Cédric Klapisch qui se démarque par la modernité de ses films choraux, investit aujourd’hui le film d’époque. Le cinéaste a commencé à prendre des photos enfant, bien avant de se consacrer au cinéma. Son dernier long métrage, La Venue de l’Avenir invite justement des personnages d’aujourd’hui à découvrir leurs ancêtres à travers des photos anciennes. Une épopée passionnante et frontale entre deux siècles, 1895-2025. Une pléiade de personnages forts aux profils multiples réunis par l’héritage d’une ancêtre inconnue, une certaine Adèle, incarnée à l’écran par Suzanne Lindon. Une ville de Paris époustouflante en 1895, colorée d’une tour Eiffel rouge, l’année de la démonstration d’un mystérieux Cinématographe par les frères lumières. Cédric Klapisch était enfin convié au festival de Cannes cette année avec un film majeur de sa filmographie, riche, ambitieux, jouissif qui ne s’interdit rien, bourré d’humanité et de connaissance. Le film était présenté hors compétition au 78efestival de Cannes.
A vos débuts vous avez réalisé un court-métrage Ce qui me meut, qui se déroule à la même époque que La Venue de l’avenir. Vous avez ensuite habitué le spectateur à une filmographie plutôt située dans la modernité. Qu’est-ce qui vous a donné envie de cette plongée dans le film d’époque ? Cédric Klapisch: Reconstituer une époque était vraiment un fantasme. Ca fait très longtemps que je collectionne les photos et les livres de photos sur Paris au XIXe siècle. J’avais beaucoup de documentation en tête, ça faisait longtemps que j’avais envie de faire quelque chose qui se passe dans cette ambiance-là et je ne l’avais jamais fait.
Vos photos dataient d’une certaine époque, fallait-il forcément en passer par cette visualisation là de Paris ? Oui et aussi par la peinture. Mais il s’agit surtout d’une documentation photographique. La photo existe à partir de 1850. De nombreux documents existent, notamment sur 1890. Ce qui n’existe pas, c’est Paris la nuit, un intérieur dans un appartement, dans un café et les rues de Paris la nuit pour lesquels il n’y a aucune référence. On trouve plus ces références-là dans la peinture. Mais pour tout le reste sur tout ce qui est de jour elles existent.
Il y a d’abord eu une documentation sur Paris à la Belle Epoque. On a rarement vu une arrivée dans Paris en bateau,on ne s’imagine plus ça. Et cette Tour Eiffel en couleur que l’on voit très rarement. C’est un fait historique, elle est restée rouge pendant trois ans. C’était un revêtement pour ne pas qu’elle rouille, je ne suis pas sûr que la volonté était qu’elle soit rouge. Elle a changé de couleur au moins quatre ou cinq fois dans les dix premières années.
La venue de L’Avenir est-il votre film le plus ambitieux ? C’est une reconstitution historique qui forcément coûte plus cher. Plus ambitieux aussi parce que finalement en parlant d’une autre époque, davantage de thèmes interviennent et ce qui était compliqué dans ce film était justement de rassembler toutes les thématiques. Il y a une thématique familiale, d’héritage, de transmission, artistique, dans le rapport de la photo et de la peinture, il y en a une autre sur l’époque. Quelle est cette époque qui vit à la fois une effervescence industrielle et artistique ? Et puis le rapport à aujourd’hui. Le but de ce film est aussi de mettre face à face les deux époques. Il parle de beaucoup de choses et l’ambition était celle-là, parvenir à raconter une histoire avec autant de thématiques différentes.
Il y a la thématique de la famille, de l’héritage. Votre définition de la famille est très large. La mienne est comme ça et j’ai l’impression que c’est le cas pour la plupart des gens. Aujourd’hui il y a beaucoup de divorces, de métissages. Des accidents divers dans les familles impliquent qu’une espèce de cliché familial sur le fait que les gens vivent au même endroit pendant cent-cinquante ans n’existe presque plus. Si chacun se questionne sur son arbre généalogique du côté de son père et du côté de sa mère, c’est toujours un peu bancal. Certains auront dix enfants avec des descendances gigantesques, d’autres auront un enfant. Toutes ces choses fabriquent de la diversité, une famille est forcément très polymorphe.
La confrontation très affirmée entre les deux époques, les deux mondes différents est impressionnante dans votre film. Comment avez-vous procédé à l’écriture? Au début avec mon scénariste Santiago Amigorena, on se demandait si ça pouvait marcher. Ca a été un vrai exercice d’écriture. Nous avons voulu créer des stratagèmes pour faire entrer le spectateur dans cette logique-là et on a constaté qu’au début ça fonctionnait. Ensuite au cours de l’écriture, on a vu que ça tenait sur la durée. On avait envie de jouer à ce jeu-là et on a pu le tenir sur un film de deux heures.
La condition à la réalisation d’un film d’époque était-elle pour vous d’en passer par la jeunesse des personnages ? Oui parce que là en l’occurrence on parle soit de la grand-mère soit de l’arrière-grand-mère des personnages d’aujourd’hui. Qui est cette arrière-grand-mère de vingt ans qui rencontre des gens de son âge en 1895? Quand j’avais trente ans, je suis tombé sur une photo de mes deux parents à trente ans, ça m’a énormément troublé de voir ma mère et mon père à mon âge. C’est un peu ce que j’essayais de faire ressentir dans ce film, le fait que les parents et grands-parents ont été jeunes à un moment donné.
Dans la majorité de vos films, les personnages constituent souvent un groupe de jeunes. Vous décrivez souvent la jeunesse. Pas toujours, ici il y a des gens d’âges différents. J’aime bien qu’il y ait des jeunes. C’est d’autant plus intéressant en vieillissant que je ne parle pas que de mon âge. C’est bien qu’il y ait le grand-père, des gens comme Vincent Macaigne, Cécile de France, Sara Giraudeau, et d’autres qui ont entre vingt et vingt-cinq ans. Ce qui m’intéresse, plus que la jeunesse ce sont les échanges entre générations.
Les anciennes photos constituent une ouverture vers un imaginaire. Est-ce aussi un élément en rapport à votre famille, à vos grands-parents que vous n’avez pas connus? Je ne m’en suis pas rendu compte au début. Mon grand-père qui est mort pendant la seconde guerre mondiale prenait beaucoup de photos. Certaines datent de 1910 jusqu’à 1943. Ma mère avait neuf ans quand elle a perdu ses parents. Ces albums de photos ont toujours été là et symbolisent un peu la présence de mes grands-parents que je n’ai pas connus. La seule réalité que j’ai d’eux est dans ces albums de photos. Je connais bien leur visage. Il y a beaucoup de photos d’eux deux. C’est très présent en fait, oui.
Et si votre grand-père prenait des photos, elles révèlent aussi sa propre vision des choses. Je les ai regardées notamment pour faire le générique de fin et je crois que je n’avais jamais regardé systématiquement tous les albums de photos qu’il avait fait. C’était un super photographe. Il avait vraiment un don pour ça. Certaines photos ressemblent à celles de Lartigue (Jacques-Henri ndlr). Ce sont les mêmes années, 1920-1930, c’est assez fou à quel point il y a un truc très esthétique.
C’est peut-être aussi ce qui vous a poussé à commencer la photo très jeune? Sans doute, oui. C’est marrant, je n’ai pas le souvenir d’avoir regardé ces albums de photos quand j’étais petit. Ma mère a dû me les montrer parce que j’ai commencé la photo vers douze ans. Je ne sais pas si avant ça j’avais ouvert ces albums mais je connaissais leur existence. Mon père par ailleurs était physicien et parce qu’il était proche de la chimie m’a aussi poussé à faire de la photo. La chimie de la photo, tirer des photos, tout ça l’intéressait. J’ai fait ça avec lui vers treize, quatorze ans. Il y a eu une convergence familiale de part et d’autre pour des raisons différentes.

Au casting on retrouve des acteurs qui sont aussi des enfants de la famille du cinéma. Suzanne Lindon, Paul Kircher,Sara Giraudeau etc. Ce n’est pas un hasard ? C’est une vraie question pour moi. Vers la fin du casting que je me suis rendu compte que six ou sept étaient des enfants d’acteurs. Je ne l’ai pas cherché, je me suis retrouvé avec eux. Après coup je me suis demandé si c’était le cas parce que ce film parle de famille et qu’il y a des espèces de rapports sur les familles des gens qui font du cinéma. Je ne le saurai jamais. Ce n’est pas la même chose pour Vassili Schneider qui a des frères acteurs, pour Abraham Wapler qui a perdu sa mère actrice quand il devait avoir douze, treize ans, pour Suzanne Lindon ou Sara Giraudeau dont les deux parents sont acteurs. Pour chacun l’histoire est différente. Il n’y a pas grand chose à en dire, j’ai fait un film sur les vignerons (Ce qui nous lie ndlr). Ce ne sont que des fils de, on apprend le métier de père en fils forcément parce que les parents faisaient la même chose. C’est pareil chez les médecins, chez les avocats, il existe des lignées de gens qui font le même métier que leurs parents.
Ici, on parle d’artistes. Bien sûr, après c’est ce que je dis notamment pour Suzanne Lindon. J’ai vu quarante filles au casting et elle se détachait vraiment des autres. Je savais que c’était la fille de Sandrine Kiberlain et de Vincent Lindon, mais je l’ai prise parce que c’était la meilleure. Pourquoi est-ce la meilleure ? C’est une autre question.
Une des thématiques très intéressante de votre film concerne de l’histoire de l’art. Si l’on prend les deux personnages joués par Vassili Schneider et Paul Kircher, le photographe annonce au peintre la mort de la peinture et parallèlement c’est l’arrivée du Cinématographe. Il vous fallait choisir cette époque et pouvoir voir l’évolution de ces techniques? Quand Vassili dit «Je vais aller voir une démonstration de Cinématographe», la fille demande « C’est quoi ? », « Ce sont des images qui bougent. » et elle lui dit « Ca va servir à quoi ? ». J’ai posé la même question à mon père quand il est allé s’acheter un ordinateur dans les années quatre-vingt. Il a acheté le premier Apple, un Mac et je lui ai demandé, «Ca va servir à quoi ?». Quand je vois la débilité de ma question avec les yeux d’aujourd’hui… Notre monde a tellement changé depuis que l’on est rivés aux ordinateurs, notre téléphone en est un. Mon travail est lié aux images et aux sons digitaux. C’est fou comme on n’imagine pas ce que devient l’avenir. Et ça va très vite parce que ça date d’il y a entre quarante et cinquante ans. Quarante ans ce n’est pas beaucoup pour voir tout le monde qui devient numérique, rivé à Internet, puis l’histoire des réseaux sociaux et maintenant celle de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui on se demande à quoi va servir l’intelligence artificielle. Si on la pose dans dix ans on rigolera forcément de cette question. Ce film-là est fait pour parler de ça. Quelqu’un en 1895 qui se demande à quoi ça sert le Cinématographe s’est évidemment posé la question. On ne sait pas à quoi ça va servir.
Et en plus rien n’est mort, le dessin n’est pas mort, la peinture non plus. Rien n’est mort dans le fameux conflit qu’il y a entre ce photographe et ce jeune peintre, lui pense que la peinture ne sert plus à rien. Eh bien non, ça continue.
Il y a aussi la question du temps de pose qui est plus long en peinture, plus court en photo, dont se vante le photographe joué par Vassily Schneider et finalement Seb, Abraham Wapler, de nos jours,qui fait son clip ultra rapidement dans les rues de Paris avec la chanteuse Pomme, avec un temps de pose encore plus court. Tout ça est intéressant. J’aime beaucoup la scène où Claude Monet peint le premier tableau impressionniste. Ce qui l’intéresse c’est de peindre un instant. Le soleil se lève comme une boule de feu, une demi-heure après il n’est plus rouge. Il dit « Je me concentre sur cet instant-là ». Il est en train de dépeindre cet instant. Evidemment en photo ç’aurait été dans la seconde, là du temps est passé pour essayer de retranscrire la magie d’un instant et dans les deux cas, il y a la volonté de rendre compte d’un instant fugitif, qui ne dure pas longtemps. Le film parle de ça, de comment capter des instants qui disparaissent.
Vous avez une filmographie conséquente, vous êtes-vous posé cette question par rapport à vos œuvres ? On me dit souvent que je suis un réalisateur de génération. C’est vrai que ça vient de la photo. Je prenais en photo ce qui ce qui était en face de moi. Le fait de capter un instant, une époque, quelque chose qui est réel dans l’instant. Depuis que je fais du cinéma, je me suis habitué à observer les gens de mon époque, les costumes de mon époque, la musique, comment on se comporte dans les années soixante-dix par rapport à aujourd’hui. On est en 2025 par exemple, mais cet environnement est à 90% ancien. Je retranscris tout ça. Ce n’est pas parce qu’on invente le design contemporain qu’on va arrêter de faire des fauteuils Louis XVI. Retranscrire la réalité d’une époque englobe tout ça.
Le film critique les réseaux sociaux avec ces gens qui sont scotchés à leur ordinateur ou le nez rivé sur leur GSM. Et il y a cette limite quand Seb photographie la robe de la mannequin où l’on entend « On a qu’à changer la couleur du tableau ». C’est un danger que vous voyez ? Bien sûr, oui. Dans le film il ne s’agit pas de dire que c’était mieux avant, certaines choses étaient horribles. Il vaut mieux être une femme aujourd’hui que dans le passé. Bien sûr on a progressé, quand les personnages disent par exemple qu’ils ne croient pas que les rues vont un jour être éclairées à l’électricité. Eh bien si, toutes les rues du monde entier vont être un jour éclairées par l’électricité. Ça évidemment c’est un progrès. Après on gère des problèmes d’environnement, d’addiction aux écrans, aux réseaux sociaux, etc., et on constate à quel point il y a une limite au progrès aujourd’hui. On a donc le droit de critiquer le progrès et notre époque. On voit à quel point ce ne sont pas juste les choses modernes qui sont mieux qu’avant. Effectivement je pense qu’il faut savoir critiquer le monde moderne.
Et puis il y a aussi une notion d’éthique, parce que si on modifie la couleur d’un tableau, on est partis… Dans le négationnisme.
Seb dit à un moment donné «Je regardais toujours devant et ça m’a fait du bien de regarder en arrière». Ces mots sont-ils un peu les vôtres ? Je suis cofondateur du site Lacinetek.com. On va fêter nos dix ans cette année. Depuis dix ans je regarde beaucoup de vieux films sur la cinetek, qui ont plus de quinze ans. J’ai fait beaucoup d’interviews de réalisateurs ou d’acteurs qui commentent des films du site et pour cela j’ai vu de nombreux films que je n’avais pas vus et qui sont donc anciens, parfois muets, japonais, américains, italiens… Le fait de beaucoup faire ça ces dix dernières années m’a un peu mis dans cette logique, quand on est soi-même créateur, rien n’est plus stimulant que de regarder derrière. C’est assez paradoxal. Tous les artistes le savent, on ne peut pas être peintre sans connaître l’histoire de l’art. Si on est peintre aujourd’hui et que l’on fabrique de l’art ultra conceptuel, il y a intérêt à connaître Léonard de Vinci et Picasso. Il est intéressant de ne pas regarder que devant et de ne regarder que le présent.
Il y a une très belle séquence avec Claire Pommet qui chante sur les bords de Seine tandis que Seb la filme.C’est une scène un peu hors du temps. C’est ça l’art, c’est d’arriver à trouver quelque chose qui va être hors du temps. Et c’est ce qui est beau dans ce tableau de Claude Monet, que ce soit Les Nymphéas ou Impression au soleil levant. Il veut décrire un instant et en fait, il est hors du temps. Il est intemporel, éternel. Le rapport à l’art est intéressant pour ça, à partir du moment où l’on est sincère sur un instant, on a une petite chance d’être intemporel.
Le film commence dans un musée avec des tableaux impressionnistes, jusqu’à Giverny. L’impressionnisme vous a beaucoup inspiré. L’impressionnisme m’intéressait, ce mouvement m’a toujours plu. Plus je me suis documenté dessus, plus je me suis documenté sur Claude Monet, plus je voyais à quel point c’était riche et intéressant. Et là effectivement on commence avec Les Nymphéas dans un musée et plus tard on va à l’endroit où ça a été peint. C’est comme si on allait vers la réalité de ce qu’il reste du passé.
Le film était présenté hors compétition au 78e festival de Cannes, quel était votre sentiment là-dessus? C’est un grand moment pour moi parce que depuis 1985, j’avais 25 ans, je suis allé à Cannes presque tous les ans. Je connais bien Cannes mais c’est vrai que jusqu’à présent je suis allé voir les films des autres. C’était la première fois qu’un de mes films était projeté là-bas et forcément ça fait de l’effet. C’était mon tour.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, 2025.
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