Chef de file de la nouvelle vague d’un cinéma Roumain issu de la chute du communisme et de la dictature de Ceaucescu, Cristian Mungiu excelle dans un cinéma qui questionne le monde. Abonné au festival de Cannes, son second long métrage, 4 mois, 3 semaines, 2 jours, a reçu la Palme d’or en 2007. En 2012, il obtient le Prix du scénario pour son film Au-delà des collines qui a par ailleurs valu aux actrices Cosmina Stratan et Cristina Flutur le Prix d’interprétation féminine. Baccalauréat, son cinquième long-métrage, lui apporte cette année un Prix de la Mise en scène bien mérité. Rencontre avec ce cinéaste qui se bat pour un cinéma indépendant dans un pays où les salles se raréfient, qui est aussi un parfait bilingue capable de recul sur son œuvre.
S.L.: Vous produisez vos films vous-même. Est-ce difficile de produire un film en Roumanie aujourd’hui, les récompenses Cannoises vous y aident-elles ?
C.M. : J’ai produit le film avec lequel j’ai remporté la Palme d’or il y a dix ans sans avoir de coproducteur (4 mois, 3 semaines, 2 jours ndlr). Je continue à produire mes films avec un très petit budget pour conserver ma liberté de création. J’utilise toujours des fonds dédiés au cinéma, pas privés. Bien sûr, après la Palme, c’est devenu un peu plus simple, j’ai commencé à avoir des coproductions avec la France et la Belgique. Je peux désormais faire des films avec un autre budget, un peu plus de liberté et des choses que je ne pouvais pas me permettre avant. Pour Au-delà des collines, et aussi pour Baccalauréat j’ai par exemple construit les endroits dont j’avais besoin pour ne pas tourner en plateau. Mais le plus important avec les prix, c’est que beaucoup de pays commencent à acheter mes films même avant l’écriture. Des distributeurs de différents pays me suivent, une certaine notoriété est venue grâce à la Palme d’Or.
Comment avez-vous casté les comédiens ?
Je voulais travailler avec Maria Dragus que j’avais remarqué dans Le ruban blanc de Michael Haneke. Elle avait 16 ans au moment du tournage de ce film. Plus tard, j’ai vu qu’elle était devenue le choix de l’Allemagne pour ce qu’on appelle le shooting stars à Berlin et je l’ai contactée. Maria voulait me connaitre, elle est venue à Bucarest et nous avons lu immédiatement un autre scénario que j’écrivais à cette période. J’avais le sentiment qu’elle avait l’énergie dont j’avais besoin pour ce rôle. C’était alors plus simple de commencer le casting car je savais déjà je pouvais travailler avec elle. Adrian Titieni qui joue le rôle principal est assez connu en Roumanie. Il est très doué et composait un très bon duo père-fille avec Maria. J’ai fait beaucoup de castings pour les autres rôles. J’ai cherché des comédiens de théâtre qui ne sont pas connus. J’aime beaucoup avoir des gens qui débutent dans le cinéma avec moi, des gens que l’on peut rencontrer dans la rue.
La génération de cinquantenaires de Roméo parait désabusée, comme si c’était trop tard pour sauver leur pays…
Il ne s’agit pas seulement de sauver le pays mais de sauver leur propre vie. Je fais partie de cette génération-là, les gens se sentent un peu déçus aujourd’hui, parfois complètement désespérés… Nous avons commencé par avoir beaucoup d’espoir pour ce changement et il a amené beaucoup de choses bien sûr, mais son rythme et son niveau ne correspondent pas à ce que l’on attendait. J’avais, 21 ans quand on a vécu la chute du communisme en Roumanie. C’était plus simple pour moi à l’époque de décider de rester pour essayer de faire quelque chose que c’est maintenant de décider pour les enfants. Nous avons compris, et la déception vient de ce fait, qu’un changement assez radical n’est pas possible pour les prochaines 10, 20 ou même 30 prochaines années. Ce n’est pas évident de savoir si l’on peut réellement encourager les enfants à rester et continuer à lutter pour ce changement. Certains décident que c’est déjà trop, que nous avons fait ce sacrifice et que chacun doit décider pour lui-même. C’est problématique parce qu’on espère toujours qu’un changement peut venir avec la génération suivante. Si on les encourage à partir comment la situation pourrait-elle changer ?
On comprend dans le film que Roméo est persuadé que les valeurs sont meilleures ailleurs, que la corruption est à l’intérieur du pays. Est-ce qu’il n’a pas une vision un peu idéalisée de l’étranger ?
Cette vision existe chez nous. Bien sûr que c’est idéalisé, on idéalise tous des choses. On commence par nos parents, les contes… En même temps, je crois que c’est un réflexe que nous avons aussi car nous n’avions pas beaucoup d’informations sur le monde occidental pendant le communisme. Les gens pensaient que ce n’était pas seulement un monde plus libre, mais aussi que toutes les grandes valeurs, l’honnêteté par exemple, existaient dans ces sociétés. Encore aujourd’hui, les gens pensent que c’est une façon de sauver les enfants. En même temps, il est vrai que ces valeurs dont les enfants ont besoin dans leurs vies se retrouvent plus dans des sociétés un peu plus développées.
Vous travaillez beaucoup avec des plans séquences, vous posez les cadres. Vous aimez que les personnages entrent dans le cadre pour y vivre ?
J’ai pris cette décision pour mes trois ou quatre derniers films. Ca vient d’une conviction, celle du point de vue sur le cinéma que je fais. Un cinéma assez réaliste demande un modèle qui ressemble à la réalité qu’on connait tous. Un film pour moi, c’est seulement le point de vue subjectif d’un personnage. Il traverse toutes les scènes et nous spectateurs, connaissons juste ce qu’il connait lui et pas plus. Ensuite intervient le plan séquence : parce que nous n’avons pas ces possibilités de couper la réalité, j’essaie de ne pas couper dans le film. La troisième chose est que je n’utilise pas de musique qui ne vienne pas directement du film parce qu’il n’y a pas de musique dans la vie réelle. Le spectateur a la liberté mais aussi la responsabilité d’assister à ce que je fais en tant que réalisateur comme un témoin et je lui laisse la liberté de décider de quoi cette histoire parle, sans lui donner les conclusions que j’ai moi-même sur l’histoire.
Vous répétez beaucoup ?
Je répète directement dans les endroits où je vais tourner mais pas beaucoup parce que ça tue un peu l’émotion pour le tournage. Je fais beaucoup de prises. Alors disons que les premières dix prises sont une sorte de répétition filmée. Mais je tourne 30, 40 prises parfois, j’ai besoin que les choses se passent très bien. C’est une chorégraphie vraiment très précise. Cette façon de faire le film permet aux comédiens de se libérer, disons, dans les dernières dix prises, parce que la routine, la fatigue s’installent et tout d’un coup, ils ont cette liberté de se concentrer sur ce qu’ils ressentent comme personnage et pas sur le dialogue, pas sur toutes les choses que je leur demande. Je travaille toujours comme ça parce que j’ai besoin d’avoir le bon rythme intérieur du plan que je tourne. Si le rythme n’est pas bon c’est un problème car je n’utilise pas le montage.
Il y a une dimension inquiétante dans le film, on a le sentiment que dès le début quelqu’un en veut déjà à Roméo ou à sa famille. Il y a une vitre cassée… S’agit-il d’une menace réelle ?
C’est comme toutes les menaces que l’on ressent parfois. Quand on ressent de l’angoisse, est-ce réel ? J’ai toujours ce côté un peu thriller dans mes films parce que j’essaie toujours de parler au spectateur, pas seulement de l’histoire mais aussi de ce que le personnage ressent. Et dans ce film je parle d’un personnage qui est très angoissé, il se sent vraiment très coupable parce qu’il sait qu’il a fait des compromis, il a laissé beaucoup de mensonges dans sa vie. Il a ce sentiment que quelqu’un le suit, que les gens savent toujours quelque chose sur lui. Ca me donnait aussi la possibilité de parler de ce stress, de cette angoisse que l’on ressent tous dans la société d’aujourd’hui. Comment exprimer ça dans un film ? Ce n’est pas facile. Les petites choses qui se passent ont aussi une explication rationnelle mais parlent aussi de cet état intérieur du personnage.
Le chien qui rôde fait partie de cette menace ?
Ca représente cette menace en général avec en plus cette petite scène quand Roméo revient en voiture avec sa fille. Il écrase quelque chose, mais quoi exactement, ça n’est pas clair. Je souhaitais parler de cette chose qui peut arriver à quelqu’un qui reste avec lui, il se sent coupable de ça. Il arrête la voiture, il cherche ce chien. C’est juste pour retranscrire ce qu’il ressent comme personnage, pour lui donner ce petit moment dans la forêt quand il lâche ce contrôle qu’il a tout le temps. C’est aussi le portrait de quelqu’un qui veut toujours être dans le contrôle, de lui, de sa fille, de l’avenir. Il essaie toujours de régler les choses et je trouvais que c’était important d’esquisser le portrait d’un homme vrai, avec ses ambiguïtés et contradictions.
Votre film est-il moraliste ?
Une morale en sort mais j’espère que le film n’est pas moraliste. Je parle des thèmes moraux importants pour moi mais le film n’impose pas de conclusion. Il évoque seulement des choses qui sont importantes dans la société d’aujourd’hui : les valeurs à transmettre à ses enfants pour l’avenir, la manière dont la société d’aujourd’hui évolue, les relations entre le compromis comme un choix privé qu’on a dans la vie et la corruption qui existe dans la société en général. C’est aussi un film sur cet âge-là, sur la famille, les relations entre les générations. Les parents pensent généralement que leur propre expérience peut servir pour la génération suivante, parfois ce n’est pas comme ça. On doit aussi laisser aux jeunes la liberté de choisir parce que c’est ça dont on avait soi-même besoin étant jeune. J’espère que c’est un film à interprétations multiples et qui même si en le regardant on voit toujours ce premier niveau un peu thriller, au-delà, j’espère qu’il parle aux spectateurs des questions importantes qu’ils doivent se poser de temps en temps dans leur propre vie.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy.
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