs. Une fois le scénario écrit, la première personne à qui on l’a proposé était Charlotte Gainsbourg. Pour Elisabeth j’avais vraiment envie de dessiner un personnage le plus ambivalent possible qui échappe un peu aux classifications. C’est un personnage très timoré, réservé à certains moments. A d’autres beaucoup plus audacieuse, plus frontale, qui peut même paraitre assez naïve et d’autres fois très lucide. Je ne connaissais pas Charlotte Gainsbourg, mais c’est ce qu’elle m’inspire. Une personne qui possède une grande vulnérabilité avec à côté une vraie force, une colonne vertébrale très solide. La cohabitation de ces deux traits de caractère chez quelqu’un est toujours très touchante et c’est vraiment ce que je recherchais pour ce personnage.
Charlotte Gainsbourg est aussi un personnage réel des années 80. Adolescente elle jouait dans l’Effrontée de Claude Miller… Je n’ai ni choisi Emmanuelle Béart ni Charlotte Gainsbourg pour ça mais il se trouve qu’elles ont l’âge des personnages. Les personnages ont l’âge du fait que dans les années 80 elles étaient adolescentes. C’est effectivement une mise en abîme inconsciente.
Comment avez-vous choisi le fils et la fille interprétés par Quito Rayon-Richter et Megan Northam qui crèvent l’écran ? Ce sont des rencontres de casting. Le fils, Quito Rayon-Richter dégageait quelque-chose avec un côté qui peut paraitre très renfermé, un visage assez anguleux et en même temps dans le moindre sourire on sent une vibration, c’est très touchant. Megan Northam est vraiment très douée c’est une vraie rencontre. J’ai été très touché par cette actrice parce que son rôle de soeur un peu exubérante et politisée pourrait être très fonctionnel, elle est beaucoup moins présente dans l’histoire. Elle a réussi à rendre ce personnage très attachant. Au-delà d’essayer de créer ce climat familial, cette cohérence, une communion d’affinités, de sensibilités, il fallait également que les physiques correspondent, cela ne doit pas être aberrant.
Pourquoi mettre en scène Noée Abita pour interpréter Talulah ? Je cherchais pour ce personnage de jeune fille un peu désoeuvrée une vraie singularité dans l’apparence. C’est une fille très particulière Noée Abita. Elle a une présence, une voix très singulière. Je voulais aussi que cela fasse vraiment écho à l’actrice Pascale Ogier que l’on voit dans le film et qui est décédée juste après avoir tourné Les nuits de la pleine lune. Qu’il y ait un peu un effet miroir entre le personnage de Talulah et Pascale Ogier. Je ne voulais pas non plus une caricature de marginale. J’avais besoin d’une jeune femme qui ait une vraie personnalité. Quelque chose de singulier, d’étonnant.
Elle est très différente de ses rôles précédents, ses yeux sont très soulignés elle a une frange et de fait, sa voix enfantine est mise en relief… Je pense qu’elle l’a travaillé dans cette direction. C’est vrai, il y a quelque-chose de l’enfance dans cette voix.
Avez-vous envisagé de collaborer avec Emmanuelle Béart pour sa voix envoûtante qui passe très bien à la radio de nuit ? Je l’ai choisi car c’est une actrice que j’aime beaucoup qui convenait à ce personnage un peu plus romanesque que les autres, quelqu’un qui charrie un imaginaire avec effectivement cette voix très forte, très marquante comme celle d’une prêtresse de radio de nuit.
Vanda est habillée d’un costume masculin comme une sorte de protection… C’est un personnage qui pouvait revêtir tellement d’apparences ! Je n’avais aucune animatrice radio en tête, je ne me suis pas inspiré de quelqu’un. Vanda est un personnage plutôt composite, on a beaucoup cherché. Emmanuelle Béart était d’ailleurs assez anxieuse et les choses sont venues naturellement quand on a trouvé ce costume, au dernier moment, qui lui a donné son assise. A partir de là, avec cette allure un peu masculine, les choses se sont faites en un claquement de doigt. Le costume nous a permis de trouver la voie.

En terme d’esthétique votre film comprend un mélange d’images d’archives et vous avez aussi tourné avec une caméra Bolex. On a tourné principalement en numérique mais on l’a beaucoup trituré pour lui donner une profondeur et une texture particulière. Nous avons effectivement filmé beaucoup d’images avec cette caméra mécanique Bolex en 16 millimètres qui donne cet aspect granuleux et imparfait. Il y a aussi des images d’archives. J’avais le sentiment que la juxtaposition, la collusion de ces différents formats donnerait à ressentir le sentiment de l’époque car je voulais une approche sensorielle de ce film, pas un catalogue des années 80. Il était plus significatif pour moi de donner à ressentir le sentiment de l’époque qu’une reconstitution aussi luxuriante soit-elle, qui a toujours un côté un peu artificiel et qui personnellement me met un peu à distance. Ici on était plus dans un film impressionniste.
On retrouve un certain souci du détail dans l’époque à de nombreux niveaux. Le scénario notamment distille des détails comme le casting d’un monde sans pitié, Birdy à l’affiche au cinéma. Tout est écrit. Il n’y a pas d’improvisation dans le film. La problématique d’époque implique le fait qu’il est compliqué d’improviser. Tous ces détails passent effectivement par des dialogues, par le décor, par l’accessoirisation des lieux, par le choix des rues qu’on a fait. Très peu de rues sont restées dans l’état dans lequel elles étaient dans les années 80, les possibilités étaient rares. Et puis par les costumes bien sûr.
La musique est très accompagnante dans Les Passagers, comme sur Amanda, elle est souvent présente. Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec le même compositeur Anton Sanko, quel est le rôle de cette musique originale pour vous ? Elle est vraiment fondamentale pour moi. J’aimerais que l’on reçoive mes films comme des chansons, de manière très instinctive et sensorielle et pas trop par l’intellect. Comme pour une chanson on se love dans une mélodie, il n’y a pas trop à discuter on est touché ou pas. Ca passe par le montage, la musicalité du film, et aussi beaucoup par la musique en elle-même. Là il fallait trouver une musique qui renvoie aux sonorités un peu synthétiques de l’époque par ces nappes et en même temps qui se déploie aussi dans des thèmes très mélodieux, qui scandent le film, que l’on retrouve plusieurs fois et avec lesquels on se familiarise, qu’on aime petit à petit. Que tout cela participe à créer ce sentiment de cocon et dans lequel on puisse se lover.
En plus il y a les musiques d’époques dans le film, de véritables tubes. Vous vous êtes fait plaisir ? Les musiques additionnelles d’époques. C’est exactement ça, grand privilège ! (rires)
Vous portez un regard très particulier sur Paris. Les lieux sont souvent des inspirations premières. C’est vrai qu’ils sont très présents. Rien ne me plaît plus que de filmer les perspectives des quartiers. Les lieux sont vraiment des personnages. Rohmer avait un peu ça aussi quand il réalisait des films. Tout à coup il filmait une ville nouvelle Cergy Pontoise, ou un quartier de Paris. J’en profite et j’essaie de les ausculter un peu sous toutes les coutures.
Qu’est ce qui vous inspiré la mise en scène de ces situations et ces ambiances nocturnes ?
Tout part de la radio de nuit, de ce personnage insomniaque qui traverse une période compliquée, qui ne trouve pas le sommeil et entretient ce rapport à la radio de nuit. Je n’avais pas la volonté de faire un film qui ne se passe que la nuit, l’histoire a induit ça. Et après effectivement on se rend compte que la nuit c’est évidemment un temps où la parole se libère de manière différente plus propice à la confession, un temps où l’on est moins confronté à un certain nombre de contingences matérielles de la vie en plein jour.
De la manière dont vous le montrez cela pourrait paraitre de l’ordre du détail. On a l’impression que la faiblesse égale la force d’Elisabeth et notamment lorsque vous filmez son sein absent opéré d’un cancer du sein. On voit très rarement cela au cinéma voire jamais. Pour vous il fallait que ce soit dit dans ce petit « détail-là » pour la caractériser ? C’est un film dont on dit souvent qu’il est doux etc., mais je ne veux pas par ailleurs que les films soient exempts de souffrance, de violence ou d’âpreté. C’est vrai qu’elle intervient de manière plus souterraine et ce n’est pas forcément le moteur en soi de l’action, mais c’est sous-jacent, latent comme une menace. Comment rendre la violence du monde, la violence intime, comment la rendre acceptable et faire que malgré tout cela épouse le mouvement de la vie. La vie est là malgré tout et cela doit être le plus fort. Je rebondis sur le début de votre question. Je ne l’ai pas formulé comme cela mais cela me parle beaucoup. Sa faiblesse c’est sa force, oui on pourrait le dire comme ça en fait. Comment une fragilité ou ce que l’on peut considérer comme une faille, une vulnérabilité, si on la prend un peu différemment tout à coup – pardon c’est peut être un poncif – peut devenir une vraie force, une particularité qui est sublimée et devient sublime.
Le personnage d’Elisabeth se croit faible mais déjà lorsque l’on découvre « ce détail » du sein opéré on devine la force de cette femme. On a vu cela en documentaire mais personne n’ose filmer ça en fiction. C’est fait avec beaucoup de pudeur. Il est important d’intégrer ce genre d’image dans la fiction aussi. Oui sûrement, en tous cas ça fait partie du trajet de ce personnage. C’est quelque chose qui appartient à son passé. Le spectre de la maladie est là. C’est une menace et en même temps elle s’est aussi remise de cet épisode. C’était assez intuitif mais ça faisait partie du personnage à part entière pour moi. Il fallait ne pas en faire le coeur du film. C’est toujours pareil il y a des choses que l’on choisit de montrer, d’autres pas. Cette chose-là je savais qu’il fallait que je la montre. D’autres sont laissées hors champ. Comme dans Amanda, l’annonce de la mort de la mère est filmée quand Vincent Lacoste l’annonce à la petite fille, en revanche on ne voit pas les funérailles. Ce sont des choses très intuitives que l’on sait devoir filmer ou pas, C’est différent pour chaque film.
Vos films expriment une réalité très troublante qui touche le spectateur vraiment très profondément. Comment expliquez vous cette sensibilité exacerbée qui émane de vos films ? Les gens qui les aiment sont touchés profondément et d’autres y sont étrangers. J’essaie de faire des films qui épousent l’idée que je me fais du mouvement de la vie. La vie est faite aussi de temps plus creux de digressions et de temps forts. Il me faut trouver une manière d’amener ces temps forts sans que cela ne soit trop instrumentalisé ou scénarisé. Je fais des films qui parlent de personnages qui assument ou montrent une forme de vulnérabilité. Les gens qui sont touchés le sont peut-être aussi parce que je ne montre pas des personnages qui gonflent les muscles. C’est ce que j’aime voir au cinéma. Que l’on puisse se sentir compris à un endroit de sa fragilité, c’est ça aussi qui rend plus fort.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles mai 2022.
Portrait de Mikaël Hers, copyright Emile Dubuisson.