Baloji « J’ai voulu parler de féminisme parce que c’est un problème d’homme »

Né au Congo et vivant en Belgique, Baloji est un artiste multiple : Musicien, rappeur, ancien membre du groupe Starflam et cinéaste. Baloji signifie « sorcier » en Swahili, comme un fardeau à porter qui guide son oeuvre vers un réalisme magique. Surprenante apparition cannoise en robe de sorcier lamée noire et chapeau assorti où il irradiait dans un ensemble divin. Le cinéaste présentait Augure dans la sélection très pointue Un Certain Regard au 76ème Festival de Cannes, un long métrage inspiré, estampillé belge qui porte les valeurs du Congo. En plus de bénéficier d’une formidable vitrine mondiale, Augure a remporté le Prix New Voice Un Certain Regard. Comme si cette fulgurante ascension n’était pas suffisante pour cet être doué de magie, la Belgique l’a désigné comme représentant officiel aux Oscars 2024. Rendez-vous à L.A. ?

Stéphanie Lannoy : Après avoir réalisé des clips qu’est-ce qui a provoqué l’envie chez vous d’envisager un long métrage ?
Baloji : Je ne sais pas si c’est dans ce sens que je le raconterais. Je travaille dans l’image depuis longtemps, j’ai eu des projets de cinéma depuis 2012. Notamment avec Versus Production. On a présenté un projet qui a été refusé trois fois. Il est mort-né. On a fait un autre projet avec un super scénariste qui est aussi réalisateur Giordano Gederlini qui a notamment travaillé sur Les Misérables. Entre 2016-1018 le projet a été refusé trois fois. Mort-né. C’est dans ce contexte que la transition a eu lieu. J’ai décidé de faire mes films moi-même. Après avoir eu l’expérience du court métrage je me suis rendu compte de la particularité de ce type de film. Ils sont vus par 5000 personnes maximum, un réseau de happy fews tenu par les gate keepers du cinéma avec l’idée qu’il s’agit d’un laboratoire, que si tu réalises un douze minutes tu feras donc un cent-vingt minutes. Ce qui est faux. Je compare ça à courir deux-cent mètres et un marathon, ce n’est pas le même métier. J’ai essayé de créer une forme hybride. Des films qui avaient des dialogues, des scénographies, des costumes etc. et en même temps de la musique. Pour les gens de la musique ce n’était pas considéré comme des clips. Un clip pour eux ne fait pas plus de trois minutes trente, avec du face caméra, des protagonistes. Techniquement pour cela il ne s’agit pas de clips. Cela nous a permis de trouver une sorte de forme hybride qui nous a aidé à trouver un public qui accepte ce langage. De le développer et de le vendre. Deux des films ont eu du succès et permis de déclencher des choses sur le financement d’Augure. Cette grammaire s’est créée en autarcie car j’ai financé ces films moi mêmes. Ils n’ont pas du tout été subventionnés. Je suis parvenu à une connaissance de la fabrication du film de l’intérieur.

L’écriture de Augure est assez puissante, foisonnante. C’est pour cela que c’était difficile à financer, ils ont tous dit que c’était foisonnant, qu’il y avait beaucoup d’éléments. Après c’est un choix. Parler de film choral, en langage commercial c’est effrayant. Cela signifie plusieurs points de vue. Si on s’habitue à un personnage on est frustré quand arrivent les autres et donc on est moins attaché à la narration… et c’est donc plus difficile à vendre. Il faut l’assumer.

Il y a un peu de vécu derrière cette histoire ou de réalité connue ? Ce projet n’est pas autobiographique. Le seul point autobiographique est l’assignation à la sorcellerie mais elle est vécue de façon différente par les personnages. Koffie se sent coupable d’être assigné sorcier. Paco l’enfant des rues le revendique et l’assume en se disant «Ca va me rendre plus fort par rapport à mes victimes, à mes rivaux». Il est dans une glorification d’être perçu comme sorcier. Pour Maman Mujila, être perçue comme une sorcière est son drame. Car au moment où le patriarcat reprend ses droits, lui dit que tout ce qu’elle possède appartient à la famille paternelle et qu’elle doit quitter les lieux, elle est ramenée à sa condition de sorcière. Et de façon plus prosaïque il y a quelque chose qui est plus palpable en Europe, cette espèce d’assignation d’une femme sorcière, qu’on appelait avant une femme à chats. C’est à dire une femme de plus de trente-cinq ans qui ne veut pas d’enfants, une femme nullipare qui est perçue comme sorcière parce que la société l’y assigne. Le thème de la sorcellerie est pour moi le thème central dans l’option de l’assignation à être désigné sorcier, de pointer du doigt.

Toute l’imagerie africaine vous permet de glisser vers le film de genre. Dans la séquence ou le Koffie saigne du nez et qu’il doit être exorcisé, les images de masques etc. ne sont pas exotiques mais servent à procurer une émotion, la peur. Parce que le masque fait partie de l’iconographie religieuse et culturelle. C’est très présent. Mon intention n’est pas de faire peur. Le guérisseur cite des extraits de la bible. Il n’est pas dans des logorrhées, tout son discours relève du langage religieux. Cette partie est vue du point de vue de Koffie. Après on change de point de vue ce qui nous permet de relativiser la réalité et d’accepter que la vérité se trouve entre les deux, il n’y a pas les gentils et les méchants d’un côté.

Koffie subit une certaine infantilisation. Il y a la remarque sur sa coiffure qu’il s’est pourtant appliqué à soigner et son oncle qui lui souffle dans l’oreille qu’en tant qu’ainé « il a des responsabilités ». Il y a une espèce de mainmise sur lui. Bien sûr, comme elle est sur maman Mujila, sur Tshala, « Eh meuf faut que tu procrées que tu aies des enfants !». On demande à Tshala la même assignation. On lui envoie des gens à sa porte avec des bébés en disant « Tiens ce serait ton bébé tu le veux ? » C’est un peu la même assignation, l’idée de ne pas correspondre à ce que l’on attend d’eux.

Ces personnages veulent vivre libres. La place de la femme est importante dans le récit peut-être au-delà de la sorcellerie parce que la soeur dit elle-même que si elle reste ce qu’elle souhaite ne sera jamais accepté. Ses choix ne seront jamais validés. Le danger ce n’est pas la sorcellerie mais le modèle d’un patriarcat qui s’insère dans toutes les strates de la société comme c’est le cas ici. L’égalité salariale ne sera jamais atteinte parce que les hommes pensent qu’une femme doit quitter son job pour accoucher. C’est une réalité. Les femmes en parlent depuis je ne sais combien d’années et ça ne change pas. Ca s’aggrave. On est dans une société qui refuse d’entendre. J’ai voulu parler de féminisme car c’est un problème d’homme. Tant que les hommes n’en parlent pas la situation reste la même. Depuis les revendications des années soixante en Belgique ou en France je ne vois pas beaucoup ce qui a changé.

C’est vrai que peu d’hommes s’emparent de ce sujet. Donc c’est notre obligation. Comme j’estime que le racisme est un problème de personne blanche, caucasien. C’est une problématique pour eux et elle ne sera réellement intéressante que si elle est abordée par des gens caucasiens ou blancs.

Est-ce qu’un film comme Augure ne constitue pas un début de solution ? C’est pour cela que cela doit venir de nous. En tant qu’homme il est important que j’aborde ce sujet comme il est important qu’une réalisatrice belge s’empare des questions de racisme. Elle fera plus bouger les choses sur ces questions-là parce que son point de vue va devenir intéressant.


Le retour au pays d’origine est un phénomène complexe à mettre en scène. L’histoire de Koffie raconte ça, c’est intéressant d’autant plus que nombreux sont les gens à subir des conflits d’identités entre le pays où ils vivent et celui d’origine. Etre entre deux chaises, entre deux cultures. Je m’en suis rendu compte dans la fabrication du film. Une partie des techniciens de l’équipe voulait appliquer les méthodes de production qu’ils utilisent à Bruxelles depuis quinze ans. Ils sont de fait confrontés à des codes, des façons de faire qui sont totalement différentes. C’est comme si tu allais tourner aux USA. Il existe des syndicats, des logiques, des heures à respecter, des codes culturels qui ne seront jamais les mêmes qu’ici. C’est la même chose quand les Congolais te disent ; «Ce dimanche-là on ne tourne pas parce qu’il y a un événement religieux». Si les camions n’arrivent pas à 14h c’est prévisible. C’est ce qui est intéressant. Si on va dans certains pays d’obédience musulmane il y a certaines choses que l’on ne peut pas faire. En Afrique noire il y a des choses qu’on ne peut pas faire. A partir du moment où l’on essaie d’imposer ce qui est une réalité ici, ailleurs ça ne fonctionnera jamais. Quand on a grandi ici on essaie souvent d’arriver au pays et essayer de reproduire ce que l’on vit ici. C’est un automatisme, c’est normal. Pour que cela fonctionne il faut accepter que cela ne pourra jamais être identique ailleurs. Ce sont des réalités différentes et aucune n’a raison au détriment de l’autre. On est l’addition des deux, il faut l’admettre sans essayer de calquer un mode européen.

Ou d’essayer de correspondre à une société comme Koffie qui veut se fondre en arrivant au Congo. Il est émouvant en même temps. Il veut bien faire parce qu’il est sur un code européen du type « Tu vas au diner chez grand-mère, tu caches tes tattoos ». Il veut bien faire à l’européenne, plutôt que comme eux l’attendent. Il essaie de trouver un chemin. Il y parvient au fur et à mesure de l’histoire, sur le dernier acte.

La première scène est très onirique. Il y a aussi celle où l’on voit Hansel et Gretel. Quel est votre lien au conte ? Le conte est basé d’une part sur l’idée de morale de l’histoire. Il y a un côté éducatif. Et en même temps j’aime bien l’idée de l’allégorie, d’utiliser une image pour raconter un code de bienséance de société. J’ai grandi avec ces codes que l’on apprend par des métaphores. Je trouvais intéressant de créer un parallèle et en même temps de ramener la sorcellerie comme quelque-chose qui existe aussi en Europe. Comme l’ont fait Mona Chollet aujourd’hui dans la littérature et beaucoup d’autrices qui travaillent sur la présence en Europe aux USA, dans les Balkans, de la culture de la sorcière. Cela permet de désamorcer ce côté un peu sauvagerie africaine qui est totalement ancré ici aussi, de voir l’Afrique comme le continent des croyances stupides. J’ai grandi à Liège où l’on célèbre la vierge noire tous les ans. On célèbre les sorcières.

Comme vision c’est assez décalé, Hansel et Gretel. C’est parce qu’en Afrique on dit souvent que la sorcellerie est donnée par une femme, la main nourricière, en général par des aliments. Et en même temps dans la tradition Européenne c’est toujours une sorcière, rarement un sorcier qui jette des maléfices aux enfants. Je trouvais intéressant de jouer là-dessus. C’est ce qui expliquait le parcours de Paco, d’où il venait, comment il se développait.

Et la première scène mystérieuse et sublime, fantastique, avec cette femme dans le désert sur un cheval, pouvez-vous nous en expliquer la signification ? Cela mélange de nombreuses choses. La première est liée purement aux auguristes donc aux oracles des temps grecs qui pouvaient prévoir des choses par rapports aux oiseaux. Les oiseaux sont omniprésents dans le film pour cette raison-là et d’autre part cette métaphore est celle de la grossesse non désirée et de l’idée que, au lieu de le faire de façon très réaliste, j’imagine que son inconscient refuse de donner du lait. C’est quelque chose d’assez exceptionnel que le corps puisse fabriquer du lait. Se dire qu’elle le refuse parce que le subconscient est beaucoup plus fort, c’est intéressant de se dire que du sang en rejaillit. On a travaillé sur une couleur qui mélangeait le sang et le lait, cette couleur violâtre et sur cette idée du rejet de façon métaphorique, poétique même si le mot est dur, je n’ose pas le dire ! On a essayé de raconter ça et les épouvantails. A quel point ils chassent les esprits et les oiseaux. Quand ils brûlent elle s’autorise à rêver.

Il y a beaucoup de sous-texte dans le film. Est ce qu’il y a aussi une dénonciation par rapport aux enfants, de les voir confrontés à cette violence ? Dénonciation non, mais je crois qu’en retournant au Congo les gens dont je me suis senti proches étaient les enfants des rues. Mon nom Baloji avec tout ce qu’il signifie de négatif… C’est comme si ici on s’appelait Démon, Bélzebuth, Diable. Un rejet s’installe directement. Parler de ça m’intéresse car c’est ma réalité et donc de développer en miroir cette société qui s’imagine que leur enfant leur apporte le mauvais oeil, qu’il faut s’en séparer pour espérer retrouver un semblant de réussite, m’a interpellé. Je me trouve assez proche de gamins dans ce type de situation. Et de la colère que cela véhicule, ce sentiment d’abandon. On revient à nouveau au conte qui raconte beaucoup ce rapport étrange entre les enfants et les parents. De Blanche neige enfin… Il y a beaucoup du conte même à plusieurs autres endroits. Les soeurs sont décrites comme des sortes de cendrillons.

Pour raconter des faits assez violents c’est peut-être plus facile de passer par le conte ? Oui et par une forme d’humour, de métaphore… La politesse du désarroi.

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, 76e Festival de Cannes, 2023.