En juillet dernier on découvrait Casablanca Beats (Haut et fort) de Nabil Ayouch (Muched loved, Razzia) en Compétition au Festival de Cannes. On était happés par la puissance d’un récit décuplée par l’énergie d’une jeunesse marocaine étouffée qui y exprimait sa liberté à travers le Hip Hop et la danse. Le long métrage nous transfusait une furieuse envie d’écouter et de comprendre cette jeunesse. Très actif sur la scène des réseaux de la production cinématographique au Maroc, Nabil Ayouch a également produit le long métrage Adam de Maryam Touzani (co-scénariste de Casablanca Beats) sélectionné à Un Certain Regard à Cannes en 2019. Le cinéaste franco-marocain devait accompagner son dernier long métrage début décembre au Cinemamed à Bruxelles. Suite à la recrudescence de la crise sanitaire, les frontières du Maroc se sont subitement refermées et c’est par zoom de son bureau que Nabil Ayouch prend le temps de l’entretien nous illustrant sa démarche si particulière. La sortie en salle est prévue chez nous le 5 janvier. Un long métrage dont le propos résonne déjà bien au-delà du Maroc.
Stéphanie Lannoy : Quelles sont les origines du projet ?
Nabil Ayouch : Il y a sept ans j’ai monté un centre culturel dans la périphérie de Casablanca à Sidi Moumen, là où j’avais tourné Les chevaux de dieu. Ce quartier est devenu tristement célèbre car de jeunes kamikazes qui ont commis des attentats suicide à Casablanca en 2003 en sont issus. Il a été marqué au fer rouge par cette réputation d’usine à Kamikazes. En tournant ce film là-bas j’y ai vu de la beauté, du talent et j’ai eu envie de montrer un aspect différent de cette jeunesse. J’y ai donc implanté un centre culturel dans lequel se passent de très belles choses chaque jour. Des milliers de jeunes filles et de garçons viennent y apprendre à raconter le monde à travers les arts et la culture. J’ai découvert cette classe de Hip Hop qui m’a passionné, ce prof et aussi cette transmission. Je me suis rendu compte petit à petit combien le hip hop était important dans leur vie. A quel point surtout ils arrivaient à raconter des choses sur eux-mêmes, sur la société, la famille, sur tous ces sujets qui les hantent à travers le formidable instrument qu’est le hip hop. C’est comme cela que petit à petit l’idée de ce film a germé en moi.
Vous vous êtes d’abord investi en tant qu’homme avec la création de ce centre. A partir de quel moment vous êtes-vous senti investi en tant que cinéaste pour raconter cette génération? L’observation des cours, des restitutions sur scène, des concerts, des talents, a duré à peu près un an. A un moment donné j’ai eu envie d’en savoir plus sur l’humain. J’ai commencé à leur demander d’où venaient ces histoires, ces textes aussi puissants. Ils ont alors commencé à m’ouvrir les portes de leur intimité, à me raconter d’où ils venaient. Leurs failles, leurs conditions de vie, ce qui finalement les motivait pour écrire. J’ai trouvé ça poignant, ça m’a bouleversé. Je me suis dit que ce serait là mon prochain film parce que j’y ai reconnu beaucoup des traumas que j’ai pu observer ou vivre dans ma jeunesse en banlieue parisienne. Je me suis senti très proche d’eux pour tout dire.
Vous montrez le film d’une génération marocaine étouffée entre les traditions, la famille, la religion, la pauvreté. Qu’est-ce que le Hip Hop a permis à ces jeunes ? Le Hip Hop a été pour eux une bouée de sauvetage. Avant lui ils n’avaient aucun moyen de se raconter. De dire ce sentiment d’étouffement, cette envie très forte de liberté. Dans les arts traditionnels populaires qui existaient il n’y avait pas de place pour ça. Ce qui est intéressant c’est de voir comment le hip hop qui a permis à une jeunesse marginalisée des ghettos des Etats Unis puis ensuite d’Europe est maintenant descendu dans le monde arabe et la manière dont il permet à cette jeunesse de s’en emparer, de raconter ses propres histoires en toute liberté et surtout avec peu de moyens. Ils s’enregistrent sur leur téléphone portable, se filment eux-mêmes. Il y a quelque chose de très souple, de très agile dans le Hip Hop qu’ils vont chercher et en même temps de très impactant et vrai.
Est-ce un film politique? C’est un film social, politique et musical. Si j’avais eu envie de faire uniquement un film à portée sociale ou politique – ce qu’il est je le revendique complètement – je n’aurais pas laissé autant de place à la musique, aux chorégraphies, à la danse et à l’expression des corps. Il m’était essentiel dans ce film de voir les corps prendre le pouvoir dans la rue, dans l’espace public, de voir aussi des moments d’arrêt sur image où l’on sort peut-être de sujets assez vastes qui concernent la société en général ou la politique, pour entrer dans l’intime et dans quelque chose de plus profond à l’intérieur d’eux. On le voit avec chacune et chacun d’entre eux dans le film.
Le processus que vous avez suivi est celui d’une démarche documentaire. La démarche l’est, c’est une démarche très documentée en tous cas, sur la base du réel. Après je revendique le film complètement comme une fiction parce que même s’il s’appuie très fortement sur une réalité existante, l’histoire racontée est inventée. Certains personnages sont assez proches de ce qu’ils sont dans la vraie vie et d’autres pas du tout. Un processus narratif est en cours mais avec une volonté très forte de ma part sur chaque scène de gommer véritablement les frontières. Le spectateur doit se sentir en immersion totale dans le film avec les personnages.
Anas, prof de Hip Hop est le personnage central du récit. On a l’impression qu’il vit en marge de la société. Il enseigne mais en même temps il est toujours sur les toits, ou dans sa voiture. Quelle est sa place et comment définissez-vous ce personnage ? Un peu comme un cowboy solitaire. Je l’ai vu comme un héros fordien qui dès le début du film arrive de nulle part avec un passé un peu mystérieux. J’avais envie que l’on ne sache pas trop d’où il venait, qu’elle était sa back story comme on dit et qui allait arriver avec une certaine rudesse avec un caractère fort, pas pour se faire aimer mais pour se faire comprendre. Ce personnage est forcément un peu en marge. Ce qui m’a intéressé aussi était de percer sa carapace petit à petit et de créer du lien entre lui et ces jeunes jusqu’à en arriver à changer leur vie.
Comment avez-vous choisi l’acteur principal Anas Basbousi qui interprète ce rôle ? Anas Basbousi était lui-même dans ce centre culturel. C’était un ancien rappeur et il est venu nous trouver un jour en disant : « J’ai envie d’arrêter le rap, mais je souhaiterais continuer à transmettre aux jeunes les valeurs du hip hop ». Je lui ai donné carte blanche. Je ne savais même pas que le Hip Hop pouvait s’enseigner dans une classe. Il m’a répondu qu’il existait une histoire propre à cette discipline et qu’il fallait que les jeunes le comprennent s’ils voulaient que leur texte ait du sens. J’ai trouvé ça passionnant. C’est comme ça que j’ai été observer sa classe et que j’ai trouvé ce jeune homme captivant dans la manière dont il transmettait sa passion. C’est donc lui que j’ai pris pour jouer le rôle principal dans le film.
C’est un acteur non professionnel. Avez-vous travaillé uniquement avec des non-professionnels ? C’était une première fois pour tous. J’adore diriger des comédiens non professionnels. C’est une chose que je fais assez souvent dans mes films, j’y trouve beaucoup de plaisir.

La mise en scène est très complexe avec des danses, des chorégraphies. Il s’agit d’un film choral avec énormément de personnages. Comment avez-vous procédé pour créer ces personnages, y a-t-il une part d’improvisation ? Des espaces sont parfois laissés aux acteurs, comme lors des discussions dans des scènes de classe, ou je donne le thème, j’architecture la scène, je discute beaucoup avec le prof pour orienter les débats mais ensuite j’ai envie que leurs propres mots habitent le film. Il y a parfois une part d’improvisation dans le film et puis il y a des scènes plus écrites, où là vraiment on est dans quelque chose que je leur demande de dire mais à leur manière.
Aviez-vous envie de faire le film pour ces jeunes-là, ou pour toute cette société ? J’avais envie de le faire pour que ces jeunes soit entendus. Pas seulement par des jeunes mais par plusieurs générations car je pense que ce qu’ils ont à dire est fondamental. Cela mérite d’être entendu bien au-delà des frontières du Maroc. Quand on voit les problématiques de la jeunesse en Europe, il y a des similitudes très fortes avec ce qui est raconté dans le film et si les gens plus âgés veulent comprendre cette jeunesse ils doivent entendre ce qu’elle a à dire.
Comment s’est passée la sortie en salle au Maroc début novembre ? Voir un public qui n’a pas l’habitude de fréquenter des salles de cinéma venir des quartiers périphériques se reconnaitre dans le film était très émouvant. Le sentiment d’appropriation qu’il y a eu à la sortie du film était très beau.
Les printemps arabes ont-ils eu un lien par rapport à la réalisation de ce genre de film ? Je ne pense pas. Je ne me suis jamais mis de barrière ou d’auto-censure dans ma carrière. Quand j’ai voulu réaliser un film je l’ai fait indépendamment de l’actualité ou de la géopolitique régionale ou mondiale. La liberté se conquiert, ce n’est pas quelque chose qu’on nous donne. Je ne conçois pas mon métier autrement qu’en faisant des films avec le plus de sincérité possible. En essayant d’aller à chaque fois chercher des espaces nouveaux d’expression vers lesquels j’ai envie d’aller parce qu’ils me hantent et me bouleversent pour de vraies raisons.
Je pensais au printemps arabes par rapport à la colère que l’on sent chez tous ces jeunes. On sent que la carapace pourrait se briser s’ils explosaient de l’intérieur. Cette génération est-elle prête à recevoir ces outils-là, comme le film que vous leur proposez pour s’exprimer ? Certainement, ils attendaient ça aussi, bien sûr. Au moment des printemps arabes le rap a joué un rôle important. En 2011, en Tunisie les rappeurs étaient au devant des manifs. En Algérie même récemment lors des mouvements de contestations algériens, ils scandaient des chansons de rappeurs algériens connus. Le rap a déjà pénétré politiquement nos sociétés comme ce fut le cas aux USA et en Europe au moment où j’ai grandi dans les années 90. Cette tectonique des plaques est intéressante comme le fait de constater que le rap permet également cette voie d’expression sociale et politique.
Face à ces kamikazes partis d’un même lieu ici Sidi Moumen comparable à Molenbeek en Belgique, on a l’impression que peu de gens ont les armes pour expliquer et transmettre la culture à ces jeunes. Ces jeunes ne sont pas suffisamment écoutés. Quand on les écoute ou lorsque l’on veut faire un film sur eux c’est souvent sous un angle négatif, sur des problématiques qu’ils vivent et donc des dérives qui peuvent en surgir. Cette jeunesse a un grand besoin d’être entendue, d’être comprise, surtout dans les banlieues des grandes villes européennes que ce soit en Belgique, en France ou ailleurs. Il y a un besoin de lien social et identitaire. Il faut aussi à un moment raccorder ces jeunes à un sentiment de citoyenneté, qu’ils ne se sentent pas abandonnés. Et pour ça les arts et la culture constituent un vecteur extraordinaire et le cinéma a évidemment son rôle à jouer.
Il y a aussi une dimension pédagogique … Complètement. On parle de connaissance de l’autre et de comprendre un phénomène qui nous échappe parce qu’on le lit uniquement à travers le prisme des médias. A partir du moment où l’on accepte de rentrer en apnée dans un monde qui nous est étranger, il y a un caractère pas forcément pédagogique mais en tous cas d’apprentissage de l’autre. Et l’ apprentissage de l’autre est important aujourd’hui.
Dans votre film on sent une forte dimension populaire, c’est un film qui peut être vu par beaucoup de gens. Transmettre au plus grand nombre en utilisant un genre de film qui permet de toucher les gens au coeur. Est-ce bien là votre démarche ? Complètement, ce qui est raconté dans ce film, ce que cette jeunesse exprime peut permettre une prise de conscience, d’éveil de la part de gens qui vivent dans des conditions peut-être un peu plus confortables, dans des quartiers où ils sont quelque part coupés de ce type de problématique. Le film pourrait leur permettre de découvrir cette jeunesse autrement et notamment cette jeunesse arabe ou cette jeunesse issue de l’immigration si on parle des capitales Européennes. Ca peut faire beaucoup de bien peut-être à un public beaucoup plus âgé, qui ne met jamais les pieds dans ces quartiers-là, d’y aller à travers ce film.
Il y a une scène assez belle, une sorte de fight de danse dans laquelle les jeunes dansent contre les traditionnalistes. Comment cette scène est-elle reçue par le public ? Comme un moment un peu jubilatoire (rires). C’est une scène qu’ils n’ont jamais vu au cinéma, ce sont des antagonismes très forts, cela surprend d’abord les gens et ensuite ils se laissent embarquer dans la scène. Il y a un côté jubilatoire dans le fait de voir des jeunes revendiquer leur liberté, leur envie de s’exprimer à travers leur art face à des radicalistes qui veulent les en empêcher et de gagner du terrain. C’est comme ça aussi qu’ils prendront leur place dans l’espace public et notamment les filles.
Cette scène est inattendue par sa forme, celle de la comédie musicale. On ne saurait pas réaliser cette scène-là autrement. C’est pour ça que c’est avant tout un film musical. C’est cette forme que j’avais envie d’aller chercher au cinéma et ce plaisir-là. J’aime la comédie musicale et ce que l’on peut exprimer à travers les numéros chorégraphiés.
Dans votre film existent ces personnages de rappeuses. Ces jeunes filles qui se retrouvent à raconter leur être, leur vie. Ce sont des personnages assez nouveaux, déjà dans le rap et ici elles racontent toute leur souffrance en tant que jeunes filles dans cette société. Oui elles racontent surtout tous les obstacles auxquels elles se heurtent au niveau de la société, au niveau de la famille. Il y a beaucoup plus de difficultés aujourd’hui pour une fille de se faire une place dans le rap mais aussi de fréquenter ce type de lieu comme le centre culturel que pour un garçon. On a vu de nombreuses jeunes filles abandonner suite aux pressions familiales. C’est une peine à chaque fois que cela se produit. On le voit d’ailleurs à un moment dans le film, c’est aussi basé sur du réel. J’avais aussi envie de montrer et de dire que pour une jeune fille c’était beaucoup plus compliqué d’avoir accès à ça. C’est pour cela que dans les centres nous avons mis l’accent sur cette problématique. On a voulu mettre en place un système qui permette aux filles de venir, de se sentir en sécurité. Au début y avait 10% de filles et 90% de garçons. Aujourd’hui on est à 50% des deux côtés. Il y a même parfois plus de filles que de garçons. C’est une belle victoire et c’est beaucoup de travail. On en est fiers.
Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles 2021.
Photo de couverture: Portrait de Nabil Ayouch, © Zurich Film festival