Oscillant entre jouer sur les planches et devant la caméra, personnage caméléon dans les films des frères Dardenne qui aiment retravailler avec les mêmes acteurs (Entretien), Myriem Akheddiou joue dans le dernier film des cinéastes. Le Jeune Ahmed est sélectionné en Compétition Officielle au Festival de Cannes. Elle y interprète le rôle d’une professeure bénévole de l’école des devoirs qui fait face au changement de comportement d’un élève duquel elle est pourtant proche.
Stéphanie Lannoy : Est-ce compliqué de se lancer dans un long métrage qui a pour sujet le radicalisme ? Myriem Akheddiou : Ce n’est pas compliqué parce que cela raconte d’abord une histoire d’êtres humains. Dans ce que j’avais à jouer il s’agissait de l’histoire d’une femme qui a un rapport particulier avec un gamin qu’elle aime beaucoup et qui tout à coup se retrouve confrontée à son rejet, à son jugement, et au fait qu’il se dirige dans une voie dangereuse. Il n’est pas nécessaire de partir du radicalisme pour travailler là-dessus. Il a fallu que je m’invente un rapport particulier très fort avec le personnage d’Ahmed qui me donne le besoin d’aller le secouer et de le ramener vers moi.
A quel moment avez-vous lu le scénario ? J’ai lu le scénario assez tard. Au moment des castings je n’avais que la scène choisie. Les frères m’ont pitché le film. J’ai dû me raconter toute une histoire pour motiver la scène et ses enjeux. Il s’agissait de la séquence devant l’épicerie, quand Inès vient chercher Ahmed. Ils sortent. Elle le secoue et a des paroles fortes.
Comment avez-vous préparé le rôle ? Inès fait un métier dans un contexte particulier qui ne m’est pas spécialement familier. Je me suis donc renseignée sur les bénévoles qui accompagnent et aident les jeunes après l’école, ce n’est pas une activité facile.
Il y a une part de documentation dans la préparation de votre rôle… Oui, mais le travail a surtout été la personnalisation de son histoire à elle et surtout de leurs rapports. Imaginer tout un passé entre eux qui rende les scènes de rejets ou celle où il ne veut plus me serrer la main, d’un coup violente pour moi.
Inès a aidé Ahmed dans sa dyslexie… Elle l’a aidé à lire et à écrire oui et ce qui suit est raconté dans le film. Ensuite il y a un énorme pan mystérieux que j’ai dû remplir. J’ai inventé une ligne du temps avec ce gamin. Les fêtes d’anniversaires, toutes sortes d’événements pour qu’il devienne vraiment quelqu’un de particulier.
Comment s’est passé le jeu avec le jeune acteur Idir Ben Addi ? Très bien ! C’est très simple avec les novices et surtout avec les jeunes. Il y a quelque chose de propre à la jeunesse, la simplicité d’être simplement là. Ensuite il faut évidemment s’apprivoiser un peu. On passe beaucoup de temps ensemble, on est très concentrés et il faut être au taquet. Ca ne se fait pas n’importe comment avec n’importe qui comme ça, surtout avec quelqu’un qui n’a pas d’expérience.
Vous êtes-vous vus en dehors ? Non, mais il y a moyen de créer très vite. Je me souviens que j’avais une grande impatience de le voir après le casting. Quand les frères m’ont annoncé qu’ils allaient me confier le rôle, j’avais envie de voir ce gamin pour pouvoir imaginer, rêver. Quelle impression allait-il me donner ? Qu’allais-je ressentir ? Tous ces éléments très importants m’ont accompagnée pendant le tournage. Et c’est vrai qu’on a eu un rapport plutôt en mode taquin un peu provoc. Je me plaisais de temps en temps à le recadrer un peu ou à lui dire « concentre toi, on fait un truc sérieux ! » (rires).
Vous avez créé un rapport un peu complice… Complice et à la fois de petite autorité qui nourrissait le rapport entre les personnages. Cela servait le jeu.
Que pensez-vous de la démarche d’Inès qui veut donner des cours de chants en arabe pour accroitre le vocabulaire des jeunes ? Je la valide complètement, c’est quelque chose que j’aurais pu imaginer faire. C’est important que les jeunes aient toutes les cartes en main pour devenir des individus libres et critiques.
Son objectif à elle est que les jeunes comprennent tout ce qu’on leur dit… Elle revendique auprès d’une mère que les chants seraient issus du patrimoine culturel arabe. Et il est inutile de préciser combien le fait d’ouvrir des jeunes à la culture est positif. En plus ils ne viennent pas forcément de contextes familiaux où la culture occupe une grande place. Inès estime que ça ne peut que leur faire du bien.
Avez-vous l’impression de participer à un film qui pose des jalons et pourrait faire bouger les choses… J’ai plus le sentiment de jouer dans un film qui parle de la condition humaine. Evidemment c’est une histoire d’aujourd’hui avec le contexte actuel mais les extrémismes montent partout et sous diverses formes. Le film parle davantage selon moi, d’un jeune qui a besoin de repères, d’appuis solides sur lesquels se tenir debout pour avancer, se construire et devenir un adulte, et qui ne les trouve pas. Il ressent un vide à ce niveau-là et les cherche avec acharnement. Il s’empare de ce qu’il a sous la main à ce moment-là, pour essayer de remplir ce vide.
Finalement cette histoire est universelle… Totalement. Et elle raconte une époque où la peur prédomine. Tout le monde se sent menacé dans son identité et cherche comment écraser l’autre pour mieux se sentir exister.
L’univers autour d’Ahmed est très féminin, cette professeure, sa mère… Oui, c’est clair et ça m’a beaucoup nourri. Le fait qu’il n’y ait pas de figure paternelle dans la vie d’Ahmed et donc, cet Imam qui peut être un substitut dans sa vie n’est pas anodin non plus. C’est un garçon, il a besoin d’un modèle. Il y a un vide de transmission qui aurait pu être donné par un père. Il se trouve un père de substitution d’une certaine manière.
Le film est sélectionné en Compétition Officielle à Cannes… C’est la fête ! (rires). Quelle fierté de faire partie de cet événement.
Et représenter la Belgique… Aussi, c’est vrai qu’il y a aussi cet aspect-là, bien sur !
D’ailleurs les Dardenne sont plus reconnus par Cannes que par la Belgique. Exactement ! nul n’est prophète en son pays ! (rires).
Votre carrière vogue entre théâtre et cinéma. Avez-vous des préférences ? Certains éléments sont particuliers aux deux. Le travail pour la caméra m’excite et me passionne vraiment. Celui d’un rôle pour le cinéma implique quelque chose de l’ordre de la recherche d’authenticité, du vrai qui m’obsède. La caméra l’exige.
On est plus proches aussi… Au théâtre ce serait plus lié à une énergie ? L’étincelle de base est la même, le jeu. Mais ensuite effectivement il y a une énergie, une amplification. Et le fait de devoir jouer six semaines d’affilées, répéter les mêmes choses… C’est ça le challenge qui est beau aussi dans le théâtre. Il faut sans cesse retrouver la fraicheur, ré-inventer. C’est difficile et passionnant.
Quelles sont vos activités ? J’ai terminé la tournée de Moutouf un spectacle que l’on a créé il y a deux ans qui parle de la question identitaire. On s’est réunis avec quatre autres comédiens issus d’un père marocain et d’une mère belge et on parle un peu de la question de l’héritage, du vide de transmissions et de comment on a vécu ces choses à différents moments de nos vies. C’est vraiment un beau projet de cœur qui va encore tourner. Avec l’âge je n’ai pas envie de me retrouver sur scène à tout prix. Je fais plus de choix. Je travaille aussi en doublage, ce qui me permet de continuer à travailler, à gagner ma vie quand je ne suis pas au théâtre ou en tournage. J’ai une certaine sécurité matérielle qui ne m’oblige pas à accepter tout et n’importe quoi, ce qui est une chance.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Mai 2019, Festival de Cannes