« Je grandis » Yolande Moreau joue dans Cléo d’Eva Cools

Oscillant dans le cinéma au gré de sa curiosité, Yolande Moreau est un personnage.  Comédienne de théâtre elle écrit son premier spectacle Sale affaire, du sexe et du crime en 1981. Sa filmographie audacieuse se diversifie du réalisateur le plus allumé au plus intello. De Benoît Delépine et Gustave Kervern à Stéphane Brizé en passant par Jean-Pierre Jeunet, Noémie Lvovsky, Albert Dupontel, Valeria Bruni Tedeschi… Martin Provost lui offrira le magnifique rôle de Séraphine pour lequel elle remportera le César 2009 de la meilleure actrice. Entre ses collaborations sur le grand écran et sur les planches la belle prend régulièrement la plume. Son premier long métrage Quand la mer monte, coréalisé avec Gilles Porte lui vaudra le César du Meilleur Premier film ainsi que le très précieux Prix Louis Delluc. En 2013 elle réalise Henri, puis en 2016 s’embarque dans la réalisation d’un documentaire Nulle part, en France, sur les réfugiés dans le Nord de la France. On l’a vue récemment en Nadine, mère de famille excédée qui disjoncte dans l’hilarant Rebelles d’Allan Mauduit. Elle interprète aujourd’hui une grand-mère beaucoup moins rock’n roll dans Cléo, très beau premier film d’Eva Cools, qui s’occupe de ses petits-enfants suite à l’accident de leurs parents. Entretien avec cette normande d’adoption d’une humilité à toute épreuve.

Pourquoi avez-vous choisi de jouer dans le film Cléo d’Eva Cools ? J’ai trouvé le scénario très intéressant avec un sujet rarement abordé, celui du deuil. L’écriture était sensible et j’avais le temps à ce moment-là. Il s’agit d’un petit rôle et peut-être la résonance qui me plaisait bien était l’irruption du cinéma flamand. Le fait de pouvoir parler un peu en néerlandais me plaisait, on a parfois des plaisirs idiots ! (rires).

Bobonne est un personnage aimant mais elle n’est pas dans le jugement… J’aime bien qu’elle-même par rapport au deuil soit là pour les enfants. Je trouvais intéressant à jouer le fait qu’elle n’ait pas l’habitude d’élever des enfants. Elle n’a plus l’énergie pour ça. Elle veut être bienveillante mais ne sait pas toujours comment s’y prendre. J’aimais bien tous ces petits détails à intégrer dans ma tête avant de jouer. Mais bon, j’ai un personnage quand même très secondaire dans cette histoire.

Elle est quand même heureusement bien présente cette grand-mère… Je me projette aussi en lisant le scénario parce que j’ai une grand-mère flamande et le fait qu’elle s’appelle Bobonne provoque des réminiscences de souvenirs. Pour chaque rôle on se projette, c’est un peu une partie de soi. Au départ le personnage ce n’est pas vous, et le travail consiste à le ramener à vous. Votre corps est là et vous le ramenez à votre manière d’agir, de répondre à l’autre.

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On ressent un souci de vérité dans les personnages que vous interprétez. Existe-t-il un point commun à ces êtres, un côté terrien peut-être ? Aériens aussi. J’espère émettre une vérité. Après les rôles changent…Dans le dernier film de Martin Provost je suis une vieille rêveuse qui s’évade en écoutant Adamo, un personnage assez fantasque. Avec Valéria Bruni c’était un personnage assez ancré.

Avec la troupe des Deschiens… Assez rêveurs. Complètement aérés, proche de la folie quand même, Séraphine aussi. J’ai besoin à chaque fois de rêver. On a un physique, un corps qui nous suit qui raconte déjà une histoire, les gens y voient quelque-chose. Terriens je suis d’accord.

Etre réalisatrice modifie-t-il votre fonction d’actrice ? Je ne mets pas en position de réalisatrice qui vient jouer. J’interprète Bobonne et mon interrogation se situe ailleurs. Il fallait parfois beaucoup répéter, ce n’est pas ce que j’affectionne. J’aime bien les choses instinctives. Mais je comprends qu’Eva Cools puisse en avoir envie. Il n’existe pas une manière d’être comédien ni de réaliser. La direction d’acteur quand on est réalisateur est très difficile, un comédien ne veut pas la même chose que l’autre. Je reparlais de ça il y a peu avec Martin Provost. C’est comme une danse avec le réalisateur. Il y a un regard, c’est comme une danse d’amoureux. Et parfois je suis frustrée parce que je ne trouve pas cette danse mais je grandis aussi. Je me dis « Pourquoi cherches-tu ça à tout prix ? C’est un métier, essaie de trouver ton bonheur autrement », parce que vous êtes très malheureuse si tout à coup vous ne dansez pas bien avec l’autre. Vous commencez à vous poser des questions sur sa manière de faire. Et c’est quand même un métier d’adaptation aussi. Pas seulement avec le réalisateur mais avec les autres comédiens, avec l’équipe qui vous regarde, comment on fait les choses. Pour moi c’est très intéressant tout ça. Mais ce sont des choses que l’on aborde peu dans les promos…

De quelle manière avez-vous rencontré les enfants et notamment Anna Franziska Jäger qui interprète Cléo ? On s’est rencontrés pour des lectures. La rencontre est plus essentielle que les lectures. Voir l’autre c’est lui attribuer une tête, un corps. Après, beaucoup de choses se passent sur le moment même, avec l’humeur du jour, le froid que l’on peut ressentir parce qu’il fait un froid de canard. Avec des regards que l’on sent sur soi, de nombreuses choses qui se passent sur le moment. Et ça va très vite au cinéma. L’équipe se prépare, met du temps, puis ce sont les essais lumière et tout à coup moteur, ça tourne il faut y aller pour une scène en raccord avec une autre. Des raccords auxquels tient aussi le ou la metteur en scène.

De nombreuses répétitions peuvent fatiguer l’acteur … J’en suis persuadée. Le jeu devient très vite mécanique. C’est mon avis, mais tout le monde ne veut pas ça. Valeria Bruni et Noémie Lvovsky adorent répéter. Je sais que les frères Dardenne également. Il n’existe pas de loi. Il y a peut-être répétition et répétition. Et cela dépend de la manière dont on amène les choses. Mais le côté positif ce sont les rencontres.

Les rencontres pourraient avoir lieu autrement que lors des répétitions, dans un café par exemple… Pour mon film, Quand la mer monte j’avais plusieurs choix d’acteurs possibles pour jouer le rôle de Wim Willaert. Je disais au comédien, « Indique-moi un endroit où tu veux que l’on se rencontre ». Je suis allée chez l’un qui m’a directement montré son book, ça m’a tout de suite ennuyée. J’ai rencontré Wim Willaert au café. Je lui ai demandé comment j’allais le reconnaitre. Il m’a dit, « J’ai un nœud dans les cheveux ». J’ai poussé la porte du café, il a fait des mouvements circulaires près de ses cheveux (elle l’imite). Je me suis dit : « C’est lui. ». Vous voyez à quoi ça tient, à rien ! Ca m’a plu dans l’approche, je ne peux pas l’expliquer. Il aurait pu se révéler être un mauvais acteur mais il était très bien ! (rires). On peut se planter.

Il existe une fidélité avec certains réalisateurs avec qui vous tournez régulièrement comme Martin Provost…  On peut se connaitre, bien s’aimer et tourner de nouveau avec certaines personnes. C’est arrivé avec Delépine et Kerven, avec Martin Provost, je vais tourner à nouveau avec Dominique Cabrera l’année prochaine et avec Chad Chenouga. Ce sont des gens qui ont compté pour moi et avec qui je peux dire que ça s’est bien passé. On s’adapte toujours, je suis aussi quelqu’un d’inquiet mais j’aime tourner de nouveau avec un réalisateur. L’avantage de ce métier est que chaque film est une parenthèse et il existe une richesse dans la différence des choses, dans l’histoire, dans la manière dont les événements se déroulent. C’est un vrai luxe de vie. Pour le moment je m’amuse comme une petite dingue avec mon spectacle sur Prévert. Je me rappelle aussi avoir fait un opéra avec Jérôme Deschamps. Parfois je me plaçais dans les coulisses rien que pour entendre les chanteurs d’opéra, les chœurs. J’en avais les poils qui se dressaient, je me disais : « Toute cette musique des chœurs que je reçois, c’est un vrai luxe ». Et j’ai de la chance d’avoir accès à cette richesse en faisant toutes ces choses différentes avec mon métier.

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Comment choisissez-vous les projets dans lesquels vous vous investissez ? Il me faut des coups de cœur pour le scénario et pour ce que j’ai à jouer. En vieillissant je choisis vraiment les projets que j’ai envie de faire… Je dis que je choisis mais je bosse comme une enragée en fait ! Je viens de tourner dans le film de Martin Provost avec Juliette Binoche et Noémie Lvovsky et puis dans celui de Rabaté. En fait je suis une retraitée assez active ! (rires).

Ce sont des choix de cœur… En ce moment je joue un spectacle avec des musiciens sur Prévert*. Ce spectacle est dû au hasard. J’ai fait une lecture de textes de Prévert avec des musiciens pour une expo. Ca m’a tout à coup donné envie de continuer avec eux, d’utiliser de la musique, je chante aussi. C’est un très beau spectacle, mais je m’amuse ! En vieillissant Je me fais vraiment plaisir. La salle pourrait être remplie, le spectacle est vraiment demandé. Et bien non, on joue une semaine par mois. Je garde le plaisir, cela me laisse du temps pour faire d’autres choses et pour le moment j’écris un autre projet de film.

Où en est le scénario ? J’écris avec une vraie pointure, Pierre Trividic. J’aime être avec lui, il est très méthodique, c’est un scénariste. Il m’impressionne aussi beaucoup, il est très cultivé, je n’ai pas la même approche. Je lui dis qu’il m’impressionne et il me répond que je l’impressionne aussi.

Vous avez écrit seule vos précédents films. Etait-ce une nécessité de partager l’écriture à deux cette fois-ci ? Oui, je trouvais ça très dur de travailler seule. J’étais sur un thème sur lequel je buttais et je me disais que ça allait me stimuler d’écrire avec quelqu’un. Mais évidemment il faut choisir la bonne personne, c’est compliqué. J’ai rencontré plusieurs scénaristes et c’est lui qui m’a plu.

A vous entendre vous atteignez une sorte de maturité dans votre carrière. Que souhaitez-vous aujourd’hui ? Je continue à jouer, c’est ce dont j’ai envie. J’aimerais parvenir à la réalisation de ce film. Au début, la première fois que je me suis lancée dans la réalisation c’était totalement inconscient. A l’époque je recevais beaucoup de scénarii et je me disais, au vu la qualité de ce que je recevais que je pouvais très bien me mettre à l’écriture. De fait je me suis lancée avec une inconscience totale. Et j’ai réalisé Henri, mon second long métrage, puis un documentaire sur Calais. Une fois qu’on met le nez dedans on voit l’étendue des choses que l’on ne connait pas et ça devient beaucoup plus inquiétant. J’y vais avec beaucoup plus de conscience de la difficulté. Henri c’était en 2013, je me suis un peu arrêtée lors de l’écriture. Je me demandais si j’étais vraiment faite pour ça, je me posais la question de ma légitimité. Je pensais aussi que je pouvais jouer dans le film des autres, c’est plus reposant.

Quand la Mer Monte a eu quand même une certaine reconnaissance… Mais Henri beaucoup moins, pourtant c’est un beau film, je l’aime bien. Je me suis toujours posé la question de la légitimité. Moins en vieillissant, je me dis que je fais des choses parce qu’elles m’amusent, pas avec une obligation.

*« Prévert, avec Yolande Moreau et le chanteur Christian Olivier » Au Wolubilis à Bruxelles en avril 2020 Plus d’infos

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles octobre 2019