Rares sont les cinéastes dont l’oeuvre a été couronnée par deux Oscars. L’iranien Asghar Farhadi est de ceux-là. Une Séparation, Oscar du meilleur film étranger en 2012 a fait exploser son cinéma aux yeux du grand public accompagné d’un succès en salle impressionnant. Le Client a également remporté la prestigieuse statuette en 2017 en l’absence du cinéaste qui boycotte alors la cérémonie en raison des restrictions de visas décidées par Trump. Son dernier long métrage, Un Héros, une fable sociale complexe, Grand Prix au dernier festival de Cannes, est une oeuvre magistrale. Ce long métrage, probablement le meilleur film du cinéaste, est lui aussi sélectionné pour représenter l’Iran aux prochains Oscars. C’est une vraie chance de discuter avec ce cinéaste discret lors de sa venue à Bruxelles, lui qui possède une vraie finesse dans le regard qu’il porte sur la société humaine.
Stéphanie Lannoy : Vous avez tourné « Le Passé » en France, « Everybody knows » en Espagne. « Un Héros » signe votre retour en Iran. Vous ne revenez pas n’importe où mais à Shiraz. Aviez-vous le besoin de revenir en Iran sous l’angle de la culture perse à travers cette cité culturelle historique?
Asghar Farhadi : L’épisode à l’étranger n’était pas pour moi quelque chose de définitif ni même du long terme. Je savais que je retournerais ensuite travailler en Iran mais il a suscité en moi un manque, une envie d’y retourner avec encore plus d’impatience. Le choix de Shiraz, comme pour tous les iraniens, illustre un attachement à un prestige passé. Cette ville est idéalisée pour son passé glorieux et pour son lien avec la thématique du film. Un lien avec ces héros chéris par des Iraniens, mais d’autres aspects m’ont aussi fait choisir cette ville.
Peut-on parler de conte moral à propos de ce récit ? Si le rôle du conte moral est de délivrer une morale à la fin, non. Mon propos n’est pas de faire de prescription morale ou d’apprentissage moral à l’adresse du spectateur. Si la question, en revanche, est que les personnages soient placés face à des dilemmes moraux et que nous en tant que spectateurs, nous nous interrogions sur la moralité ou non de leurs prises de décisions, de leur démarche, en effet, oui, cela m’intéresse de provoquer ce questionnement-là auprès du spectateur.
Dans le film coexistent deux justices. L’officielle, et la justice populaire, celle des réseaux sociaux. Est-elle plus dure que la justice officielle ? Les deux systèmes sont à l’oeuvre dans le récit. Le personnage principal est autant soumis à l’un qu’à l’autre. Les deux lui font subir une certaine rudesse, une certaine difficulté. Ce n’est pas général, certaines personnes auront à faire à un système et pas du tout à l’autre. D’autres personnes se retrouvent en prison et ne se soucient pas de leur image sociale. Ou inversement, des gens qui n’ont jamais à faire au système judiciaire officiel subissent des pressions sociales individuelles. Tout dépend des situations. Il n’y a pas de ma part une volonté de décrire un système de façon absolue.
L’émotion occupe une place centrale par rapport à la seconde « justice » du film, celle des réseaux sociaux. Quelle place occupe cette émotion par rapport au public et à la « justice » qu’elle engendre, qui n’est pas sensée en être une ? L’émotion domine ce jugement populaire qui est aujourd’hui rendu à travers les réseaux sociaux, les médias. C’est devenu un mode de fonctionnement en soi où précisément nous ne sommes pas sur la base de critères objectifs rationnels établis par la loi, mais dans un système où ce qui l’emporte c’est l’émotion de l’instant, par définition quelque chose de très changeant. Ce système permet d’ériger en héros quelqu’un un jour et de le détruire le lendemain, précisément parce que seules les émotions dictent ces enthousiasmes, dans un sens ou dans l’autre.
En tant que cinéaste vous insufflez de l’émotion dans vos films qui sont assez complexes. Aimez-vous bousculer le spectateur, le pousser à réfléchir? Quelle place occupe-t-il selon vous? Il me semble en effet que la matière des films est d’abord émotionnelle. Quand j’écris, que je tourne et que je conçois un film, le premier spectateur que j’ai en tête est d’abord moi-même. Je me demande toujours ce qui me toucherait, ce qui me convaincrait, ce que je trouverais crédible. Mon rapport au film est d’abord émotionnel. Il passe avant tout par l’affect. Je ne vois pas de contradiction entre les émotions, la réflexion et la dimension rationnelle. La fonction des émotions peut être de nous préparer à la réflexion. C’est en tous cas la fonction de catharsis de la tragédie grecque, celle de nous nettoyer en quelque sorte de la dimension psychologique, de nous rendre disponible à une réflexion sur les sujets de fond sous-jacents au récit du film. J’espère fonctionner de la même façon et susciter la réflexion par l’émotion.

Comment construisez-vous vos personnages ? Ma façon de procéder consiste toujours à commencer par les situations. Pour moi, ce sont elles qui créent le personnage. C’est vraiment ce qui domine. Pour donner l’exemple de ce récit, je ne me dis pas : « J’ai un personnage un peu naïf, un peu simple, amoureux et maintenant, que va-t-il lui arriver ? ». Au contraire je me dis : « Voilà l’enjeu, la situation. Quel type de personnage peut être l’acteur de cette situation ? ». C’est une démarche assez inhabituelle, en général les auteurs ont plutôt tendance à commencer par les personnages mais pour moi il est vraiment nécessaire de toujours commencer par les situations.
Y a-t-il une particularité dans l’écriture du héros et que cherchiez-vous en choisissant l’acteur qui allait jouer ce rôle principal, Amir Jadidi ? Alors que je n’avais pas encore fini le scénario, il m’a semblé intéressant de donner ce titre « Un Héros » au film. L’impression que j’ai vue confirmée par les réactions recueillies dans mon entourage, c’est qu’un héros immédiatement et un peu systématiquement sans doute en raison du cinéma, nous renvoie à la figure d’un personnage extrêmement déterminé et pro-actif. Il a une espèce de fulgurance dans les décisions qu’il prend et assume d’en payer le prix. Il s’y tient jusqu’au bout en surmontant les obstacles. Ce cliché du héros est l’exact opposé du personnage que j’avais commencé à construire. Un homme pas très malin, passif, qui se laisse un peu porter par les événements et subit toujours les décisions que les autres prennent pour lui. Je trouvais intéressant ce personnage qui n’a aucune des caractéristiques d’un héros et qui pourtant attire notre empathie. Nous avons envie de le voir réussir malgré tout. Au départ j’avais l’intention pour l’ensemble des acteurs de ce film y compris pour ce personnage, de travailler avec des non professionnels ou des gens qui n’ont jamais été devant la caméra, pour ne pas avoir de visages connus, mais je me suis rendu compte que ce rôle était très complexe justement pour cette raison. Le risque consistait à ce que l’on n’ait pas cette empathie pour lui, qu’on le classe trop vite comme un benêt ou quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut. Je me suis rendu compte qu’il était sans doute plus sûr de travailler avec un acteur expérimenté comme Amir Jadidi. Mais cela signifiait qu’il fallait faire un long travail préparatoire ensemble pour créer ce personnage-là.
Vos films précédents mettent en scène des figures plutôt connues. Pourquoi souhaitiez-vous mettre en scène des visages anonymes pour ce récit particulièrement ? L’idée pour moi à travers ce film – mais évidemment la question ne se pose que pour le public iranien qui connait ces acteurs – était d’aller un peu plus loin dans la démarche de réalisme. Que mon film ne soit plus simplement réaliste mais qu’on ait un sentiment de plongée dans la vie, qu’on ne sache pas s’il s’agit d’un documentaire ou si ce sont des acteurs qui l’interprètent. Cela impliquait de me passer de visages qui évoquent quelque chose dans l’esprit des iraniens. Pour moi l’idéal c’est autant que possible que le spectateur fasse table rase de tout ce qu’il sait déjà de mes films et qu’il se trouve immergé dans un récit.
L’enfant occupe ici une place particulière. Il a un rôle à part entière, il agit. Oui, dans mes films précédents les enfants sont toujours présents, mais en général ils sont les témoins du jeu qui se joue entre les adultes. Ce sont des témoins impliqués mais uniquement sur le plan émotionnel. C’est à dire qu’ils ont envie que les adultes qui sont leurs proches, de leur famille, l’emportent sans vraiment avoir de prise sur les enjeux. Dans ce film-ci en effet, les enfants ont toujours ce rôle d’observateur au même titre que le spectateur. Ils observent ce qui se déroule entre les adultes, mais leur posture est moins passive et silencieuse puisqu’ils ne se contentent pas d’observer. Ils posent question et remettent en cause ce qu’ils voient comme s’ils avaient acquis une maturité supérieure. Peut-être que cette maturité peut se rapprocher de leur activité que l’on perçoit dans le film, celle d’avoir toujours un appareil électronique dans les mains. Un écran, un téléphone ou une tablette leur procure peut être une sorte d’instrument de médiation leur permettant de de questionner, d’agir, d’être moins dans un rôle passif.
On sent le fils du héros très touché, blessé tant et si fort qu’il veut se battre pour son père. On voit que cet enfant, à mesure que le film avance, même si au départ lui aussi a douté de son père, a vraiment cette volonté de prouver, de dire aux gens autour de lui que son père s’est comporté en héros. Mais il est dans l’incapacité de dire. Il n’arrive pas à le formuler et finalement c’est entre son père et lui que cela se joue. Ce message est transmis au père. Celui-ci comprend à quel point son fils est inquiet et veut retrouver cette image de héros en lui. C’est par cette implication du fils que le père devient lui-même actif. Lui qui a toujours encaissé ce que les autres ont décidé pour lui. Si tant est que le statut de héros puisse signifier quelque chose, c’est à mon sens dans ce type de relation qu’il a avec son fils.
Au-delà du héros chacun de vos personnages est à chaque fois très ambigu. Il est souvent écrasé par les événements et doit parfois s’arranger avec la réalité. C’est quelque chose qui bouscule un peu le spectateur, il s’est passé des choses dont il doit se rappeler. Comme le personnage, le spectateur assiste à l’histoire. C’est une méthode que j’utilise depuis Le Client. J’essaie de mettre le spectateur dans un rôle où il doit se remémorer l’histoire de la même façon que le font les personnages. ll doit lui aussi réviser ce qu’il a déjà vu. Les jugements qu’il a eus, les impressions qu’il a recueillies dans le film et se demander ce qu’il a vu. En quoi faut-il faire confiance ? Que faut-il prendre comme argent comptant ou pas ? Cette posture vis à vis du film est peut-être ce qui donne une impression de complexité mais c’est en effet pour moi une façon d’impliquer le spectateur dans ces jugements, dans ces décisions. Il s’agit d’une invitation au jugement, une invitation à la prise de position individuelle. Une personne m’a dit il y a quelques jours : « C’est vrai ce qu’on entend dans le film à propos de ce Rahim, on ne sait pas s’il est très malin ou très naïf ». Je me suis dit « Tiens, c’est intéressant, donc cette personne fait finalement la même lecture de Rahim qu’un autre personnage qui est confronté à lui dans l’histoire. C’est à dire que lui-même se pose face au dilemme de ce jugement-là. Est-ce que moi je le trouve plausible dans ce qu’il dit ? Ou est-ce que je vois un double jeu de sa part aussi ? » Il est important pour moi que le spectateur soit actif au-delà du fait de regarder le film. En même temps qu’il le découvre, il doit mettre une autre mécanique en place dans son propre esprit, même si c’est au prix de m’entendre dire que mes films sont complexes.
Quel est votre regard aujourd’hui sur le cinéma iranien ? Le cinéma iranien d’aujourd’hui est une réalité beaucoup plus vaste que celle que l’on perçoit à l’étranger. Enormément de films sont produits chaque année en Iran. Des films commerciaux, populaires, mais aussi de nombreuses comédies. Il existe des films de qualité mais qui ne voyagent pas car ils ont une spécificité jugée trop locale. Ils ne se destinent pas à l’étranger. Ceux que l’on découvre à l’étranger, en Europe, ne sont pas forcément représentatifs de cet éventail de films qui sortent chaque année. Peut-être que de façon générale si l’on considère une moyenne, il y a une baisse du nombre de films de qualité qui sortent en Iran par rapport à il y a quelques années. Il existe en revanche une nouvelle génération extrêmement prometteuse, des jeunes femmes et des jeunes hommes qui ont une vision très originale et osent des films très différents. Je suis persuadé que dans les années à venir on va voir de nouveau beaucoup de très beaux films sortir en Iran.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2021.