Impressionnante, Ariane Ascaride renvoie l’image de la femme idéale. Lauréate de la Coupe Volpi de la Meilleure actrice à la Mostra de Venise pour son rôle de mère de famille dans Gloria Mundi, elle y a dévoilé toute sa grandeur d’âme lors d’un discours époustouflant. D’une profonde humanité, l’actrice a souligné la richesse de l’immigration et dédié son prix à tous ceux restés au fond de la mer. Celle qui nous ravissait dans Marius et Jeannette se partage entre théâtre et cinéma, notamment aux côtés de son mari Robert Guédiguian, mais aussi, récemment dans Les Sauvages, une série puissante avec un fond politique éclairé, qui incite lui aussi à la réflexion. De passage au Cinemamed à Bruxelles, Ariane Ascaride nous parle de son personnage et de Gloria Mundi.
Stéphanie Lannoy : Pourriez-vous définir ce personnage de femme que vous interprétez, Sylvie ?
Ariane Ascaride : Sylvie est une mère de famille qui fait le ménage sur des bateaux ou dans des bureaux la nuit ou le matin très tôt. C’est quelqu’un de totalement invisible. Vous pouvez la croiser dans la rue sans la regarder. Elle a un mari et deux filles, dont une vient d’accoucher. Sa bouée dans la vie est sa famille.
Quelle est sa définition de la solidarité selon vous ? La solidarité elle n’en a pas avec ceux avec qui elle travaille, elle n’en a plus. Elle est un peu comme la louve de Rome. Ce qui lui importe c’est de protéger sa famille, ce qu’elle va faire de manière pas du tout réfléchie. Ce n’est pas une intellectuelle, c’est juste quelqu’un qui est efficace, agissante, comme beaucoup de femmes. Elle n’est pas dans la réflexion mais dans l’action. Cela me semblait être l’une des caractéristiques des femmes de ce milieu-là parce qu’elles n’ont pas le temps.
On voit Sylvie refuser la grève face à ses collègues. Le film propose-t-il une nouvelle analyse de la lutte des classes qui serait devenue une lutte intra-classe ? Bien sûr, l’ultralibéralisme a gagné. Il est parvenu à faire en sorte que ceux qui devraient être unis ou solidaires se tapent dessus. Cela lui laisse encore un peu plus d’espace pour s’établir. A l’intérieur de ce film-là j’entends bien, car c’est plus compliqué encore aujourd’hui, Il y a toujours des gens qui se battent mais il existe une catégorie de personnes qui ne vote plus, ne croit en rien et plus en la politique. Ceux-là peuvent effectivement être perméables à des discours épouvantables et vont être dans un combat d’individualisme tout à fait précaire. Sylvie est comme cela.
Dans la note d’intention du film, Robert Guédiguian cite une phrase d’Agrippa Menenius : « L’Apogée de la domination est atteint lorsque le discours des maîtres est soutenu… » Par les esclaves. C’est exactement ça. Lorsque les dominés reprennent le discours des dominants. C’est ce que raconte ce film. Que ce soit une de mes filles qui dise : « Moi aussi si j’étais patronne d’un magasin je ferais pareil qu’elle », c’est-à-dire la virer au bout de trois mois de période d’essai, que mon autre fille dise « Pourquoi tu crois que je ne fais pas d’enfants ? Parce que je veux réussir. » et qu’elle vit – en plus – de la plus grande misère des autres. Et mon personnage qui dit « Non non, je ne ferai pas grève je m’en fous. Vous faites la grève parce que vous êtes tous noirs ». Elle tient des propos racistes. Elle n’a plus le sentiment d’appartenir à une classe, c’est ça le problème. On vit une époque où beaucoup de gens n’ont plus le sentiment de faire partie d’une classe. Quand j’étais jeune, j’ai été élevée par des gens qui savaient exactement où ils étaient. Et qui n’avaient pas obligatoirement envie d’avoir des signes de richesse, ils avaient une grande dignité. Cela existe encore bien sûr, mais ça fait 30 ans qu’on dit aux gens « Il faut que vous ayez telle voiture, que vous soyez auto-entrepreneur, propriétaire d’un appartement, il faut partir en vacances à l’étranger », parce que si vous partez en vacances dans le Puy-de-Dôme ou dans les Alpes par exemple, vous êtes un moins que rien. Mais en quoi êtes-vous un moins que rien ? Pourquoi serait-on toujours obligés de prendre l’avion, d’aller une ridicule semaine dans un centre de vacances épouvantable, dans un endroit dont on ne sait rien ? Sylvie ne part pas en vacances, on n’en est même plus là.
Avez-vous vu Sorry We Missed You, le dernier film de Ken Loach ? Je ne l’ai pas vu car je joue au théâtre (ndlr : Il y aura la jeunesse d’aimer, au théâtre parisien Le Lucernaire). Il faut que je le voie, j’ai beaucoup de films à rattraper. Mais effectivement il y a un grand parallélisme entre le travail de Ken Loach et celui de Guédiguian qui sont d’ailleurs deux personnes qui s’apprécient beaucoup, qui échangent, et ce n’est pas étonnant que Ken Loach parle lui aussi de l’uberisation.
Dans son film Ken Loach oppose la famille à l’uberisation et c’est très intéressant de voir que dans Gloria Mundi Robert Guédiguian lui, montre l’uberisation en incluant son opposé. Il parle d’Uber mais montre aussi les taximen… Les taximen sont contre uber, ce n’est pas inventé. C’est vrai que des chauffeurs uber se sont fait taper dessus par les conducteurs de taxis. C’est terrible.
L’homme libre est-il celui qui a le temps de penser, de créer, même enfermé dans une petite pièce ? Je pense à Daniel qui va louer une chambre semblable à sa cellule de prison… Parce qu’il n’arrive pas à vivre autrement. Ça fait 25 ans qu’il est enfermé. Libre je suis d’accord avec vous, mais c’est surtout quelqu’un qui n’a pas été en contact avec le monde depuis 25 ans. En contact avec, j’allais dire, « la production ». Il a été retiré du monde. Il arrive et son regard est complètement neuf, c’est un regard de découverte. Il va aussi se rendre compte de tout ce qu’il n’a pas fait. C’est aussi quelqu’un qui se recrée une petite cellule parce que comme cela, au moins il a des repères, parce que sinon il n’en a plus aucun. Et ça lui permet d’avoir le regard.
C’est le seul qui a le temps de penser, puisque les autres n’ont même plus le temps de s’occuper des bébés ni de s’aimer… Non, de rien du tout. C’est le seul qui écrit de la poésie mais en haïkus, qui sont des poèmes très courts. Cela n’aurait pas été possible de l’imaginer écrivant des poèmes comme Victor Hugo. C’est aussi sa manière d’arriver à supporter de vivre. Il est déjà mort pour Sylvie.
Sylvie a choisi d’aller de l’avant. Oui, et le monde carcéral l’a brisé. Il est mort socialement et peut effectivement aller jusqu’au sacrifice.
Comment se déroule la direction d’acteur avec Robert Guédiguian ? Ce n’est pas quelqu’un qui dirige les acteurs. Il a par contre un respect inimaginable des acteurs et ne choisit que des « proposants », des gens qui pensent leurs rôles et arrivent en faisant des propositions. Ce ne sont pas des comédiens qui attendent qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire.
Le scénario est très écrit… Le scénario est complètement écrit, tout ce que vous avez vu dans le film est écrit.
Pouvez-vous proposer des expressions… Pas plus que ça et c’est ça qui est très chouette, il faut parvenir à trouver l’authenticité à l’intérieur de l’écriture. Parfois pour des histoires de syntaxe on va mettre un mot à la place d’un autre. Robert écrit avec une syntaxe marseillaise, ça n’est pas tout à fait la même que la française. Jean-Pierre Darroussin peut lui dire par exemple : « Ceci écrit de cette manière je ne parviens pas à le dire, mais si je mets ce mot là avant celui-ci pour moi ça va marcher ». Et puis on a effectivement le scénario très longtemps à l’avance et on peut en discuter. Mais une fois qu’on est sur le plateau on ne répète pas et on tourne tout de suite. Il n’y a aucune explication psychologique de la part du réalisateur.
Robert Guédiguian me disait l’année dernière que si le personnage n’avait pas d’intimité ça ne l’intéressait pas. Recevez-vous malgré tout un profil psychologique du personnage ? C’est l’acteur qui fabrique l’intimité du personnage. C’est vous qui la cherchez, qui la trouvez et après, effectivement, comme cela fait très longtemps qu’on travaille tous ensemble ça donne une immense liberté de propositions. Parce que quand vous arrivez sur un tournage et que vous n’êtes pas obligés de prouver à votre camarade de jeu que vous ne jouez pas trop mal et que ça va être agréable de travailler avec vous, que vous n’êtes pas contraint de rassurer le metteur en scène qui est toujours très inquiet concernant son choix… Là tout ça n’existe pas. Vous avez énormément de liberté et vous êtes déjà à un niveau beaucoup plus haut. L’intimité c’est vous qui l’avez créée et Robert Guédiguian le voit immédiatement.
Vous travaillez presque comme au théâtre, en troupe. Quel regard portez-vous sur tous ces films que vous avez fait avec les mêmes acteurs ? C’est comme si vous me demandiez – j’exagère un peu – « Quel est celui de vos enfants que vous préférez ? » Je ne peux pas vous le dire. C’est une aventure incroyable et on a au fur et à mesure des années, écrit le journal intime de Robert Guédiguian. Tous ces films-là constituent un journal intime. Si vous voulez voir l’état de sa réflexion en telle année ou telle autre année il suffit de regarder le film et vous saurez où il en est. Il y a des constantes qui ne bougeront jamais et des moments de volonté, d’enchantement et de désenchantement, de constats, de côtés plus noirs mais qui toujours s’adressent aux gens. Il ne faut jamais oublier que chez nous il y a un partenaire très important c’est le public. Partager, parler aux gens est essentiel.
Il y a quelque chose de très rare au cinéma, Guédiguian peut se permettre de faire des flash-backs avec les mêmes personnages à des âges différents. Oui, c’est le seul qui peut le faire. C’est assez rigolo parce que de nombreuses personnes ont cru qu’on avait fait des effets spéciaux absolument magnifiques.
Dans La Villa le film Ki Lo Sa ? revient constituer les flash-backs… Bien sûr il y a Ki Lo Sa ? mais il en existe dans d’autres films aussi. Celui de La Villa est tellement incroyable que même moi quand je l’ai vu ça m’a bouleversée.
Concernant Le fil d’Ariane, avez-vous vu La La Land ? (ndlr : Dans le Fil d’Ariane il s’agit d’une séquence de danse jouée par Ariane Ascaride sur une route au beau milieu d’un embouteillage, dans laquelle les gens sortent tous des voitures pour danser.) Bien sur j’ai vu La La Land et je suis bien d’accord avec vous, nous avons fait Le Fil d’Ariane avant ! (rires). Je l’ai vu au festival de Venise et au début je me suis dit « Ce n’est pas possible, le réalisateur a vu le film ! » (rires). Mais je ne crois pas, de temps en temps il y a des coïncidences comme ça.
Damien Chazelle est très cinéphile… Peut-être alors… Tant mieux, je trouve ça bien que les choses soient partagées, que ça inspire, nous ne sommes pas protectionnistes ! (rires).
Vous avez gagné la coupe Volpi de la meilleure actrice à la Mostra de Venise votre discours était très émouvant. A la fois très politique mais surtout très humain. Pensez-vous qu’il a eu des retentissements ? Je ne l’ai pas fait pour les autres mais pour moi. C’est très égoïste. Je n’ai jamais pensé qu’il aurait pu autant être entendu. Je l’ai fait car je suis quelqu’un de mémoire, et aussi un peu pour emmerder Mathéo Salvini qui me dérange beaucoup. Mes grands-parents ont pris un bateau pour aller à New York et en ont repris un ensuite pour venir à Marseille. Il aurait pu couler ce bateau. Ils auraient pu se noyer, je pourrais ne pas être là, ici avec vous. C’est ce que je voulais dire. Je dois à mes grands-parents de me retrouver là où je suis. Ce prix je leur dois dans une certaine mesure, puisqu’ils se sont battus, ils ont fui la misère. Pour moi c’est très difficile d’accepter que l’on refuse des gens. Le mélange des cultures est une richesse, il ne faut pas s’angoisser avec ça, à part que nous sommes dans un discours de protectionnisme tellement inimaginable et stupide, parce que ça ne peut pas tenir. Et ça, on ne le dit pas au gens. Un jour ils vont se retrouver face à une catastrophe et ils ne comprendront pas, parce qu’on ne leur aura rien dit. C’est vrai que l’Italie a été complètement lâchée par l’Europe. D’un coup les italiens, eux-mêmes immigrés, se sont retrouvés avec des tas d’immigrés qui arrivaient chez eux. Il y a quand même une très grande culture de l’immigration chez les italiens et comme on ne les a pas aidés, tout est ressorti. L’autre, l’étranger, celui qui n’a pas la même couleur de peau, celui qui ne mange pas la même chose, qui ne parle pas de la même manière et qui est un danger. Il y a des cons mais aussi des gens bien absolument partout dans les pays comme parmi les gens qui arrivent dans ces pays. Croit-on que c’est facile de quitter son pays, sa famille, de monter sur un pneumatique ? A un moment il faut arrêter de penser que ce ne sont que des voleurs parce qu’ils prennent un risque inimaginable. Voilà pourquoi je l’ai fait, parce que j’étais très touchée de recevoir ce prix dans le pays de mes grands-parents. C’était formidable. C’était leur rendre hommage ainsi qu’à tous ces gens au fond de la mer. Un seul ce serait déjà trop, mais il y en a 10 000.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Cinemamed, Bruxelles 2019